« Ainsi qu’un rêve », l’Italie de Gérard de Nerval.
« Je vis Nice, Gênes et Florence ; j’admirai le Dôme et la Baptistère, les chefs-d’œuvre de Michel-Ange, la tour penchée et le Campo Santo de Pise. Puis, prenant la route de Spolete, je m’arrêtai dix jours à Rome. Le dôme de Saint-Pierre, le Vatican, le Colisée m’apparurent ainsi qu’un rêve. Je me hâtai de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m’embarquer. » C’est au début d’ « Octavie » qu’on lit ces lignes, témoignant d’un enthousiasme pour l’Italie, d’un « vif désir » qui, à la suite d’un « amour contrarié », conduisit Nerval jusqu’à Naples, où il retourna, entre le 18 novembre et le 1er décembre 1843, à la fin de son voyage en Orient. Trois nouvelles se situent dans cette ville qui fit rêver leur auteur, « Octavie », « Isis » et « Corilla ». On a comparé la première avec « Sylvie » ; la seconde prend plutôt la forme d’un essai, dans lequel Nerval cherche dans la diversité des figures divines l’unité d’une seule, source de vie ; la troisième se compose de dialogues, comme au théâtre ; le personnage de la femme aimée se dissimule sous le masque d’une boutiquière, vendeuse de roses. Dans « Octavie », on trouve cet esprit du récit que j’ai mis en valeur dans les
Chroniques italiennes de Stendhal. Nerval toutefois ne s’intéresse pas tant à la Renaissance qu’au monde antique. C’est en songeant à la Campanie, terre volcanique, terre de feu, qu’il donnera à son célèbre recueil le titre de
Filles du feu. Il songeait aussi à cette filiation caïnite qu’il décrit dans son
Voyage en Orient dans le chapitre consacré à Adoniram, sorte d’artiste forgeron qui fait penser au Los de Blake : « ... l’activité de l’artiste animait seule des mains faites pour pétrir le monde, et courbait seule des épaules faites pour le soulever. »
[2] Le personnage, biblique, participe de la construction du temple sous la direction du roi Salomon (IRois 5, 13-14), puis, dans des textes franc-maçonniques, il est donné comme architecte. Quant aux
Chimères, c’est en songeant à Heine, qu’il avait traduit en 1848 dans
La Revue des Deux Mondes, qu’il trouva ce titre. Il écrivit alors : « La femme est la chimère de l’homme, ou son démon, comme vous voudrez, – un monstre adorable, mais un monstre ; aussi règne-t-il dans toutes ces jolies strophes une terreur secrète. »
[3] Si Nerval a commencé à travailler sur
Aurélia en 1841, lors de sa première crise de folie, il reprit cette nouvelle en 1854. Sans doute peut-on rapprocher ces quelques lignes : « La route semblait s’élever toujours et l’étoile s’agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. »
[4] des premiers vers du poème intitulé « Catherine », de Heine :
Une belle étoile s’élève dans ma nuit,
Une étoile souriante qui me console
Et me promet une vie nouvelle –
Je t’en supplie, ne me mens pas !
[5]
Les étoiles sont aussi celles qui couvrent le manteau noir d’Isis, manteau de nuit, chez Apulée, et que Nerval décrit de même dans « Isis ». « Ma seule
étoile est morte »
[6], écrit Nerval dans « El Desdichado », puis s’en remet au «
Soleil noir de la
Mélancolie ». Dans ce poème désespéré (le titre signifie « Le malheureux »), le Je s’adresse à une deuxième personne :
Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La
fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s’allie.
Le Pausilippe, cette longue colline qui surplombe à l’ouest de la ville le golfe de Naples, tient son nom du grec
pausilypos, signifiant « qui apaise le chagrin », adjectif que l’on trouve notamment dans
Les Bacchantes d’Euripide et qui désigne la vigne, donnée aux mortels par Dionysos. Le messager décrit le délire des bacchantes : « Dans leurs cheveux elles portent du feu : il ne les brûle pas. »
[7] La rose revient dans « Artémis » : « La rose qu’elle tient, c’est la
Rose trémière »
[8], qui est aussi celle de la dame suivie dans le rêve,
[9] dans
Aurélia, et Nerval affirme, dans « vers dorés » : « Chaque fleur est une âme à la Nature éclose »
[10]. Le poète trouve chez la bohémienne, amante d’une nuit, « une figure de sainte Rosalie, couronnée de roses violettes »
[11] ; elle est dans « Artémis » : « Rose au cœur violet, fleur de sainte Gudule »
[12]. Rosalie, jeune fille noble née en Sicile au douzième siècle, se retira pour prier dans une grotte du mont Pellegrino sur les conseils de la Vierge, qui lui était apparue. Ayant fait cesser la peste au dix-septième siècle à Palerme, elle devint patronne de la ville. Gudule, sainte nationale de Belgique et patronne de la ville de Bruxelles, passa sa vie en prière. Elle se rendait à l’église du Saint-Sauveur avec une lanterne, que le diable lui éteignait ; un ange venait alors la lui rallumer. Dans son symbolisme chrétien, la rose associe la coupe contenant le sang du Christ, le Graal, à la figure de la Vierge. Devenant rosace, elle s’associe à la roue, symbolisant dès lors la totalité du monde. Isis, par la coupe contenant les eaux du Nil, s’associe à ce symbolisme. Le violet, couleur que Nerval attribue aux roses de Rosalie et de Gudule, est la couleur du Carême, attente du sacrifice conçu comme promesse de renouveau : « La victime céleste est présentée par le marbre ou la cire, avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles viennent toucher et baiser pieusement. Mais le troisième jour tout change : le corps a disparu, l’immortel s’est révélé ; la joie succède aux pleurs, l’espérance renaît sur la terre ; c’est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps. »
[13] Chez Apulée, que Nerval cite dans « Isis », la rédemption de Lucius, son retour à l’humanité, s’effectue grâce aux roses que porte le prêtre d’Isis avec le sistre et que l’âne doit cueillir pour se débarrasser de « ce cuir bestial qui te recouvre et qui me fait depuis longtemps horreur »
[14]. La rose, associée au sistre d’Isis, se lie donc au chant, ainsi qu’aux heures, comme nous le dit le poète. De la sorte se crée une figure à la fois une et en perpétuelle métamorphose (« c’est l’identité primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque changeant ! »
[15]), qui peut porter des noms multiples. Elle devient Artémis, étroitement liée à son amant, dans le sonnet qui porte ce titre :
La Treizième revient... C’est encor la première ;
Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment ;
Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?
Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...
[16]
Nerval cherche à faire ressurgir une unité, origine de toute chose, dans la diversité des phénomènes, renouant le devenir et ses altérations à la conscience une et entière d’une source en soi toujours renouvelée. Cette aspiration le pousse à un syncrétisme qui ne dénotait guère au dix-neuvième siècle ; on songe notamment, plus tardivement, à la méthode comparatiste de James George Frazer, auteur du
Rameau d’or (1890), qui aura une influence sur certains poètes du vingtième siècle, notamment T.S. Eliot et Robert Graves, de façon différente pour l’un et pour l’autre. Nerval, lui, dans « Isis », mentionne l’ouvrage de Constantin-François Volney (1757-1820),
Les Ruines, ou Méditation sur les Révolutions des Empires (1791), dans lequel ce penseur médite sur la décadence des empires et la multiplicité des systèmes religieux, aboutissant à la prise de conscience manifestée par la Révolution française. L’être humain doit s’organiser pour créer les conditions de son bien-être terrestre sans accuser la fatalité. A Volney, Nerval associe Charles-François Dupuis (1742-1809), auteur, en 1795, de
L’Origine de tous les cultes ou religion universelle. Cet idéologue se réclame lui aussi de l’athéisme, au nom de la philosophie ; seule existe la Nature. Nerval se démarque de ce courant, refusant d’ignorer la « part de révélation divine »
[17] dans « tous les cultes intelligents ». Robert Graves, lui, ne désespérait pas de réconcilier « la religion et l’intellect »
[18] et aspirait à faire émerger les figures originelles. De Nerval à Robert Graves, on peut établir quelques analogies. Ce feuilleté du devenir, entre mythe et Bible, figures chrétiennes et païennes, issues de la perception que le singulier a de ses propres métamorphoses, appartient pleinement à l’esprit de la narration.
« Octavie » ou l’esprit du récit
Le voyage, ainsi que la nouvelle, naissent d’un « vif désir »
[19], suscité par la nostalgie d’un « amour contrarié ». Le poète est donc l’objet (« un vif désir me prit ») d’un élan dans l’instant présent qui du passé tente de faire surgir l’avenir à l’aide des sens, odorat, puis vision et ouïe mêlées ; une voix surgit. Cet éveil s’associe à trois lieux d’Italie, Terni, ville ombrienne au nord de Rome en direction d’Ancône, où se trouve la cascade créée artificiellement au troisième siècle avant Jésus-Christ afin de canaliser les eaux du Velinus ; les cascades du Teverone, à Tivoli, ainsi que le lac Trasimène, entre Pérouse et Cortone, qui vit la victoire d’Hannibal en 217 avant Jésus-Christ. Nerval nomme la cascade, les « sources écumantes » du Teverone, les « roseaux de Trasimène » ainsi qu’une « voix délicieuse, comme celle des sirènes ». L’eau, comme par la figure d’Isis, s’allie à la voix, et donc au chant. La « jeune fille anglaise, dont le corps délié fendait l’eau verte auprès de moi » est nommée « fille des eaux ». Cette ondine, qui a pour nom Octavie, donne au poète un poisson, qui participe peut-être de l’analogie entre le « culte égyptien »
[20] et « la religion naissante du Christ », représenté par les premiers Chrétiens sous la forme d’un poisson, tandis que la déesse Isis apparaît à Apulée comme Vénus sortant de l’eau, une lampe dans une main, surmontée d’un aspic. Avec ses « dents d’ivoire »
[21], Octavie évoque la porte des songes que Nerval reprend à Homère au début d’
Aurélia. Il nomme la sibylle de Tibur (ancien nom de Tivoli), liant le monde antique à la scène moderne (« un vaste salon rempli d’étrangers ») et au dédale des rues de Naples. On rencontre dans cette cité le même monde cosmopolite que décrivent Henry James, et surtout Thomas Mann, à Venise. Cet aspect tient de l’esprit de la narration. L’enchevêtrement de l’antique et du moderne se poursuit, dans les salons de la marquise Gargallo, par l’évocation des Grâces, d’Eleusis et de Vesta, le monde grec se mêlant au monde latin dans cette Campanie qui fut dénommée Grande Grèce.
Dans la nuit, au sortir du palais, Naples se transforme en un labyrinthe où se perdre jusqu’au songe ; il s’agit également d’une descente aux enfers du délaissement : « Mourir, grand Dieu ! pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s’il n’y avait que ma mort qui fût l’équivalent du bonheur que vous promettez ? La mort ! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m’apparaît couronnée de roses pâle, comme à la fin d’un festin ; [...]. Je ne suis pas belle, mais je suis bonne et secourable, et je donne pas le plaisir, mais le calme éternel. »
[22] La figuration de la mort offre un des aspects de la déesse lunaire, Artémis, à la fois treizième et première. Nerval rappelle, dans « Isis », que la déesse se nomme également Hécate.
[23] Dans la chambre « mystique »
[24] de la bohémienne, se trouvent pêle-mêle des « ornements d’église », une « madone noire » et une « figure de sainte Rosalie », la simplicité originelle des « quatre éléments » associés à des « divinités mythologiques », ainsi que des « vases étrusques », un bric-à-brac tout italien en somme, illustrant ce riche feuilleté du devenir qu’incarne la péninsule. Tenant dans ses bras le «
bambino »
[25], la jeune femme devient alors, elle aussi, une madone, et le poète accomplit une forme de chemin de croix, songeant à « aller demander compte à Dieu de [sa] singulière existence »
[26], puis retrouvant la « force », la « résolution », le « pouvoir » de parvenir à l’amour. La nuit ouvre dès lors sur une aube, et sur une ascension, créatrice d’un souffle neuf : « .. à mesure que je gravissais la montagne, l’air pur du matin venait gonfler mes poumons ; je me reposais délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplais sans terreur le Vésuve couvert encore d’une coupole de fumée. » La treille s’associe là aussi à l’apaisement, et le feu ne brûle pas.
La descente qui suit, « dans la ville souterraine » d’Herculanum, s’inscrit comme une attente, allant vers une double rencontre, celle d’Octavie qui, comme Antigone, guide son père malade, et celle d’Isis, dans son temple, à Pompéi. Le poète, dans le dédale de l’antique cité, trouve aisément son chemin et le couple qu’il forme avec la jeune anglaise se métamorphose : « Elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse, et je me vis chargé du rôle d’Osiris dont j’expliquai les divins mystères. »
[27] Le jeu analogique se nourrit véritablement de songe, qui glisse, transparent, sur l’événement : « Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait réveillé un ancien amour dans mon cœur, et toute la tristesse qui avait succédé à cette nuit fatale où le fantôme du bonheur n’avait été que le reproche d’un parjure. » Comme dans « Corilla », la femme aimée se dissimule sous un masque afin d’éprouver ses amants. Elle se fait figure initiatique et voix du chant que le poète lui compose comme à une muse aux visages multiples, capables de se substituer l’un à l’autre, ou de se superposer, sans craindre la disparité des époques. « O mystère de l’âme humaine ! » Le Je en miroir est à la fois unique à la source et divers en ses métamorphoses. « Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ? »
[28] On retrouve cette diversité analogique dans « Isis » et le même lien au chant.
Isis, la source et ses échos
La visite à Pompéi qui s’annonce au début d’« Isis » se situe à la suite d’un certain nombre d’occasions antérieures. Est tout d’abord évoqué le « voyage »
[29] qu’elle constituait avant « l’établissement du chemin de fer de Naples », voyage invitant à une exploration nocturne de la cité antique, en « remontant le cours des siècles » : « ... la lune paisible convenait mieux peut-être que l’éclat du soleil à ce ruines, qui n’excitent tout d’abord ni l’admiration ni la surprise, et où l’antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste. » Notons la personnalisation du temps dans l’attribution à l’époque antique d’une parure légère, plutôt féminine.
La seconde occasion implique également une présence nocturne dans les ruines, pour une reconstitution « des usages de l’antique colonie romaine ». C’est à ce moment-là que Nerval situe son évocation d’Isis. « Cette fête donna lieu aux recherches suivantes, touchant les formes qu’affecta le culte égyptien lorsqu’il en vint à lutter directement avec la religion naissante du Christ. » La figure de la déesse se complète, en miroir, de celle de son fils et amant, ainsi que l’a décrite Robert Graves dans
La Déesse blanche en 1948. « Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime d’un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour ! »
[30] Le rituel figure la mort et la résurrection. « Une évolution nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les témoignages religieux des divers temps. Il serait si beau d’absoudre et s’arracher aux malédictions éternelles les héros et les sages de l’Antiquité ! »
[31] Les figures et les époques, de l’Antiquité à nos jours, se superposent en transparences analogiques révélatrices d’un même mystère. Nerval souhaite effectuer une reprise qui permette d’échapper à la mort de Dieu, voulue par les idéologues et annoncée par Hegel, mort de Dieu qui est aussi aliénation du sujet à sa source vive :
Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Saïs ! le plus hardi de tes adeptes s’est-il donc trouvé face à face avec l’image de la Mort ?
Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l’excès contraire et d’essayer de se reprendre aux illusions du passé ?
[32]
Nerval compare Isis et Horus avec la Vierge à l’Enfant, toutes deux associées au symbole lunaire. Parlant de « transsubstantiation »
[33], il suggère une analogie entre la coupe de l’eau du Nil, eau du renouveau, et le Graal. Il décrit la déesse comme le fit Apulée au Livre XI de ses
Métamorphoses. Il cite également l’auteur latin. La déesse, en ses différentes identités, s’avère, comme l’a démontré Graves, déesse de la vie, de l’amour et de la mort, conciliation d’un destin ambivalent avec cette force intérieure, dont parlait Nerval dans « Octavie », qui se fait guide au travers de l’épreuve. « Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché »
[34], écrit-il dans « Vers dorés ». Le monde animé est un monde de correspondances. Le sujet est celui qui est capable de s’orienter dans le labyrinthe de l’existence à l’aide des figures qui en incarnent les métamorphoses, « c’est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps »
[35].
Nerval parvient à cette conclusion lors de son second voyage à Naples, alors qu’il revenait d’Egypte. La descente aux éléments simples, aux origines, permet de percer les strates du temps en les assemblant, comme on assemble les figures qui toutes, si on en éprouve le rayonnement, donnent en leur résonance de miroirs la saveur métamorphique de la source vitale. L’eau du Nil, manifestant « le miracle de la miséricorde divine »
[36], « source de guérisons et de miracles », est au centre du rituel et de ses chants, qui suivent les métamorphoses du jour. C’est bien dans le temps que l’on se situe et toutes ces figures, toutes ces métamorphoses feuilletant le devenir, tentent à chaque fois de rassembler les strates du passé, plus ou moins récentes, plus ou moins lointaines, pour le projeter dans un avenir ouvert, parce que trempé à sa source singulière. « ... ou plutôt n’est-il pas vrai qu’il faut réunir tous ces modes divers d’une même idée, et que ce fut toujours une admirable pensée théogonique de présenter à l’adoration des hommes une Mère céleste dont l’enfant est l’espoir du monde ? »
[37]
L’Italie, terre aux passés multiples, attire à elle ceux qui rêvent d’inscrire le récit dans le très vaste temps, où l’être peut trouver la dimension adéquate à son vif désir de vivre. « Ayant prononcé ces adorables paroles, l’invincible déesse disparaît et se recueille
dans sa propre immensité. »
[38] Nerval nomme la « cabale »
[39] dans la deuxième partie d’
Aurélia et l’on songe au
tzimtzoum, ou retrait de Dieu après la Création, l’un se déployant dans le langage et dans le devenir. C’est en tout cas une conception incarnée du devenir qu’il nous propose, incarnée dans l’histoire humaine, ses figures et sa narration renouvelée. « Le fidèle croyait même à la présence réelle d’Osiris dans l’eau du Nil », écrit-il, s’opposant à l’abstraction hégélienne et à une conception du symbole comme signe, déduit de la mort de la réalité sensible. Il nomme Hegel
[40] dans son adresse à Alexandre Dumas qui vient en préface aux
Filles du feu, qualifiant d’obscure sa métaphysique et affirmant que ses sonnets des
Chimères ne le sont guère davantage. Le philosophe allemand énonce, dans son
Esthétique, que si, pour le catholique, « le pain consacré est le corps réel de Dieu, le vin son sang réel »
[41], « le symbolique n’émerge que dans la religion réformée, qui sépare explicitement le spirituel du sensible, et conçoit alors l’objet extérieur comme une simple indication vers une signification qui s’en distingue »
[42]. Cette coupure entre l’esprit et la vie, c’est exactement ce que Nerval, et Graves plus tard, contestent : « Tout est sensible ! »
[43], s’écrie le premier dans ses « Vers dorés ». Il arrime le langage à la matière, ne lui permettant pas de s’égarer dans ce que Kierkegaard appelait le possible, ou réalité pensée : « A la matière même un verbe est attaché... » Le signe, détaché de sa réalité sensible, équivaut à la mort et, soulevant le voile de la déesse de Saïs, on se trouve « face à face avec l’image de la Mort »
[44], avec un objet inanimé arraché à l’instant singulier et voué à l’inerte. Le vers final de ce sonnet évoque les étincelles des Cabalistes, dissimulées sous les écorces, garantes de l’incarnation de l’esprit dans la Création, ou monde révélé à la lumière de la parole : « Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres ! » Le sujet refuse de la sorte d’abdiquer sa plénitude d’être. C’est son « vif désir »
[45] qui le fonde. L’Italie, déployant à ciel ouvert les strates du temps et les degrés du récit, permet cette descente à la source première dans le dépouillé de l’origine.