Quelles clés de lecture la science-fiction nous apporte-t-elle pour faire face à la crise actuelle?
Rendez-vous avec nos invités : François Angelier, journaliste radio, Alexis Brocas, romancier et critique au Nouveau Magazine Littéraire, et Pierre Bordage, auteur de science-fiction.A l'occasion du numéro spécial science-fiction de notre partenaire Le Nouveau Magazine Littéraire, nous recevons aujourd'hui un journaliste radio, un critique littéraire et un auteur de science-fiction pour parler de ce genre en plein essor. François Angelier, qui se définit comme un "agitateur de spectres sonores et montreur d'ombres radiophoniques depuis 1988", est journaliste et producteur radio. Vous le connaissez sans doute pour la sulfureuse émission "Mauvais genres" sur France Culture, qui chronique chaque samedi soir l'actualité de "tous les genres les plus douteux" entre polar, fantastique, science-fiction, western italien, romans érotiques et bandes-dessinées. Alexis Brocas est quant à lui critique littéraire au Nouveau Magazine Littéraire et au Figaro, ainsi que romancier, "se parant d’excroissances bizarres et incandescentes afin de ressembler à Smaug, le dragon du Bilbo de son enfance" (dixit sa description Babelio). Pierre Bordage, enfin, est considéré comme le maître français de la SF. Il a publié le 28 mai dernier Rive-Gauche, premier tome de sa trilogie Paris Métro 2033 (Éditions L'Atalante).
Ce que je préconise en période de confinement, c’est le space-opera, parce que c’est le dernier refuge du merveilleux dans la SF. (…) Ça nous fait découvrir de nouveaux mondes, de nouveaux espaces : ça ouvre l’espace.
(Pierre Bordage)
Ce sont donc trois invités très complémentaires qui se posent aujourd'hui, avec nous, la question qui nous taraude tous en ces temps de crise sanitaire : vivons-nous "pour de vrai" un scénario de science-fiction ? Glissons-nous vers un monde post-apocalyptique similaire, au hasard, à celui du film Contagion de Steven Soderbergh (2011), en tête des visionnages en streaming pendant le confinement ? Et pour cause : le film suit l'évolution ultra rapide d'un virus qui décime la planète et ne cesse de muter, provoquant une véritable bataille internationale pour mettre au point un vaccin. Ça vous rappelle quelque chose ?
Je pense que la SF a ce grand mérite, qu’on lui reproche parfois, de fournir une issue au monde, à la situation dans laquelle on se trouve.
(Alexis Brocas)
Interrogeons plutôt le statut de la science-fiction aujourd'hui : peut-elle nous éclairer sur les futurs possibles, voire même fournir des pistes de réflexion à la science ? Nos trois invités s'accordent à dire que la SF nourrit la science autant que l'inverse, dans un échange permanent entre auteurs et scientifiques. Alexis Brocas nous rappelle ainsi que beaucoup de chercheurs, limités par leurs obligations de résultats, s'intéressent de près au travail des auteurs de SF, qui ne sont eux soumis à aucune limite (si ce n'est celle de l'imagination !), et peuvent ainsi projeter la réalisation de certaines avancées technologiques et leurs effets sur les sociétés. Selon eux, les dernières décennies ont ainsi amené un changement de statut de l'auteur de SF : autrefois peu considérés, ils sont aujourd'hui massivement démarchés par des grands médias pour livrer leur vision du monde de demain (voir par exemple Alain Damasio dans Le Monde ou Pierre Bordage dans Le Point) ou même approchés par des institutions pour des travaux de recherche et d'innovation. C'est le cas par exemple du Ministère des Armées, qui a l'année dernière lancé un recrutement d'auteurs de science-fiction et de futurologues pour imaginer des "scénarios de disruption" et "préparer les technologies et innovations qui seront nécessaires à nos futurs systèmes d’armement"... Vaste programme.
J’ai le sentiment que nous sommes très souvent dépassés par nos propres inventions, qu’en quelque sorte nos mains vont plus vite que nos cerveaux, nous fabriquons des choses et nous prenons après la mesure de la façon dont ces inventions vont nous modifier et modifier la société. (…) Or la SF permet d’anticiper sur les usages, d’envisager, en poussant très loin les curseurs du présent, les usages ultérieurs qu’on pourrait avoir de la technologie.
(Alexis Brocas)
Nos trois invités nous mettent néanmoins en garde : l'auteur de SF n'est pas un devin, et peut se tromper sur les évolutions technologiques de nos sociétés comme sur ses conséquences. Son rôle n'est donc pas de prédire l'avenir, mais de sonder le présent pour en révéler les tendances en germe et questionner leur évolution.
Je ne pense pas que la SF puisse prédire un quelconque avenir parce que les avenirs ne sont par définition pas écrits et peuvent prendre des tournures complètement inattendues, mais c’est une littérature qui interroge le présent et les courants en germe dans le présent. C’est un effet fourmilière : on met une loupe sur la fourmilière, on voit les mouvements d’ensemble et on se dit que selon telle direction c’est l’abîme, et telle autre, on peut peut-être l’éviter... (…) Le saut dans l’espace et le futur permet d’avoir une vision plus pertinente du présent.
(Pierre Bordage)
Alors faut-il lire de la SF en pleine crise afin de mieux imaginer l'après, pour le meilleur ou pour le pire ? Une question de choix personnel pour nos trois invités, qui ne résistent cependant pas à la tentation de nous livrer leurs sélection de livres ou films SF spéciale Covid... François Angelier retrouve dans le terrifiant Répulsion de Roman Polanski l'aspect psychologique de l'enfermement, est parcouru d'un "frissons sacré" en relisant Lovecraft et se replonge avec délices dans l'oeuvre de J. G. Ballard, Vermillions Sands ou Crash. Pour Alexis Brocas, ce sera un retour aux piliers historiques de la SF avec Ray Bradbury "pour le style" et Frank Herbert "pour l’extrême sophistication de l’univers de Dune". Pierre Bordage le suit sur le choix des Chroniques martiennes (Bradbury) et de Dune (sa "première lecture d’un livre univers"), avant d'ajouter à la liste Orson Scott Card, auteur d'un space-opéra intitulé Les maîtres chanteurs, ponctué d'"un peu d’Asimov et un peu de Heinlein"… Le confinement est peut-être fini, mais les librairies ont rouvert : à vos lectures !
Certaines personnes peuvent se désangoisser en lisant des fictions postapocalyptiques parce que ce sont justement des fictions et qu’après tout elles ne peignent que des cauchemars. (…) C’est une affaire individuelle, et c’est à chacun de mettre en place sa thérapie par l’imaginaire et la littérature.
(François Angelier)
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