La littérature symboliste
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Le terme «Symbolisme» revêt couramment deux acceptions dans l'histoire de la littérature: d'une part, enseigne adoptée par des poètes de langue française en 1886, il désigne formes et formules de l'invention littéraire pendant une dizaine d'années. Ses valeurs esthétiques, comme le montre Michel Décaudin dans La Crise des valeurs symbolistes, sont mises en cause en France dès le début de la décennie suivante par quelques-uns de leurs initiateurs mêmes. Sans doute l'étonnant laboratoire d'innovations qu'a été le symbolisme a fait sentir ses effets jusque dans notre siècle chez Barrès, Gide, Claudel, Valéry, dont les oeuvres seraient peu compréhensibles sans, notamment, Mallarmé. Par analogie, les historiens acceptent d'étendre le mot à des mouvements généralement postérieurs qui se produisent en Europe et portent parfois d'autres noms, mais dont la parenté avec le symbolisme de France et de Belgique est affirmée. Ils laissent entendre ainsi que le mouvement gagne progressivement toute la littérature occidentale. Ce n'est qu'approximativement vrai, d'abord parce que, dès l'origine, le symbolisme français se réfère très explicitement à des littératures étrangères; ensuite parce que Russes, Allemands, Anglais ou Hispano-Américains, en des moments et des pays divers, font entrer dans leur «symbolisme» bien autre chose encore que l'influence de Paris.
De là une seconde acception du mot symbolisme: au lieu de désigner un phénomène français bien daté, qui «gagne» de pays en pays, le terme peut recouvrir un projet et une situation littéraires que des écrivains de langues différentes ressentaient comme communs. Or qu'est-ce que le symbolisme? On compose des anthologies de définitions suggestives et diverses: «Le symbolisme c'est»... la poésie reprenant à la musique son bien (Mallarmé, Valéry)... l'expression de l'individualisme dans l'art (Remy de Gourmont). Qu'y a-t-il de commun entre Jules Laforgue, Maeterlinck, Alexandre Blok, Stefan George, Rubén Darío? Peut-être l'idée que rien n'existe, dans l'espace et dans le temps, que par la destination d'être transposé en art, que l'art est l'effort de l'homme pour sentir le rythme de sa vie, et que l'artiste, le plus primitif et le plus extrêmement civilisé des hommes, le plus singulier et le plus collectif des êtres, est chargé d'accomplir l'origine. À ce degré de généralité, le symbolisme peut intégrer aussi bien le roi Salomon qu'Homère ou Eschyle. Comme le classicisme ou le romantisme. Le baroque ou le réalisme. En admettant qu'on lui reconnaisse cette force d'intégration, il faut comprendre d'où elle lui est venue, et d'abord étudier la constitution du système littéraire symboliste dans les années 1880.
1. Constitution d'un système littéraire
Un système littéraire est constitué par le sentiment que s'articulent entre elles, de manière cohérente et convaincante, quatre représentations: une image de ce qu'est un auteur, une image du public, une image de l'oeuvre et enfin la représentation de ce qui les qualifie toutes trois, et les garantit comme exprimant la condition faite à la littérature en une époque donnée. Écrivains et lecteurs peuvent adhérer ou croire se soustraire à ce système, il s'impose pourtant aux acteurs de l'innovation littéraire, jusqu'aux éditeurs, aux clients des librairies, et il se confond rarement avec les idées d'un homme ou d'une école: l'école romane, déclarée par l'auteur du Manifeste symboliste de 1886, Jean Moréas, ne suffit pas à instaurer un système nouveau, et, si ce qu'on nomme symbolisme a pu régir l'invention littéraire pendant quelques années, c'est moins comme un corps de doctrines, d'ailleurs diverses et parfois contradictoires, que comme un ensemble de représentations dominantes.
Représentation de l'écrivain
C'est à travers la période «décadente», au début des années 1880, avant qu'il soit question de symbolisme, que se précisent quelques traits de la représentation de l'écrivain dans le symbolisme futur. On les trouve par exemple dans Les Poètes maudits de Verlaine (1884) ou dans le regard que la même année, dans À rebours, Des Esseintes, le personnage de Huysmans, porte sur eux; ou encore dans le premier numéro des Taches d'encre (nov. 1884). Ce sont d'abord des noms: Corbière, Rimbaud et Mallarmé, auxquels Verlaine ajoutera, dans une édition ultérieure de son livre, Villiers de L'Isle-Adam et lui-même. Puis une situation: le titre de Verlaine, les réflexions de Des Esseintes sur Baudelaire, Gustave Moreau, Villiers, Barbey d'Aurevilly, Verlaine, Mallarmé marquent bien que l'artiste véritable travaille à contre-courant de son siècle. Cela traduit une réalité: Charles Cros, Verlaine et Mallarmé sont exclus en 1876 du Parnasse contemporain. L'innovation littéraire, depuis le milieu des années 1870, semble monopolisée par le roman naturaliste. La poésie, d'ailleurs intégrée depuis le second Empire dans un système littéraire commun au Parnasse et au réalisme, est rarement, depuis une décennie, l'enjeu public de l'évolution littéraire reconnue et discutée.
Le livre de Huysmans eut du succès, surtout à l'intérieur du «champ de foire littéraire» (Huysmans), auprès de ceux qui lisaient Les Poètes maudits. Mais l'effet de ces deux textes fut moins de «révéler» des inconnus (la découverte de Rimbaud ne prend son plein effet que deux ou trois ans plus tard) que de préciser la figure du poète méconnu. Celle-ci s'oppose à la représentation de l'écrivain novateur que venaient de mettre en avant Zola et le groupe de Médan: celle du romancier qui participe passionnément à la vie moderne, supérieurement apte à en exprimer toutes les manifestations, dans une oeuvre d'où sa personnalité s'est retirée, comme il convient à une fonction qui s'apparente à celle d'un savant. Et pourtant Huysmans passait pour «le disciple le plus artiste de M.Zola». Ainsi s'articulent, logiquement et historiquement, le système naturaliste et sa demi-contestation décadente: la structure du récit naturaliste oppose un milieu et un individu qui le trouble. Le roman se termine avec un retour à l'équilibre, l'intrus éliminé (Le Ventre de Paris), l'individu écrasé par la fatalité du milieu (L'Assommoir) ou, plus rarement, le milieu lui-même modifié (Au bonheur des dames). La mise en scène de l'artiste comme individu marginal ou déviant peut entrer dans cette logique naturaliste, mais elle en inverse les valeurs. C'est justement la donnée d'À rebours, où un aristocrate névrosé, d'une originalité extrême, décide de construire le milieu de ses désirs, contre ses contemporains.
C'est pourquoi on retrouve sans grand mal dans la littérature des «décadents» les poncifs naturalistes: la névrose (Rollinat, Les Névroses, 1883), l'alcoolisme ou la drogue, l'obsession et la perversité sexuelle, le macabre, la débauche d'art. Mais tout ce qui apparaissait chez les personnages naturalistes comme autant d'anomalies désigne maintenant l'irréductible individualité. La pose de la décadence est un rôle trouvé dans un roman naturaliste. De là une part de provocation, d'ironie, voire de «blague», inséparable du ton des «décadents» et de leurs prédécesseurs, Hydropathes et Fumistes, et qui répond en somme aux Déliquescences d'Adoré Floupette (1885), satire qu'accueillirent souvent dans la gaieté ceux qu'elle moquait.
Décadents
Pourquoi «décadence»? Verlaine («Je suis l'Empire à la fin de la décadence», dans Jadis et Naguère, 1883) relève une vieille accusation pour en faire un drapeau. On aurait pu relever d'autres épithètes, enseignes de marginalité: l'accusation de folie par exemple donne lieu à une petite revue (Le Fou, en 1883, avec Darzens, Quillard, René Ghil, Stuart Merrill) et le premier numéro des Taches d'encre de Barrès traite de «psychologie contemporaine», en précisant: «La Sensation en littérature: la folie de Charles Baudelaire (Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Rollinat, Des Esseintes).» Mais ce même Barrès accepte le terme de décadents, qui prévaut.
La référence à la basse latinité, en dépit du Latin mystique de Gourmont (1892), signale surtout la volonté d'interrompre le projet littéraire français qui, de Du Bellay à Hugo, se confondait avec un projet de civilisation. En les découplant, on déclare désormais la poésie d'autant plus nécessaire, d'autant plus pure qu'elle dit moins, et se détourne du public. Le poète, dernier de la lignée, annonce une fin à cette littérature, envers laquelle l'«Art poétique» de Verlaine affiche sa désinvolture.
Peut-on «expliquer» ce thème de la décadence par la défaite de 1870-1871, la perte de l'Alsace-Lorraine et la Commune? Très partiellement, dans la mesure où il est déjà présent sous le second Empire et dans le projet même des Rougon-Macquart. C'est au contraire, dirait-on, la défaite qui a gelé pour dix ans des attitudes et des propos à peu près tous présents dans le Jean-des-Figues de Paul Arène en 1870. De plus, ce thème pénètre aussi l'imagination allemande, italienne ou anglaise.
Le mot «décadent» est donc une métonymie qui exprime, avec un pessimisme ostensiblement nourri de Schopenhauer, le paradoxal rapport de l'écrivain avec la «modernité»: l'extrême et le plus pur produit d'une civilisation se représente trahi et abandonné par elle, en désire l'écroulement et, tout au sentiment irréel et dépersonnalisant d'être un individu, refuse l'inscription résignée dans une période. Ces implications donnaient consistance aux pittoresques bizarreries décadentes, mais la prise de conscience qui les rendit inutiles s'est produite grâce au symbolisme.
L'image de l'oeuvre
Pour comprendre ce qu'avait en tête un jeune poète de 1884, il suffirait presque de dire: voyez Baudelaire. C'est à partir des Fleurs du mal et de l'interprétation qu'en donna Gautier que Paul Bourget définit la «théorie de la décadence» en un texte fameux, publié en 1881 dans la Nouvelle Revue et paru en librairie en 1883, dans les Essais de psychologie contemporaine: «Un style de décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l'indépendance du mot.»
Cette représentation fait du texte une entreprise de dissémination, voire de destruction du sens, et fonde une incompatibilité entre littérature et discours. Entre cent exemples, «Lunaires», un poème de La Forêt bleue (1883) de Jean Lorrain (1855-1906): «Les rêves du clair de lune,/ Frimas blancs dans la nuit brune,/ Neigent au bord de la mer», manifeste cette perception de la dissémination infinie des sensations, qui fait parler parfois de «sensationnisme» à propos de cet art. Le pluriel attaque tous les mots, en un vertige de multiplication, tandis que la confusion des éléments, des vues et des visions, du moi et des choses met en scène des rêves, c'est-à-dire, en littérature, la puissance de métamorphose polymorphe que les mots inoculent aux représentations. Rêve, ou cauchemar, qu'on retrouve dans les descriptions huysmansiennes, ou bien chez Laforgue: «Ô rêve, ou jamais plus! Et fol je me balance/ Au-dessus du Présent en Ariel qui a honte» (Des fleurs de bonne volonté).
Ce qui donne cohérence à l'oeuvre disséminée, c'est la présence d'un je, mais tout rongé de sensations et menacé de naufrage.
La prose et la poésie symbolistes seront habitées par la présence de l'écrivain, le regard de l'artiste posé sur la danse menaçante du monde qui veut sa tête, comme Salomé. Le roman se concentre autour de ce nouveau personnage régnant -même Zola s'y essaie en 1886 avec L'Oeuvre- qui habite Mensonges de Bourget, Le Désespéré de Léon Bloy, Fort comme la mort de Maupassant. Mais, dans la jeune génération (Maurice Barrès, Sous l'oeil des barbares, 1888, premier roman du Culte du moi, Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, 1887, premier roman en monologue intérieur) ou, chez Huysmans, prime l'assaut que l'extériorité livre au moi.
L'oeuvre symboliste oscille entre deux tendances de dissémination et de concentration. Le besoin d'affranchir les formes, de desserrer le vers (Kahn, Laforgue) s'oppose au raidissement de Mallarmé («une raréfaction des images en quelques signes comptés», lettre à E. de Roberty). Rêve de transmutation en or, cauchemar de dissolution dans la matière. Affectation de l'anodin («acrostiches indolents», poésies postales), contrebalancée par l'ambition d'un Traité du verbe (René Ghil), ou d'une «explication orphique de la Terre» (Mallarmé). Cette tension de l'un et du multiple, si elle a osé se donner comme oeuvre, c'est d'abord qu'elle a cru trouver dans l'usage du «symbole» (le sens d'un symbole est multiple, et n'importe quel objet peut demander à symboliser) ce mode de signification à double entrée qui avérait l'inanité de la recherche d'un sens au poème. Mais il fallait pour cela inventer une relation toute spéciale entre le poète et un lecteur initié.
La figure du lecteur
C'est la grande originalité du mouvement symboliste, que la construction d'un lecteur merveilleux avec À rebours. Non seulement parce que sa bibliothèque réunit les poètes maudits, qu'il adore Baudelaire, qu'il a banni tous les classicismes, mais parce qu'il s'est retiré de la nature, dans un ermitage artiste où tout objet, loin du chaos de l'extériorité, concourt à des effets d'art. Outre cette réclusion spatiale, Des Esseintes procède à une forclusion de l'histoire: celui qui «se réjouit au-dessus du temps» arrête la littérature française à Mallarmé. Bien plus encore, il propose ce mode de lecture fondateur, du moins pour la forme du poème en prose: «Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman [...]. Le roman ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats, accessibles à eux seuls.» Cette triple clôture qui isole de l'histoire, du monde et du public libère l'écrit et le langage de sa valeur d'usage pour lui donner une originalité absolue. À l'inverse, Des Esseintes exige cette originalité chez les écrivains qu'il aime. On voit encore résumée ici la tension contradictoire entre l'extension et la concentration.
À rebours n'aurait pas suffi à installer cette relation imaginaire entre l'écrivain symboliste et son lecteur sans la «réponse» de Mallarmé, Prose (pour Des Esseintes), 1885. À partir de là, une sorte de code est trouvé, mystérieux et imaginaire, qui explique qu'un Jean Lorrain, bien plus tard, dans M.de Phocas (1901), donne vraiment le sentiment de se dire: que mettre dans mon roman qui plaira à Des Esseintes? -et à l'inverse que la dérive du système symboliste s'amorce lorsque Barrès et Bourget dessinent, à la fin de la décennie, une autre figure du lecteur.
Sommes-nous injuste à l'égard du mouvement décadent? Y eut-il un «décadentisme» ou un «décadisme» à distinguer de son successeur, le symbolisme? Le Manifeste de Moréas, du 18septembre 1886, qui décide du nom, est présenté par la rédaction du Figaro comme définissant l'école décadente. Cette même année, La Décadence artistique et littéraire (René Ghil) se propose de «publier les productions de l'école symbolique et harmoniste». À regarder les oeuvres, qui, en somme, a été «décadent», en 1884 ou 1885, qui ne soit devenu symboliste? Verlaine se moquera des uns et des autres. Laforgue peut être tenu pour le poète décadent par excellence parce qu'il est mort en 1887 -et le directeur du Symboliste, en 1886, son ami Gustave Kahn publie son oeuvre posthume. À l'exception d'Anatole Baju, objet de condescendance générale, qui en 1888 ressuscite Le Décadent, journal de 1886-1887, tout se passe comme si les décadents entraient sans grand obstacle dans la constellation symboliste. Cela vient sans doute du fait que le symbolisme n'est pas une école, mais le nom qu'a pris un système littéraire très dense et très cohérent.
En revanche les thèmes de la décadence, qui préexistent pour la plupart au «décadisme», survivent largement dans la décennie suivante, dans les romans de Jean Lorrain, de Joséphin Péladan, ou encore dans Le Jardin des supplices (et Octave Mirbeau n'est en aucun sens un «décadent»). Oscar Vladislav de Lubicz-Milosz publie encore à la fin du siècle un Poème des décadences. Mais il s'agit de «sujets», non d'une esthétique. Ce fut du reste presque toujours le cas: Élémir Bourges, Péladan, Huysmans, Bourget, Bloy, Félicien Champsaur n'ont rien de commun avec Baju, et pas toujours grand-chose entre eux. En revanche, les représentations de l'écrivain, du lecteur et de l'oeuvre dégagées dans les années décadentes restent constitutives du symbolisme. Ce qui change en 1885-1887, c'est que l'innovation littéraire qui s'identifiait par des représentations formule cette fois des esthétiques. C'est l'époque du Traité du verbe de René Ghil, édifice compliqué de «l'instrumentisme», mais surtout des textes toujours capitaux que Mallarmé publie dans la Revue wagnérienne ou la Revue indépendante, recueillis pour beaucoup dans Divagations (1897). Il n'est pas le seul, et on théorise ferme, dans la Revue wagnérienne notamment. Soulignons l'importance que revêtent alors les réflexions sur le vers libre, sur les genres littéraires, ces controverses entretenues avec Anatole France, Brunetière et tant d'autres, qui culminent avec l'enquête menée par Jules Huret en 1891 sur «l'évolution littéraire». Ajoutons à ces textes, et avec le Manifeste du symbolisme, Charles Morice, La Littérature de tout à l'heure (1888), le texte de Brunetière publié dans la Revue des Deux Mondes en 1888 («Symbolistes et décadents»), et, à partir de 1890, la collection du Mercure de France.
Cohérence de la littérature symboliste
Par opposition au naturalisme, le symbolisme apparaît comme uniquement préoccupé de l'art, c'est-à-dire de dégager la littérature de tout intérêt documentaire, de tout rôle social, de toute responsabilité morale. Quelle sorte de garantie présente-t-il alors pour assurer l'intégration des oeuvres dans la vie collective? Précisément, la foi en l'art, véritable destinée du monde, assigne à la littérature une fonction religieuse qu'il faut prendre au sérieux: si cette dévotion a des aspects discutables, elle donne des modèles, dont celui du sacrifice: «Le monde est fait pour aboutir à un beau livre» (Mallarmé), l'art dévore ceux qui l'aiment, comme le monde les persécute. Mais, alors, à quoi reconnaît-on les inspirés? À ce point, le modèle religieux fait défaut, car les symbolistes se défendent de tout embrigadement. Une vocation sans église leur fait devoir de saisir le rythme par lequel le monde marche vers l'art pour en donner une transposition unique. De là, fort simplement l'exigence qui porte à développer une originalité, au sens le plus énergique du mot: pèlerins de l'origine, l'écrivain des années symbolistes, le critique, le lecteur, l'éditeur cherchent des originalités. D'où l'injonction de Maupassant dans la Préface de Pierre et Jean, et la constatation de Gourmont, dans Le Livre des masques: le symbolisme est l'expression même de l'individualisme dans l'art.
C'est pourquoi une méthode de vie doit commencer, dans ce système, par le culte du moi, éducation de la sensibilité. À l'inverse, l'oeuvre vraiment originale du magique écrivain est conçue dans la perspective de son appropriation (terme de Remy de Gourmont) par un idéal lecteur, dont la décision interprétative est maximale, la contrainte de l'auteur étant, elle, minimale: idéal de poésie pure où le texte ne se donne pas à comprendre, ni même à déchiffrer, mais à interpréter, comme un songe. C'est du reste une révolution si radicale qu'il faut beaucoup de résolution pour lire Valéry, Maeterlinck ou Mallarmé sans essayer de «reconstituer le sens». Dans ses réussites, cette poétique convie notre personnalité à une épreuve en lui proposant des structures vides où il faut la laisser s'engouffrer pour qu'elle se métamorphose.
Ce projet littéraire a été concevable parce que l'image de l'homme avait changé au XIXe siècle. Nietzsche, puis Bergson et Freud analysaient des modes de communication, de compréhension et de conduite qui supposent, au-delà des codes explicites du langage et de la société, des relations cachées, entre les hommes et avec la nature, que l'intelligence a pour fonction de refouler. Bien entendu, cette représentation de la conscience assiégée d'inconscient, de l'expression débordée de non-sens, de la morale jouet du désir est antérieure à nos auteurs et déjà visible chez Schopenhauer et plus tard Eduard von Hartmann (Philosophie de l'inconscient, 1869). Nos voisins belges, Maeterlinck notamment, sauront retracer jusqu'au romantisme allemand, jusqu'à Novalis ou Hölderlin, l'origine de cette réaction contre un aspect de la civilisation européenne qui avait pris le visage du classicisme et des Lumières à la française. On conçoit alors l'étonnement de l'âme historienne: Baudelaire et Mallarmé, Barrès et Maeterlinck opèrent une transgression de civilisation, en ouvrant la citadelle de l'intelligence à l'inconscient. Le Jardin de Bérénice de Barrès (1891), comme Pelléas et Mélisande (1892) ou Le Trésor des humbles (1896) de Maeterlinck sont bâtis autour de quelque chose d'inconnu et qui se tait. Bérénice, «celle qui n'est pas satisfaite», «petit enfant sauveur», enseigne que seul importe qu'on désire encore: «Reconnais en moi la petite secousse par où chaque parcelle du monde témoigne l'effort secret de l'inconscient. Où je ne suis pas c'est la mort; j'accompagne partout la vie [...]. Je suis dans tout cette part qui est froissée par le milieu.» Le mythe de Bérénice, de sa mort et de sa résurrection, voilà un autre point de concentration du symbolisme. Suivre son coeur ou son seul désir.
Le «ruisseau primitif»: Mallarmé désigne ainsi la source des mythes, dans le sillage de Max Müller et de la mythologie comparée. Continuant un projet de tout le XIXe siècle, la poétique symboliste concevait en effet l'originalité littéraire comme évocation de l'origine. Il s'agit de particulariser, d'affiner l'usage du langage, de l'amincir jusqu'à entendre la rumeur des mythes: «Les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire; quelques mythes d'abord suffisaient; une religion y tenait tout entière.» Le Traité du Narcisse de Gide (1891) présente ici le mythe de celui qui se regarde, et voit «le Paradis». La recherche de l'extrême singularité devait conduire «du symbole» à la révélation «des archétypes».
2. Des hommes et des oeuvres
Les générations symbolistes
Au moins quatre générations littéraires participent au symbolisme, à des degrés divers. Il y a d'abord celle des maîtres, quadragénaires au début du mouvement: Villiers, Verlaine, Mallarmé. Contemporains des naturalistes et des parnassiens, comme Anatole France et Catulle Mendès, ils ont participé au premier Parnasse contemporain. Bien que Verlaine ait publié maints recueils avant 1884, leur notoriété -et puis la gloire- commence avec la constitution de l'ensemble symboliste. On peut y ajouter Huysmans, Bourget, Bloy nés vers 1850, qui ont déjà produit des oeuvres d'importance. Peu d'entre eux participent au mouvement, mais ce sont les aînés immédiats, et ils servent de référence à la génération symboliste proprement dite. C'est la génération de Mirbeau, Loti, Maupassant.
La véritable génération des symbolistes naît entre 1855 et 1865: c'est celle d'Émile Verhaeren et Georges Rodenbach, de Jean Lorrain, Jean Moréas, Remy de Gourmont, Albert Samain, Péladan, Kahn, Laforgue, Charles Morice, Félix Fénéon, Saint-Pol-Roux, Van Lerberghe, Le Roy, Maeterlinck, Elskamp, Ghil, Barrès, Paul Adam, Marie Krysinska, Quillard, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Fontainas...
Enfin, la dernière, trop jeune pour participer à l'élaboration même du symbolisme, naît autour de 1870 et a donc vingt ans à peu près à l'époque du mouvement: Marcel Schwob, Léon Daudet, Claudel, Jammes, Gide, Valéry, Pierre Louýs, Royère, Paul Fort, Camille Mauclair, Jarry.
On n'aura garde d'oublier Tristan Corbière (1845-1875) et surtout Arthur Rimbaud dont l'oeuvre était inconnue avant 1884 et dont Illuminations furent publiées en 1886.
La génération née vers 1860 a constitué le système littéraire symboliste. C'est elle qui fait le succès d'À rebours et la gloire de Verlaine. Peu d'écrivains de cet âge échappent au symbolisme, et tous en sont marqués à des degrés divers, même Rosny aîné ou Paul Margueritte qui commencent une carrière de romanciers naturalistes, mais répudient Zola en 1887 (le Manifeste des cinq). Pour elle, en effet, le symbolisme n'est pas seulement une école qu'on peut railler. C'est, en un autre sens, une condition faite à la vie littéraire. Ainsi l'historien est-il autorisé à parler d'un système symboliste des lettres françaises, duquel nul ne peut s'abstraire. On peut lire Poil de carotte sans penser à Mallarmé, mais non L'Écornifleur sans deviner une situation de la littérature propre à ce temps -et Jules Renard est un des fondateurs du Mercure de France.
Les revues symbolistes
Là encore, trois «générations» de revues. Sans doute la presse et les grandes revues, souvent critiques, accompagnent la naissance et le développement du symbolisme en s'ouvrant progressivement à ses représentants. Néanmoins, le phénomène des «petites revues», précédant d'ailleurs le symbolisme, est caractéristique des années 1880. D'abord, jusqu'en 1885, des revues comme La Nouvelle Rive gauche, qui devient Lutèce (dirigée par Léo Trézenik), abritent, sans exclusive, les écrivains «décadents». Leur programme est surtout de rendre compte, de façon souvent provocante, de la «modernité» littéraire. Ainsi, avec un autre ton, des revues belges telles que l'Art moderne d'E.Picard et La Jeune Belgique (1881); La Société nouvelle (Verhaeren, Maeterlinck) à Bruxelles (1884) et l'Élan littéraire d'A. Mockel (Liège) qui en 1886 deviendra La Wallonie, ou, à Paris, de la Revue indépendante en 1884, de la Revue contemporaine en 1885.
Les Taches d'encre de Barrès (1884) prélude à une vague nouvelle de revues plus doctrinaires: en 1885, La Revue wagnérienne dirigée par Dujardin et, en 1886, Le Décadent, La Pléiade (Darzens), La Vogue (Léo d'Orfer et Gustave Kahn), Le Symboliste (Kahn, Laforgue...). Scapin est plus éclectique, mais sécrète La Décadence de René Ghil. C'est la phase d'installation du symbolisme.
La troisième vague est celle du triomphe, et comprend des revues beaucoup plus durables comme La Plume, La Revue blanche et surtout, en 1890, le Mercure de France, véritable organe du mouvement qui, alors qu'il décline en France, maintient les contacts avec l'étranger.
Les oeuvres des symbolistes
Pour la première génération dominent les oeuvres de Verlaine, Cros, Villiers et surtout Mallarmé. Pour la deuxième, Émile Verhaeren s'impose (1855-1916). Son premier recueil (Les Flamandes, 1883) est accueilli, non sans méprise, comme naturaliste. Le second (Les Moines, 1886), comme «mystique»: ils constituent deux moments de l'imagination littéraire, ou deux foyers de l'art flamand, tour à tour sensuel et spirituel. Dans la suite, Verhaeren reste exemplaire de l'évolution littéraire: Les Soirs (1887), Les Débâcles (1888) traduisent une angoisse, un sentiment d'irréalité, de dépersonnalisation qui exacerbe les plus noires tendances contemporaines. Puis, avec l'ébranlement de l'ensemble littéraire symboliste, il va «s'ouvrir à la vie», avec Les Heures claires, Les Visages de la vie (1908), à l'énergie (Les Villes tentaculaires, 1895; Les Forces tumultueuses, 1902).
Le chemin de Georges Rodenbach (1855-1898) est plus étroit: cet ex-«hydropathe», dans La Jeunesse blanche (1886), Le Règne du silence (1891), s'attache à un aspect capital de l'imagination symboliste, le désir d'intégrer le silence (pause, représentation et thème) dans la poésie. Son roman Bruges-la-Morte (1892) en cherche l'équivalent en prose, en voulant rendre le «rythme» silencieux d'une ville et d'une mémoire en deuil.
D'origine grecque, Jean Moréas (1856-1910), l'auteur du Manifeste du symbolisme, compte d'abord parmi les décadents (Les Syrtes, 1884). L'auteur des Cantilènes (1886) et du Pèlerin passionné donne bientôt l'un des premiers signaux du reflux du symbolisme en inventant l'école romane (1891), avec Charles Maurras.
Sans Jules Laforgue (1860-1887), le plus original de tous, on ne peut comprendre ni Le Grand Meaulnes ni Jean Cocteau. Le ton de dérision angoissée, la voix qui déraille sont uniques. L'un des «inventeurs» du vers libre, merveilleux poète, toujours déconcertant, et le plus émouvant de tous, Laforgue exprime toute l'imagination de son temps, à vif. Il faudrait retenir également Gustave Kahn, Saint-Pol-Roux, Stuart Merril, Vielé-Griffin, et les Belges Van Lerberghe, Le Roy, Max Elscamp. Mais, entre tous, Maurice Maeterlinck pour Les Serres chaudes (1889) et, bien sûr, pour son théâtre (Les Aveugles, 1890; Pelléas et Mélisande, 1892; L'Oiseau bleu, 1909).
Pour les poètes nés autour de 1870, des trémies postérieures au symbolisme les ont triés, et Valéry, Claudel ou Gide n'appartiennent que partiellement à son histoire.
Mais il existe aussi une prose de l'âge symboliste, d'autant plus importante que c'est à travers elle que l'ensemble littéraire suivant se constitua. On ne veut pas ici parler seulement des tentatives curieuses, de Thé chez Miranda (Jean Moréas et Paul Adam, 1887) ni même des Lauriers sont coupés de Dujardin, mais des romans de Maurice Barrès (Sous l'oeil des barbares, Le Jardin de Bérénice) ou de L'Écornifleur de Jules Renard et des nouvelles de Schwob.
Huysmans, Mallarmé et, après eux, les jeunes poètes des années 1880 manifestaient un grand éloignement pour le théâtre, genre déchu, et peut-être à jamais, dans leur idée, contraire au livre tel qu'ils le pensaient. Même Wagner excitait les réticences de Mallarmé. Les tentatives du théâtre d'Art (1890-1893) de Paul Fort, poursuivies par Lugné-Poe (le théâtre de l'Oeuvre, 1893-1897), aboutiront néanmoins à la constitution d'un répertoire symboliste, qui réunit, avec les pièces de Maeterlinck, de Quillard et de Jarry, celles de Strindberg, d'Ibsen, voire du théâtre indien (Çakuntala, joué au théâtre de l'Oeuvre). Et, grâce à Debussy, Pelléas et Mélisande devient le chef-d'oeuvre de la musique française, marquant ainsi l'imagination de la génération de Giraudoux et d'Alain-Fournier.
3. La fin du système littéraire symboliste en France
La fin du système littéraire ne marque pas celle du symbolisme. L'imagination du rythme comme mode de concordance entre l'être et la représentation poursuit sa carrière non seulement chez un Claudel ou un Barrès, mais chez Romain Rolland, Péguy ou Segalen. Le Mercure de France continue de jouer un rôle actif. En revanche, le système se défait, en trois étapes. Une première poussée a lieu avec Sous l'oeil des barbares, dès 1888. Barrès propose de remplacer le destinataire idéal du symbolisme par un public nouveau: celui des jeunes gens. D'abord, cette substitution paraît renforcer le symbolisme, mouvement de jeunes, novateur et volontiers provoquant; en fait, elle va bientôt créer les conditions d'un dialogue littéraire particulièrement nourri entre les écrivains qui se disputent la voix de ce nouveau lecteur intentionnel: l'être en formation.
Ensuite, aux deux premiers volumes du Culte du moi, Bourget, qui négocie là un remarquable virage littéraire, répond par Le Disciple (1889), qui tend aux auteurs contemporains le miroir de leur responsabilité. La fable d'un philosophe matérialiste (inspiré de Taine) sans élèves, auquel un disciple inconnu expédie le récit de sa vie et de son crime, explicite une des contradictions du système littéraire des années 1880: si la vie de la pensée et de l'art est la vie même, il est coupable qu'elle reste étrangère à la vie réelle et à l'action. Adressé «à ceux qui ont vingt ans», Le Disciple enjoint aux écrivains, en leur rappelant d'ailleurs un fait-divers récent (le procès Chambige), de se reconnaître responsables. Tout dans le livre est faux, de là sa force: Bourget n'attaque pas en apparence les écrivains symbolistes, mais leur fondamentale représentation de l'auteur. Celui-ci ne saurait être, ou longtemps demeurer, un marginal. Écrire est un acte, la lecture une action.
Une controverse s'élève alors autour du Disciple en 1890 et encore en 1891, nourrie par Le Jardin de Bérénice de Barrès, qui approfondit considérablement la question, ainsi que par toute une série d'articles où les découvreurs du roman russe (Eugène Melchior de Vogüé, Rod) bataillent avec d'anciens parnassiens. La production littéraire s'oriente de plus en plus vers la discussion de questions morales. Le personnage régnant des romans, qui était l'artiste, se peint dans les années 1890 en jeune homme (Barrès, Gide), voire en enfant (dans Sébastien Roch de Mirbeau, 1890, ou dans les romans d'Édouard Estaunié).
S'impose alors une garantie littéraire nouvelle -garantie de responsabilité dont la pression se fait sentir par les résistances même que lui opposent un Renard dans son Journal, un Gide dans la Préface de L'Immoraliste. Le romancier est sommé de conclure -et Barrès, en 1897, présente explicitement Les Déracinés comme un roman à thèse. Les poètes «naturistes» chantent «l'effort», la «vie», l'accord de l'âme et de la nature. Pour le jeunePéguy, il va de soi que les écrivains sont responsables, et c'est dans cette conviction devenue générale que l'Affaire Dreyfus les mobilisera. Qu'on trouve encore dans Les Nourritures terrestres, dans Barrès, dans Claudel d'innombrables thèmes symbolistes est indéniable, mais le système littéraire, lui, ne repose plus sur les mêmes valeurs ni sur les mêmes représentations. Le dialogue que Jean de Tinan (1874-1898) et les jeunes gens de 1895 entretiennent avec leurs aînés met en scène, comme situation maîtresse (sarcastique ou pathétique), le rapport du disciple et du maître, du texte à la vie, de l'oeuvre d'art à l'action. Garantie de responsabilité, exigence que l'oeuvre littéraire réponde à une «question» morale ou sociale -ou du moins la pose-, portrait du lecteur intentionnel comme un être en formation et de l'auteur en maître, volens (Barrès admet d'«enseigner») nolens («Jette mon livre, Nathanaël», écrit Gide), telle est la nouvelle condition faite à la littérature dans les années 1890, et qui s'imposera jusque vers 1905. Elle ne porte plus de nom en «-isme», et son unique enjeu est d'augmenter «l'énergie» de l'acte littéraire, de rétablir le courant entre l'écrivain et l'histoire contemporaine.
4. Le symbolisme en Europe
Vers 1890, les Européens tiennent le symbolisme pour français. Souvent, ils auront conscience de le recevoir, dans leur pays, comme un emprunt. Mais que l'on considère le phénomène à son échelle européenne, on s'aperçoit très vite que, si son incarnation française a été un moment décisif de son existence, il lui préexistait en réalité, et fonctionne autour de 1900 comme un réseau de communication littéraire actif, qui relie Paris, Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg... Adopté, condamné, modifié, diversement compris, il sert à nommer un projet proprement artistique offert à la diversité des «races» et des langues comme une défi à relever; tantôt épreuve qui confirme la singularité de chacune, tantôt promesse de leur dépassement.
Les littératures «nationales» européennes ont toujours eu besoin de s'accorder sur la définition d'un projet littéraire. Pour le romantisme, par exemple, la littérature exprime le génie des peuples et accompagne ses accroissements. Plus de modèle universel, mais une condition générale faite à la singularité des nations. À sa manière, le romantisme conserva, rendit même plus intense par la comparaison, un horizon commun aux littératures européennes.
Nous envisageons maintenant le champ littéraire plus vaste que les systèmes, nationaux, dont l'enjeu est différent (il intègre le sentiment d'identité des peuples), et dont les tensions s'exercent sur des durées plus longues. On les résumera ainsi: une littérature nationale a besoin de s'assurer qu'elle ne marche pas seule, mais, aussitôt, qu'elle avance à son pas. De 1890 à 1910 environ, ce rythme et cette syncope lui viennent du symbolisme.
L'Europe dans le symbolisme français
Déjà, le symbolisme français dépasse largement ses cadres nationaux: Moréas est grec, Vielé-Griffin et Stuart Merrill sont d'origine américaine, près du tiers de ses poètes sont belges. Si Maeterlinck est salué par Mirbeau et joué par Lugné-Poe, René Ghil a publié pour la première fois le Traité du verbe dans une revue belge. Il est même frappant que La Jeune Belgique et La Wallonie affirment, en même temps, un sentiment de particularité nationale ou locale et leur adhésion à un mouvement français autant que belge.
On a vu combien de références étrangères entraient dans le mouvement symboliste. Ajoutons qu'à partir de 1883 la Revue des Deux Mondes publie les études réunies en 1886 sous le titre Le Roman russe par Eugène Melchior de Vogüé. Le Roman russe, quoiqu'il n'émane pas de leurs cercles, agrégera à l'imagination des symbolistes le mystère d'une terre inconnue et d'une âme collective passées vivantes dans une littérature qui possède le don de sympathie pour tout ce qui existe. Le plein effet des perspectives dessinées par Vogüé ne se fera sentir que quelques années plus tard, et à travers une réaction contre les «chapelles» des symbolistes. Du moins les a-t-il marqués, les Belges plus que les Français, et, parmi les Français, la génération de 1870. André Gide tire de la lecture de Dostoïevski la définition d'un roman «interrogatif» qui répond tant à la nouvelle vocation morale de la littérature qu'à son exigence éthique personnelle: éveiller sans poser au prêcheur.
Poe, Dostoïevski et Tolstoï, Ibsen, Wagner et Schopenhauer, les préraphaélites, dans certains cas les romantiques allemands pour les Belges, les primitifs flamands ou allemands et la Bible devenus des émotions symbolistes: un vif sentiment de familiarité pénètre les jeunes étrangers au regard desquels Paris reflète des pans de leur culture devenus tout ruisselants de modernité.
Réception du symbolisme en Europe
Vers 1890 en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Autriche, en Hollande, en Italie, deux attitudes partagent presque toujours les lettres: nous n'avons pas besoin du symbolisme des Français; et nous aussi nous sommes symbolistes. Deux attitudes qui peuvent être simultanées: Gabriele D'Annunzio apparaît comme un jeune poète nouveau (c'est-à-dire marqué de modernité européenne et notamment française), et comme le poète d'une Italie nouvelle. De même pour les Russes: Valerii Brioussov, traducteur de Verlaine et de Maeterlinck, convertit en émotions nationales sa découverte du symbolisme. Plus tard, Alexandre Blok place Les Cantiques de la belle dame sous le signe et de Vladimir Sergueievitch Soloviev (1853-1900), prophète passionné, et contradictoire, de la destinée religieuse de la Russie, et du symboliste Brioussov. Altération du cosmopolitisme apparent des Français? Bien plutôt approfondissement de leur grand et commun commandement: «Deviens ce que tu es», dont Gide écrit la version individuelle, mais que Barrès inscrit dans la dimension collective.
En Angleterre, en revanche, et en Allemagne, en partie, le symbolisme français est reçu plutôt comme une leçon d'art pour l'art et l'affranchissement de pesanteurs morales et nationales. C'est évidemment le cas d'Oscar Wilde (1854-1900) et du mouvement «esthétique» anglais des années 1890, celui de Stefan George (1868-1933) et de sa revue Feuilles pour l'art (Blätter für die Kunst). Encore celui-ci rêve-t-il d'une civilisation nouvelle. Mais les littératures anglaise et allemande avaient trop apporté au symbolisme pour qu'on puisse considérer cet esthétisme comme une crise passagère. Précisément parce qu'on n'y avait pas besoin du symbolisme français autrement que comme d'un signal, ces deux pays jouèrent le plus grand rôle dans l'innovation littéraire européenne du début du siècle.
Quand Paris découvre Nietzsche, grâce au Mercure de France et à La Revue blanche, on voit en lui le plus français des Allemands, à la fois théoricien de la décadence, «immoraliste» et pourfendeur de l'arrogance des vainqueurs. Disciple, même révolté, de Schopenhauer et de Wagner, il s'inscrit dans une lignée claire. Mais ce serait une illusion que d'interpréter ce qui se passe à Berlin sur le modèle français. Là-bas, à la fin des années 1880, tout explose d'un coup, à la fois le culte de l'art et l'engouement pour Zola, et c'est de cet ensemble que va naître ce que nous pouvons appeler le symbolisme des Allemands. Ainsi, le naturalisme d'Arno Holz (1863-1929) est d'abord une poétique, et c'est au théâtre qu'il manifeste sa pleine nouveauté, avec une pièce écrite en collaboration avec Johannes Schlaf, La Famille Selicke (1890).
La Freie Bühne et Gerhart Hauptmann (Avant le lever du soleil, 1889; Les Tisserands, 1892) déclenchent le mouvement. Mais cette forme théâtrale, pleine de recherches violentes et neuves, repose sur l'irruption de la légende dans une «réalité» abjecte (L'Ascension de Hannele Mattern, 1893). Après tout, le grand «naturaliste allemand» n'avait-il pas commencé par Le Destin des Prométhides (1885)? Au fond excellent lecteur de Zola, Hauptmann met en oeuvre un réalisme parfaitement symbolique. On peut en dire autant de Hermann Sudermann (1857-1928), qui passa du drame réaliste et social (L'Honneur, 1889) à un drame sur saint Jean-Baptiste (1898), ou de Max Halbe, dont les pièces, malgré leurs thèmes socialistes ou anticléricaux, sont des métaphores ou des allégories (Le Dégel, 1892; Jeunesse, 1893).
C'est vers le même temps, en 1890, que paraît à Berlin Hymnes de Stefan George (1868-1933). Ce poète de vingt-deux ans vient de rencontrer Mallarmé, et c'est lui qui introduit en Allemagne la mystique de l'art pur, détaché des déclamations sociales comme des joliesses artistes. L'objet de la poésie est la poésie même. Avec Pèlerinages (1891) s'esquisse un portrait du poète, visiteur de l'Espagne et de Venise, malheureux en amour, et ascète. Mais c'est surtout Algabal (1892) qui exprime tous les thèmes de la décadence et du symbolisme: dans le monde ténébreux de son palais souterrain, l'empereur maudit cultive une fleur noire. Ce condensé d'À rebours, de Villiers et de Verlaine n'est pourtant pas caricatural. Comme Mallarmé reprenant Hérodiade, il témoigne d'une entreprise cohérente et grave pour vivre dans l'éternité.
Entreprise poursuivie sous deux ou trois formes successives, toujours accompagnée d'un choeur de disciples. À partir de 1892 paraissent irrégulièrement (jusqu'en 1914) les Feuilles pour l'art avec, entre autres, la collaboration du très jeune Hugo von Hofmannsthal: l'art véritable est spirituel parce que le rythme selon lequel la parole accomplit le monde est immortel, et retrouve de siècle en siècle le poète qui l'incarne. Les Feuilles pour l'art donnèrent des traductions de Mallarmé et des Fleurs du mal, et inventèrent le panthéon allemand du symbolisme, peuplé notamment de Hölderlin, Novalis et Nietzsche. Contemporaines de la sécession de Munich (1892), elles indiquent aussi d'étroites correspondances avec le mouvement littéraire et artistique en Allemagne ou en France. Ceux-ci ont en commun un impatient désir de métamorphose de l'expression et de la représentation. Déjà, lors de son séjour à Paris, George avait inventé une langue, lingua romana: une langue pour la poésie, un rythme nouveau pour que le monde existe, dans l'attente d'un sauveur.
Sans peine, on retrouverait en Allemagne un corps d'images et d'attitudes déjà cristallisées dans le symbolisme français, mais qui ne sont pas nécessairement «françaises»: à la scène, vers 1900, le Moyen Âge wilhelminien des néo-romantiques parmi lesquels des disciples de George comme Hardt ou Vollmoeller; ou encore, mâtinée de «satanisme», la lignée fantastique de Poe et de Villiers, représentée par le Polonais Stanislaus Przybyszewski, et l'auteur du Golem, Gustav Meyrink (1868-1932).
C'est à Vienne, patrie de Meyrink, que le symbolisme s'enracine. En Hermann Bahr (1863-1934), Baudelaire, Huysmans, Barrès, Wilde eurent un introducteur moins hautain que George. Le public viennois fait bon accueil aux pièces d'Arthur Schnitzler (1862-1931) et à leur esprit volontiers «décadent». Mais c'est en Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) que le symbolisme trouve son expression la plus belle et la plus profonde. Ce très précoce poète a collaboré aux premières Feuilles pour l'art, et il poursuit dans les années 1890 une méditation sur l'art, la vie et la personne (Le Fou et la Mort, 1893, par exemple), d'ailleurs fort différente de celle de George: au sentiment d'irréalité, au vertige du temps, à tous les risques de dissémination du moi, l'art oppose un trop vain barrage, si le rythme qui unit le monde avec le sentiment de sa beauté n'a pas été perçu.
Dans La Mort du Titien, publié en 1892 dans les Feuilles pour l'art, l'art révèle ce rythme: mais tantôt un esthétisme égoïste, dédaigneux de la vie, le fige et le stérilise (Le Fou et la Mort), parfois aussi le vertige de l'irréalité des choses est lesté du sentiment de leur existence par l'intercession de l'oeuvre d'art (la peinture de Van Gogh, dans Les Couleurs, une des Lettres du voyageur à son retour). «Le théâtre du monde», thème antique et baroque, exprime chez Hofmannsthal cette dialectique entre l'art et la vie, grâce à la médiation de la représentation.
Nous pouvons maintenant dessiner les premiers contours d'un symbolisme plus largement entendu, où la protestation contre l'esthétisme suppose à l'art des vertus rédemptrices. Richard Dehmel (1863-1920), encore un traducteur de Verlaine, en donne une version volontiers érotique et dont l'exacerbation tourne à la caricature (Rédemptions, 1891). En revanche, la tension proprement symboliste, entre vivre et faire oeuvre poétique, habite les Cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke (1875-1926), qui tentent de surprendre dans la légende ou dans la sordide réalité des villes, dans l'histoire et dans l'art même, les moments de double sens, de transgression quand quelque chose de ce monde passe dans l'imaginaire, quand une vision, une parole venue d'ailleurs, brusquement, pénètrent dans le réel: mythe d'Orphée et d'Eurydice, où Hermès, le psychopompe, le dieu passeur, joue un rôle primordial. Des Lettres à un jeune poète se dégagent les exigences de cette vita poetica : la poésie pour le poète est absolument vitale, elle lui apprend que ce monde est un autre, qu'il doit se rendre prêt, à force de renoncement à toute attache, au transport sur la magique montagne où le double sens se révèle. Les Sonnets à Orphée (écrits en 1922) et les Élégies de Duino (écrites entre 1912 et 1922) illustrent cette tension vitale dont l'oeuvre elle-même apparaît comme la manifestation «donnée», en témoignage et en récompense.
Une tension qui n'est pas sans analogie, mais tempérée cette fois par la forme romanesque, plus distante et ironique, structure l'oeuvre de Thomas Mann (1875-1955), de Tonio Kröger (1903) à La Montagne magique (1924), entre la vie, l'art et l'esprit. Et c'est à travers la problématique rendue perceptible par le symbolisme que le travail des écrivains prend son sens jusqu'en 1910 environ.
Le cas de l'Allemagne est peu ou prou transposable à l'Angleterre. Là encore, une tradition, qui comprenait Shakespeare, Keats et Coleridge, les préraphaélites et Ruskin, Emily Brontë et Walter Pater, n'avait pas besoin de la France de 1886 pour être symboliste. C'est pourtant un fait: la révélation de la puissance dangereuse et paradoxale de l'esthétisme vient à Dorian Gray (Le Portrait de Dorian Gray, 1891) par le truchement d'un livre qui est, à peu près, À rebours. Son effet n'est pas tant de révéler un art nouveau que d'exiger de donner réalité, dans la vie, au système littéraire du symbolisme. Il fallut que Wilde, essayiste brillant, écrivain à succès de pièces et de contes, applaudi d'un large public, attestât l'originalité de sa vie, exigeât le droit à l'exception, allât en prison comme Verlaine et devînt en effet un poète maudit. C'est cela, le vertige français des Nineties: donner une efficacité au symbole, construire la vie selon l'art - en somme sortir d'Oxford.
On a peine à imaginer, en France, cette particularité anglaise. Depuis Newman, l'ermitage universitaire anglais protège une tradition d'idéalisme esthétique transmise de Ruskin à Pater, de Pater à Wilde. L'audace sentimentale et catholique y est extrême et peut aller jusqu'au laïcisme et au socialisme; c'est aussi le refuge intellectuel où, même au plus âpre de ses luttes, la fraternité préraphaélite est venue se retremper. C'est là que Morris et Burne-Jones se rencontrent. Swinburne (1837-1909) publia ses premiers vers et ses premiers essais dans une revue d'étudiants oxoniens.
En revanche, après 1890, le mouvement esthétique émigre à Londres, se manifeste dans des revues comme The Yellow Book, emblématique de l'invasion jaune du livre français, illustrée par Aubrey Beardsley. Il entre une part de jeu et de provocation dans cette prise à la lettre des thèmes «décadents» dont la Salomé de Wilde (1891), écrite en français, peut passer pour une illustration caricaturale, si on n'y reconnaît pas, dangereuse et cruelle, la gageure d'incarner le désir de l'autre.
Outre The Yellow Book (1894-1897), The Spirit Lamp (1892-1893), dirigée par lord A. Douglas, l'ami de Wilde, The Albermarle, d'A. Crackanthorpe, et surtout The Savoy, fondé en 1896, représentent l'esprit des Nineties. The Savoy était dirigé par Arthur Symons (1865-1945), poète des Days and Nights (1889), de Silhouettes (1892), d'Amoris Victima (1897), et critique, auteur de The Symboliste Mouvement in Literature (1899). Il joua un rôle capital dans les rapports avec le symbolisme français, et collabora au Mercure de France. D'une manière générale, le mouvement esthétique anglais entretient des relations étroites avec Paris, dans le climat européen de l'Art nouveau, du Jugendstil, et des «sécessions» munichoise puis viennoise. C'est l'époque excitante et curieuse de Max Beerbohm, du Rhymers Club. Outre Wilde, Symons et George Moore qui, du naturalisme au symbolisme, gravitent dans l'orbite parisienne, Stevenson, Synge, Yeats séjourneront à Paris, tandis que Lugné-Poe présente à Londres Pelléas et Mélisande .
Ce symbolisme anglais des Nineties , plus soucieux de modernité morale et sociale, ne renouvela guère les formes littéraires. George Bernard Shaw, qu'on ne saurait réduire à ce mouvement, contesta plus efficacement les valeurs victoriennes. L'expression romanesque sera bouleversée par Joyce (1882-1941) et Virginia Woolf (1882-1941), la poésie par les Américains Ezra Pound (1885-1972) et Thomas Stearns Eliot (1888-1965). D'ailleurs, le système littéraire anglais de ces années-là est envahi lui aussi par les valeurs de l'action -le mouvement esthétique en est une illustration paradoxale, on l'a vu-, et Kipling ou Shaw en sont probablement plus représentatifs.
Mais, avec William Butler Yeats (1865-1939), fondateur du Rhymers Club, John Millington Synge (1871-1909), et le «réveil» irlandais, d'une part, d'autre part James Joyce, leur compatriote rebelle qui choisit l'exil, se dessinent les deux directions simultanées d'un possible symbolisme européen: chez les uns et chez les autres, on trouve la passion des langues et des rythmes, mais tournée vers la langue originelle, l'exploration de l'inconscient et des choses cachées chez Yeats, tandis que, chez Joyce, s'impose la «folie» de l'intégration d'une cinquantaine d'idiomes dans Finnegans Wake (écrit de 1922 à 1939). L'admiration qu'éprouve Ezra Pound et pour Yeats et pour Joyce montre bien comment l'horizon d'une culture européenne se dégageait. Valery Larbaud, André Suarès, André Gide, Léon-Paul Fargue sont à Joyce ce que Huysmans fut à Mallarmé. Il se forme ainsi une société transnationale d'écrivains en Europe et dans les Amériques, dont la source commune est bien le symbolisme.
La carrière du symbolisme en Europe ne s'arrête pas à l'Allemagne et à la Grande-Bretagne. On retrouverait en Russie le schéma familier maintenant: la découverte de Baudelaire et de Verlaine, de Verhaeren et de Maeterlinck par Valerii Brioussov (1873-1924), qui, à l'âge de Stefan George, introduit le mouvement franco-belge en Russie (Les Symbolistes russes, 1894-1895), conduit une politique d'édition (les éditions Scorpion), contribue à créer une revue (Vésy), publie enfin ses poèmes, Me meum esse (1897), Tertia Vigilia (1900). Sans doute entre-t-il bien autre chose que le symbolisme français dans les références européennes du «siècle d'argent» russe: Constantin Balmont (1867-1942) traduit Shelley, Ibsen et Hauptmann. Mais c'est visiblement le système littéraire français que cherche à transposer Brioussov.
Quelques années d'écart avec la date de la réception du symbolisme en Angleterre et en Allemagne expliquent-elles ces différences? L'imagination française, en 1892 ou 1894, a redécouvert les valeurs de l'action et la ferveur de la «vie», elle-même teintée du «roman russe» vu par Vogüé. Et les Russes, de Dostoïevski à Soloviev (1853-1900), n'ont pas attendu Brunetière pour constater la «faillite de la science» occidentale. Ainsi le symbolisme en Russie se nourrit-il de la crise religieuse et morale qui permit en France de le contester.
En même temps, comme le remarque J.-L. Backès dans sa Préface aux Cantiques de la belle dame (1905) d'Alexandre Blok (1880-1921), Brioussov a «introduit d'un seul coup en Russie le symbolisme et le Parnasse»: un projet de recueillement et d'expansion de l'art. Aussi retrouve-t-on, condensées violemment, les grandes tensions fondatrices du symbolisme: d'un côté la recherche formelle, de l'autre la gestation de la langue que parlera l'inconnu qui cherche à se manifester. Lorsque V. I. Ivanov (1866-1949) écrit en 1904 un ouvrage sur le culte de Dionysos, La Religion hellénistique du dieu souffrant, il veut transformer «l'esthétisme» de Nietzsche en une pensée religieuse. Même tendance chez Dimitri Sergueïevitch Merejkovski (1865-1941), admirateur de Darwin et de Spencer comme d'Egar Poe et de Baudelaire, qui déjà, dans Les Causes de la décadence de la littérature russe (1893), analysait le symbolisme d'un point de vue religieux. Sa trilogie romanesque, Christ et Antéchrist (1895-1904), montre symboliquement le déchirement entre le christianisme et le paganisme, insiste sur la nécessité d'une synthèse à laquelle s'oppose l'esprit latin. La Nouvelle Voie, tel est le nom de la revue qu'il fonde avec sa femme, le poète Zénaïde Hippius, où Blok publia ses premiers vers. Ces antagonismes seront souvent figurés par celui de «l'Orient et de l'Occident», titre de la trilogie d'Andréi Biély (1880-1934), dont le premier volume, La Colombe d'argent (1910), raconte le sacrifice d'un intellectuel occidentalisé, offert en victime au peuple mère, mystique et païen.
Ne ramenons pas pour autant ces prétendus «Scythes» (Ivanov) à des épigones de Dostoïevski. D'abord parce que Biély ou Blok sont des écrivains originaux, et de la plus grande espèce, ensuite parce que le «siècle d'argent» exprime une imagination européenne dont on trouverait les harmoniques chez Yeats ou chez Claudel, enfin parce que s'y forma à la modernité -quitte à réagir contre lui violemment- la génération de 1910, «acméistes» comme Nicolas Goumilev et sa femme Anna Akhmatova, comme Ossip Mandelstam, et «futuristes» comme Maïakovski, Khlebnikov ou Pasternak: on le voit, c'est grâce au symbolisme, avec lui en tout cas, que la Russie, à la veille de la grande guerre, participe pleinement aux mouvements littéraires européens.
Pour ce qui concerne les autres pays d'Europe, on trouverait en Hollande et en Belgique flamingante, dès 1885, en synchronie avec Bruxelles, un riche mouvement autour de la revue De Nieuwe Gids et des écrivains comme Willem Kloos, Verwey, A. Prins, Gorter... On soupçonnera la belle régularité avec laquelle le Danemark, du réalisme au naturalisme et au symbolisme, suit à trois ou quatre ans près l'évolution française, la direction singulièrement claire, ferme, toute européenne, que lui indique Karl Brandès. Et, là encore, avec La Tour (Taarnet) se développe dans les années 1890 un symbolisme danois original, marqué par des tendances religieuses: Jens Jorgensen (1866-1956), traducteur de Baudelaire et de Verlaine, admirateur de Huysmans, se convertit au catholicisme; les poèmes de Confession (1894) opposent paganisme (l'élan du «matin») et christianisme (le repos du «soir»). Il y a un symbolisme norvégien, et, dans ce pays où Ibsen (1828-1906) a joué un rôle de fondation dans le symbolisme européen, comme, à un moindre degré, Bjornstjerne Bjornson, il est particulièrement original. La génération symboliste, celle de Sigbjørn Obstfelder (1866-1900), lecteur de Whitman et de Baudelaire, y est dominée par Knut Hamsun (1859-1952). L'étude du folklore et de la culture populaire, si développée en Norvège, donne une pertinence inégalable à cette tendance de la littérature symboliste à vouloir exprimer les désirs profonds de l'inconscient collectif.
Il y a un symbolisme suédois, en tout cas un antinaturalisme, celui de Verner von Heidenstam, sans doute débordé par la personnalité d'August Strindberg (1849-1912), que l'Europe découvre à partir des années 1890. On ne saurait dire que Strindberg soit un symboliste, mais le symbolisme européen a joué un rôle déterminant dans la création du «phénomène» Strindberg. De son passage en France en 1882, c'est le roman naturaliste qu'il pouvait retenir, mais sa correspondance avec Nietzsche, ses séjours à Berlin, puis à Paris (il veut, en 1894-1895, devenir un écrivain français, et Lugné-Poe joue ses Créanciers) montrent assez que la crise spirituelle de l'auteur d'Inferno (écrit en français) est inséparable du climat symboliste, dans lequel il écrit encore Le Chemin de Damas (1898-1904), et la Danse de mort (1900). Et sa «réception» française et allemande est incompréhensible hors de ce climat.
Gabriele D'Annunzio (1863-1938), mieux que Wilde, avant Joyce, a, presque délibérément, construit une carrière européenne. Du même coup, il fait ressortir violemment les stéréotypes du symbolisme: le jeune «berger des Abruzzes» (Primo vere, 1879; Canto novo , 1882) est spontanément un artiste raffiné, un poète naturellement savant. Le poète de la jeune Italie, de l'énergie sensuelle païenne et de la trouble douceur de l'Église et des femmes. Un décadent (Il Piacere, 1889), donc un primitif, et un renaissant. C'est du moins ainsi que l'accueillirent en France Vogüé et la Revue des Deux Mondes. Cet extraordinaire noeud de contradictions donne par là même un sentiment d'unité et d'harmonie, fusion vivante des contradictions du symbolisme: célébrer d'une poésie supra-humaine l'humanité nouvelle (Les Laudi, 1904-1912), chanter avec la voix de sa «race» (La Figlia di Iorio, 1903) et être cependant le plus cosmopolite des poètes. Il a lu et utilisé les Français, de Zola et Goncourt à Barrès en passant par Péladan, mais aussi les Allemands, Schiller, Goethe, Wagner et Nietzsche, et les Anglais, de Shakespeare aux préraphaélites. Il a vu tous les tableaux et les statues de tous les siècles.
L'Espagne nous retiendra à titre de contre-exemple. Il est vrai que, dès 1888, avec Azul, Rubén Darío (1867-1916) exprime le fameux «gallicisme mental» qu'on lui prête toujours, bien que le Nicaraguayen ne visite Paris qu'en 1893, où il rencontre les écrivains du Mercure et visite Moréas. Mais le «modernismo» des années 1890 est surtout un phénomène hispano-américain: c'est un Cubain, Julian del Casal, qui écrit une Salomé, l' Argentin Lugones qui fait connaître Laforgue... En Espagne même, la douloureuse et brillante cristallisation de 1898, après la perte de Cuba, traitera les thèmes de la décadence, ailleurs précurseurs du symbolisme, avec une pertinence, une profondeur, une souffrance où la part de dérision parisienne est exclue, et qui font l'économie des effets d'école. Lecteurs de l'Idearium español d'Angel Ganivet (1865-1898), les écrivains nés dans les années 1870, comme Antonio Machado, Pio Barojá, Ramon del Valle Inclán, Azorín, Maetzu, réagissent tout autrement au sentiment de divorce de la culture et de l'histoire que par le projet symboliste. Ils ne l'ignorent pas : Ganivet est un lecteur de Barrès, Azorín et Maetzu ont séjourné à Paris, et Machado y a rencontré Darío. Mais c'est dans l' hispanité même, celle du siècle d'or, qu'ils découvrent une modernité éternelle. Eux aussi ouvrent à leur manière cette parenthèse où Des Esseintes escamotait les Lumières et les classicismes, mais elle libère chez eux, notamment pour Eugenio d'Ors, le continent du baroque. Seul Valle Inclán peut rappeler, de façon d'ailleurs approximative, certaines images bohèmes qu'offraient Villiers ou Barbey. Le projet de renouvellement de la langue poétique appartient donc prioritairement au modernismo, même si on peut rapprocher de Darío tels ou tels poètes espagnols. Grâce au modernismo, la littérature espagnole entre en résonance avec l'européenne. C'est grâce à lui qu'un Asturias peut se sentir de plain-pied avec le surréalisme et, sans lui, un Borges serait incompréhensible.
Concluons d'abord du symbolisme qu'il prouve l'existence d'une littérature européenne. Au sens géographique, cela va de soi, comme lieu extraordinairement actif d'échanges et d'influences réciproques, cela se vérifie, mais également comme un élément de la structure des oeuvres. Lorsque, à Paris, à Bruxelles, à Amsterdam, vers 1885-1887, se cristallise sous ce nom un système cohérent de représentations, il comporte déjà une quantité impressionnante de références doublement étrangères: extérieures à la France, extérieures aussi au projet français de la littérature. Le romantisme en avait fait autant, et, en effet, le symbolisme, à ne plus l'entendre comme l'histoire d'une génération littéraire, peut apparaître comme le moment d'un rythme séculaire européen qui part de Rousseau, de Diderot, de Young, de Goethe... Il ne naît pas d'une réaction contre les Lumières, mais bien de la tension qui les fondait, entre l'éclairage rationaliste et l'éclairement, la venue au jour de ce qui était jusque-là caché (le peuple, les «barbares», la perversité, le «moi profond»).
Aussi «le symbolisme français» contient-il la recherche d'une fonction nouvelle pour la littérature et signifie-t-il l'interruption d'un courant traditionnel. En même temps constitué en système littéraire national, il articule des oeuvres et des représentations dont on trouverait souvent l'équivalent ailleurs qu'en France, mais qui reçoivent là leur unité et saturent très vite les genres de la production littéraire, poésie, théâtre ou roman. Masse critique qui permet de dater du symbolisme français le début d'un mouvement européen.
En s'étendant de la littérature de langue française à d'autres littératures européennes, dont les conditions et l'importance sociale diffèrent, le symbolisme a pu générer, comme en Autriche et en Russie, des systèmes littéraires nationaux à travers lesquels, pendant quelques années, s'exprimèrent les directions les plus contraires de l'imagination. Même si le mouvement n'atteint pas ce plein degré de développement en Grande-Bretagne ou en Allemagne, un écrivain né entre 1870 et 1890 ne peut guère ignorer son extension. Alors se forme la conscience d'une communauté littéraire où le statut des écrivains, la représentation du lecteur, la portée de l'oeuvre deviennent, en effet, européens. Ainsi Strindberg, Wilde, D'Annunzio, Rilke, Joyce et Pound lui appartiennent-ils. On dira qu'ils sont des cas particuliers, des écrivains voyageurs et polyglottes, mais Gide, Thomas Mann accèdent aussi bien à ce statut. Joyce et Pound sont-ils symbolistes? Du moins ont-ils pu être de grands écrivains grâce à la construction, à travers le symbolisme, d'une Europe littéraire.
Nos instruments d'analyse sont difficiles à transposer au niveau de l'Europe. Et pourtant, sans parler de celui de Finnegans Wake, quel peut-être le lecteur intentionnel d'Il Piacere ou de La Montagne magique, sinon précisément un «Européen»? À l'inverse, les romans et les essais les plus «russes» ont besoin de l'«occidentalisé », personnage actif ou implicite lecteur à qui révéler la Russie. Quant à la représentation de l'oeuvre et à sa garantie: le recours au symbole implique qu'il y a quelque chose (peuple, désir, inconscient...) que l'usage seulement social et «fiduciaire» de la langue interdit d'exprimer. De Mallarmé à Pound, le symbolisme européen cherche une nouvelle destination au langage, et un rapport nouveau à établir avec lui, par approfondissement ou rupture. L'exigence de favoriser tout ce qui peut délivrer le langage de la langue, sociale ou nationale, constitue la garantie littéraire que le symbolisme européen offre aux écrivains et à leurs lecteurs.
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