L’imagerie du Rhinocéros
ION MAGIRU, UNIVERSITÉ “OVIDIUS” DE CONSTANTZA
Botard - D’abord, savez-vous ce que c’est qu’un rhinocéros?
Daisy - C’est un…c’est un très gros animal, vilain.
B - Et vous vous ventez d’avoir une pensée précise. Le rhinocéros, mademoiselle…
Papillon - Vous n’allez pas nous faire un cours sur le rhinocéros ici. Nous ne sommes pas à l’école.
B - C’est bien dommage! (Ionesco, Rhinocéros)
1. La scène discursive
Dans ce travail, nous nous proposons d’analyser les représentations culturelles qui sous-tendent la figure symbolique du rhinocéros. Pour ce faire, nous travaillerons à partir de quelques repères mythiques, iconographiques, psychanalitiques et littéraires et de leur réverbération (manifeste ou occulte) dans l’espace fictionnel de la pièce Rhinocéros d’Eugène Ionesco. Quels rapports se tissent entre la tératologie et la culture? Quels sont les imaginaires qui entrent en jeu au moment de la mise en scène d’une bête cornue à la peau rugueuse? Comment ces représentations culturelles s’inscrivent-elles dans la scène discursive d’une pièce de théâtre du XX-e siècle? Ces questions, parmi d’autres, permettront de relancer la discussion sur les images archaïques et les tensions qui sous-tendent leur relation avec un milieu culturel moderne.
2. L’irruption de l’insolite
Il y a une logique du symbole, non pas au sens de la logique conceptuelle, résultat d’un processus inductif-déductif rigureux mais au sens d’une structuration d’ordre sémantique sur plusieurs plans, qui associe l’hétérogénéité et la variabilité des éléments constitutifs à une matrice invariable. La cohérence qui sous-tend tout symbole dérive de la constance et de la relativité d’un ensemble mobile de relations entre plusieurs termes.1 Cette cohérence à géométrie variable ou plutôt sa perception fluctuante sont dues à la diversité des horizons d’interprétation, fortement marqués par des contextes culturels. Certains systèmes symboliques tombent en désuétude, hibernent et même disparaissent au fur et à mesure que les structures matricielles cessent d’être productives. Parfois, un noyau archaïque réduit à l’état de simple vestige résurgit dans les contextes les plus improbables, bénéficiant d’une réinvestition psychologique inattendue. C’est le cas du rhinocéros ionescien.
Dans une petite ville de province, un dimanche, aux environs de midi, quelques personnages anodins - un épicier et sa femme, un patron du café, une serveuse, un vieux monsieur, un logicien et deux amis, Jean et Béranger - assistant, plus interloqués qu'effrayés, à l’apparition inopinée et stupéfiante d’un rhinocéros dans la routine de leur train - train quotidien.
Quelque chose d’insolite, d’inadmissible, de contraire à l’ordre naturel s’introduit ainsi dans un monde normal, banal, terre-a-terre: l’apparition d’un second rhinocéros amplifie la déroute. Tous les témoins de l’apparition des rhinocéros sont d’abord étonnés et choqués mais cet étonnement est, bizarrement, de courte durée: alors que c’est la présence même d’un rhinocéros qui devrait choquer, le débat porte imédiatement sur des aspects secondaires L'invraisemblance, le scandale même du phénomène ne sont pas perçus. La discussion futile qui
suit porte sur trois points : Est-ce le même rhinocéros ? Avait-il une corne ou deux sur le nez ? Et, selon le cas, est-ce un rhinocéros d'Asie ou un rhinocéros d'Afrique ?
La victoire des rhinocéros sur les hommes est déjà acquise puisque ce n’est pas leur présence qui est remise en question mais la manifestation de cette présence Il n’y a rien à redire sur le fond (il y a des rhinocéros), ce n’est que la forme (à quoi ressemblent-ils vraiment?) qui surprend encore un peu mais pas pour longtemps2.
3. Au moment où éclate son irrécusable flagrance…
Selon la théorie déjà classique de Roger Caillois3, le fantastique est une anomalie qui se manifeste au sein du réel canonique, une intrusion inattendue qui surprend, déroute, inquiète. Il signifie la fissure, la contradiction par lesquels l’anormalité s’infiltre subrepticement ou brusquement dans le déroulement tranquille de la banalité quotidienne. L’apparition inexplicable des rhinocéros dans ce monde s’inscrit parfaitement dans le schéma structurel du fantastique. L’inexplicable a besoin d’une explication, mais nul réponse ne semble convenir.
Botard, l’ancien instituteur devenu militant pour la “cause du peuple” est le porte - parole de la fonction sceptique.Des rhinocéros dans la ville? C’est une histoire à dormir debout, ce sont des racontars, c’est un mythe, une psychose collective, un effet de la religion - l’opium du peuple - un stratagème occulte et manifeste à la fois (le paradoxe lui appartient). Le scepticisme cède devant la manifestation irrécusable, l’invraisemblable devient fait. Au moment où il est confronté avec l’irrécusable flagrance du fait constatable, son négativisme prend une tournure paranoïaque: les rhinocéros existent mais en tant qu’éléments d’un complot maléfique dont il est le seul à connaître les dessous. Le fantastique nié se déplace dans le domaine non moins fantastique d’une explication conspirationiste de l’histoire.
Le fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une irruption insolite presque insupportable dans le monde réel. Dans certains récits fantastiques qui ont pour thème l’irruption de l’insolite, l’auteur ne va pas jusqu’au bout du scandale et par quelque artifice résorbe le fantastique: ce n’est qu’un rêve, une hallucination, un délire ou …une métaphore politique. La symbolisation réductrice (il s’agit apparemment d’une allégorie du totalitarisme d’extrême droite) bien que justifiée par les propos de l’auteur même, n’épuise pas les latences du figuratif. Rhinocéros est peut être une pièce anti-nazie mais elle est surtout une piece contre toutes les hystéries collectives, contre les épidemies idéologiques qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées ou de leur négation radicale, contre les idéologies alibi ou prêt-à-porter. Déplaçant le fantastique sans l’abolir, l’inconcevable reste intact, l’inexplicable est reinvesti. Ouverts vers l’avenir, ces grands récits totalisants annexent aussi le passé, dans une rétroaction burlesque:
Daisy - Mon cousin est devenu rhinocéros et sa femme. Sans compter les personnalités: le cardinal de Retz, Mazarin, le duc de saint Simon.
Béranger - Nos classiques.
Anachronisme absurde ou fantastique, la rhinocérite reste inexplicable, en deçà ou au-delà du fantastique. “Magie des profondeurs”4, bloquée par un élement de nature tout aussi
obscure et inexplicable (to katechon)5. La résistence de Béranger n’est pas due à une contre-idéologie ou à une éthique. Peste émotionnelle ou inversion des pôles (enantiodromie), la rhinocérite est là, réitérable puisqu’inguérissable, comme une fissure béante dans la rationalité de l’univers.
4. Les mutations d’un règne à l’autre
La métamorphose des hommes en rhinocéros déplace l’anomalie du niveau de la simple apparition à celui, plus fantastique, de la mutation. Les mutations bizarres d’un règne à l’autre ne sont pas une chose rare dans l’oeuvre d’Ionesco. Les animaux vers lesquelles se dirigent les préférences du dramaturge se constituent dans un bestiaire significatif quant à la stupidité et à l’esprit grégaire6. Dans Tueurs sans gages, Ionesco opte pour les oies, car elles désignent la naïveté. Dans le Tableau, le protagoniste se transforme en âne, métamorphose qui traduit l’anéantissement de la personnalité. Dans Jacques ou la soumission, Jacques se met à courir autour de la mariée et devient cheval. La régression vers l'animal est accomplie à la fin de la même pièce puisqu'elle remonte à l'âge préhistorique:
"...Sur la scène, les acteurs poussent de vagues miaulements en tournant, des gémissements bizarres, des coassements (...). On aperçoit encore Jacques et Robert grouiller sur la scène. On entend leurs gémissements, leurs soupirs (...) Tout le monde a disparu, sauf Roberte. On voit seulement sa figure pâle, aux trois nez, se dandiner, et ses neuf doigts s'agiter comme des reptiles." (Jacques ou la soumission).
Dans Voyage chez les morts, il y a deux femmes volailles7, dans L'avenir est dans les oeufs ou Il faut de tout pour faire un monde, les oeufs pondus par Roberte deviennent des empereurs, des policiers, des marxistes...
La procréation de l'espèce animale est l'unique devoir de l'humanité bestiale. Un monde poulailler, se multipliant par "oeufs" équivaut à un avenir cauchemardesque de l'humanité uniformisée dans l'animalité. Chez certains personnages le penchant vers l'animalité se fait à travers de courts moments de perte de la raison. C'est surtout l'agressivité, une agressivité presque animale qui ne cesse de monter dans la scène 1 de la Cantatrice chauve. Mme Smith, lors de son altercation avec son mari "montre ses dents". Il est evident que ces cas d’hybridisation ne dépassent pas le niveau de l’apologue, mais ils annoncent des transformations encore plus effrayantes.
vezi textul integral:
L’imagerie
du Rhinocéros
ION
MAGIRU, UNIVERSITÉ “OVIDIUS” DE CONSTANTZA
Botard - D’abord, savez-vous ce
que c’est qu’un rhinocéros?
Daisy - C’est un…c’est un
très gros animal, vilain.
B - Et vous vous ventez d’avoir
une pensée précise. Le rhinocéros, mademoiselle…
Papillon - Vous n’allez pas
nous faire un cours sur le rhinocéros ici. Nous ne sommes pas à
l’école.
B - C’est bien dommage!
(Ionesco, Rhinocéros)
1.
La scène discursive
Dans
ce travail, nous nous proposons d’analyser les représentations
culturelles qui sous-tendent la figure symbolique du rhinocéros.
Pour ce faire, nous travaillerons à partir de quelques repères
mythiques, iconographiques, psychanalitiques et littéraires et de
leur réverbération (manifeste ou occulte) dans l’espace
fictionnel de la pièce Rhinocéros
d’Eugène Ionesco. Quels rapports se tissent entre la tératologie
et la culture? Quels sont les imaginaires qui entrent en jeu au
moment de la mise en scène d’une bête cornue à la peau
rugueuse? Comment ces représentations culturelles s’inscrivent-elles
dans la scène discursive d’une pièce de théâtre du XX-e siècle?
Ces questions, parmi d’autres, permettront de relancer la
discussion sur les images archaïques et les tensions qui
sous-tendent leur relation avec un milieu culturel moderne.
2.
L’irruption de l’insolite
Il
y a une logique du symbole, non pas au sens de la logique
conceptuelle, résultat d’un processus inductif-déductif rigureux
mais au sens d’une structuration d’ordre sémantique sur
plusieurs plans, qui associe l’hétérogénéité et la variabilité
des éléments constitutifs à une matrice invariable. La cohérence
qui sous-tend tout symbole dérive de la constance et de la
relativité d’un ensemble mobile de relations entre plusieurs
termes.1
Cette cohérence à géométrie variable ou plutôt sa perception
fluctuante sont dues à la diversité des horizons d’interprétation,
fortement marqués par des contextes culturels. Certains systèmes
symboliques tombent en désuétude, hibernent et même disparaissent
au fur et à mesure que les structures matricielles cessent d’être
productives. Parfois, un noyau archaïque réduit à l’état de
simple vestige résurgit dans les contextes les plus improbables,
bénéficiant d’une réinvestition psychologique inattendue. C’est
le cas du rhinocéros ionescien.
Dans
une petite ville de province, un dimanche, aux environs de midi,
quelques personnages anodins - un épicier et sa femme, un patron du
café, une serveuse, un vieux monsieur, un logicien et deux amis,
Jean et Béranger - assistant, plus interloqués qu'effrayés, à
l’apparition inopinée et stupéfiante d’un rhinocéros dans la
routine de leur train - train quotidien.
Quelque
chose d’insolite, d’inadmissible, de contraire à l’ordre
naturel s’introduit ainsi dans un monde normal, banal,
terre-a-terre: l’apparition d’un second rhinocéros amplifie la
déroute. Tous les témoins de l’apparition des rhinocéros sont
d’abord étonnés et choqués mais cet étonnement est,
bizarrement, de courte durée: alors que c’est la présence même
d’un rhinocéros qui devrait choquer, le débat porte imédiatement
sur des aspects secondaires L'invraisemblance, le scandale même du
phénomène ne sont pas perçus. La discussion futile qui suit porte
sur trois points : Est-ce le même rhinocéros ? Avait-il une corne
ou deux sur le nez ? Et, selon le cas, est-ce un rhinocéros d'Asie
ou un rhinocéros d'Afrique ?
La
victoire des rhinocéros sur les hommes est déjà acquise puisque
ce n’est pas leur présence qui est remise en question mais la
manifestation de cette présence Il n’y a rien à redire sur le
fond (il y a des rhinocéros), ce n’est que la forme (à quoi
ressemblent-ils vraiment?) qui surprend encore un peu mais pas pour
longtemps2.
3.
Au moment où éclate son irrécusable flagrance…
Selon
la théorie déjà classique de Roger Caillois3,
le fantastique est une anomalie qui se manifeste au sein du réel
canonique, une intrusion inattendue qui surprend, déroute, inquiète.
Il signifie la fissure, la contradiction par lesquels l’anormalité
s’infiltre subrepticement ou brusquement dans le déroulement
tranquille de la banalité quotidienne. L’apparition inexplicable
des rhinocéros dans ce monde s’inscrit parfaitement dans le schéma
structurel du fantastique. L’inexplicable a besoin d’une
explication, mais nul réponse ne semble convenir.
Botard,
l’ancien instituteur devenu militant pour la “cause du peuple”
est le porte - parole de la fonction sceptique.Des rhinocéros dans
la ville? C’est une histoire à dormir debout, ce sont des
racontars, c’est un mythe, une psychose collective, un effet de la
religion - l’opium
du peuple - un
stratagème occulte et manifeste à la fois (le paradoxe lui
appartient). Le scepticisme cède devant la manifestation
irrécusable, l’invraisemblable devient fait. Au moment où il est
confronté avec l’irrécusable flagrance du fait constatable, son
négativisme prend une tournure paranoïaque: les rhinocéros
existent mais en tant qu’éléments d’un complot maléfique dont
il est le seul à connaître les dessous. Le fantastique nié se
déplace dans le domaine non moins fantastique d’une explication
conspirationiste de l’histoire.
Le
fantastique manifeste un scandale, une déchirure, une irruption
insolite presque insupportable dans le monde réel. Dans certains
récits fantastiques qui ont pour thème l’irruption de l’insolite,
l’auteur ne va pas jusqu’au bout du scandale et par quelque
artifice résorbe le fantastique: ce n’est qu’un rêve, une
hallucination, un délire ou …une métaphore politique. La
symbolisation réductrice (il s’agit apparemment d’une allégorie
du totalitarisme d’extrême droite) bien que justifiée par les
propos de l’auteur même, n’épuise pas les latences du
figuratif. Rhinocéros
est peut être une
pièce anti-nazie mais elle est surtout une piece contre toutes les
hystéries collectives, contre les épidemies idéologiques qui se
cachent sous le couvert de la raison et des idées ou de leur
négation radicale, contre les idéologies alibi ou prêt-à-porter.
Déplaçant le fantastique sans l’abolir, l’inconcevable reste
intact, l’inexplicable est reinvesti. Ouverts vers l’avenir, ces
grands récits
totalisants annexent aussi le passé, dans une rétroaction
burlesque:
Daisy
- Mon cousin est devenu rhinocéros et sa femme. Sans compter les
personnalités: le cardinal de Retz, Mazarin, le duc de saint Simon.
Béranger
- Nos classiques.
Anachronisme
absurde ou fantastique, la rhinocérite reste inexplicable, en deçà
ou au-delà du fantastique. “Magie des profondeurs”4,
bloquée par un élement de nature tout aussi obscure et
inexplicable (to
katechon)5.
La résistence de Béranger n’est pas due à une contre-idéologie
ou à une éthique. Peste émotionnelle ou inversion des pôles
(enantiodromie),
la rhinocérite est là, réitérable puisqu’inguérissable, comme
une fissure béante dans la rationalité de l’univers.
4.
Les mutations d’un règne à l’autre
La
métamorphose des hommes en rhinocéros déplace l’anomalie du
niveau de la simple apparition à celui, plus fantastique, de la
mutation. Les mutations bizarres d’un règne à l’autre ne sont
pas une chose rare dans l’oeuvre d’Ionesco. Les animaux vers
lesquelles se dirigent les préférences du dramaturge se
constituent dans un bestiaire significatif quant à la stupidité et
à l’esprit grégaire6.
Dans Tueurs sans
gages, Ionesco opte
pour les oies, car elles désignent la naïveté. Dans le
Tableau, le
protagoniste se transforme en âne, métamorphose qui traduit
l’anéantissement de la personnalité. Dans Jacques
ou la soumission,
Jacques se met à courir autour de la mariée et devient cheval. La
régression vers l'animal est accomplie à la fin de la même pièce
puisqu'elle remonte à l'âge préhistorique:
"...Sur
la scène, les acteurs poussent de vagues miaulements en tournant,
des gémissements bizarres, des coassements (...). On aperçoit
encore Jacques et Robert grouiller sur la scène. On entend leurs
gémissements, leurs soupirs (...) Tout le monde a disparu, sauf
Roberte. On voit seulement sa figure pâle, aux trois nez, se
dandiner, et ses neuf doigts s'agiter comme des reptiles."
(Jacques ou la
soumission).
Dans
Voyage chez les morts,
il y a deux femmes volailles7,
dans L'avenir est dans
les oeufs ou Il
faut de tout pour faire un monde,
les oeufs pondus par Roberte deviennent des empereurs, des policiers,
des marxistes...
La
procréation de l'espèce animale est l'unique devoir de l'humanité
bestiale. Un monde poulailler, se multipliant par "oeufs"
équivaut à un avenir cauchemardesque de l'humanité uniformisée
dans l'animalité. Chez certains personnages le penchant vers
l'animalité se fait à travers de courts moments de perte de la
raison. C'est surtout l'agressivité, une agressivité presque
animale qui ne cesse de monter dans la scène 1 de la Cantatrice
chauve. Mme Smith,
lors de son altercation avec son mari "montre ses dents".
Il est evident que ces cas d’hybridisation ne dépassent pas le
niveau de l’apologue, mais ils annoncent des transformations encore
plus effrayantes.
Comme
dans l’Apocalypse
ou dans le
Physiologus, Ionesco
a donné au mal le visage de la bête8.
Voulant proposer un sigle du fanatisme, Ionesco, meurtri par les
souvenirs traumatisants de sa jeunesse, déclare:
“J’avais
l’impression physique que j’avais affaire à des êtres qui
n’étaient pas des humains, qu’il n’était pas possible de
s’entendre avec eux (…). J’ai eu l’idée de peindre sous les
traits d’un animal ces hommes déchus dans l’animalité”.9
Ionesco
cherche dans les dictionnaires et fait un choix dont il rend compte
avec humour:
“Le
taureau? Non, trop noble. L’Hyppopotame? Non, trop mou. Le buffle?
Non, Les buffles sont américains, pas d’allusions politiques. Le
rhinocéros! Enfin, je voyais mon rêve se matérialiser, se
concrétiser, devenir réalité, masse”.10
5. Le
rhinocéros gravé de Dürer entre en scène
Mais le
rhinoceros n’est pas une simple entrée de dictionnaire, une
trouvaille due plus ou moins au hasard. Ionesco n’a pas inventé
le rhinocéros culturel car l’animal a une très longue
histoire, depuis les caves de Lascaux jusqu’au rhinocéros cosmique
de Dali. Paul Claudel a très bien vu la concrétion symbolique qui
s’est accumulé autour ce cet animal exotique:
"On
connaît la célèbre gravure de Dürer, exécutée en 1515, et le
tableau également célèbre de Longhi, peint en 1757. Il s'agit
d'oeuvres qui ont fixé une fois pour toutes notre perception
culturelle de ce périssodactyle. Les écailles et les rugosités de
la peau du rhinocéros, représentées par Dürer presque comme les
plaques d'une armure du Moyen Age, sont en effet une convention
graphique qui perdurera dans les siècles ultérieurs en tant que
visualisation de l'impénétrabilité de ce cuir dont parlaient les
explorateurs. Telle est donc la véritable connotation de la
figuration allégorique proposée par Ionesco: la violence, la force
aveugle, brutale et stupide, enfin la compacité d'une masse
hermétique,
réfractaire aux forces de l'esprit et de la raison." 11
Le
symbolisme du rhinocéros est néanmoins plus compliqué. Un petit
excursus dans les strates historiques de cette figure du
répertoire tératologique s’avère donc nécessaire. En tant que
lexie, le rhinocéros n’a rien de surprenant. Le terme vient de
rhinos-nez et keros-corne.
“Mammifere herbivore de grande
taille au corps massif couvert d’une peau dure épaisse et
rugueuse, qui porte une ou deux cornes sur le nez et dont les membres
se terminent par trois doigts munis de sabots. Le rhinoceros d’Asie
a une corne, celui d’Afrique en a deux.” 12
Le
rhinocéros de Dürer dont parlait Claudel est une gravure sur bois
d’Albrecht Dürer, datée de 1515. Le peintre allemand s’était
inspiré d’une description écrite et d’un bref croquis par un
artiste inconnu d’un rhinocéros indien débarqué à Lisbonne au
début de 1515. Dürer n’a jamais vu ce rhinocéros qui était le
premier exemplaire vivant vu en Europe depuis l’époque romaine.
Le roi
du Portugal, Manuel I-er, l’avait reçu d’un sultan de Goujarat
(Inde) . Dans la tradition orientale, le rhinocéros était un
cadeau royal. Un tel animal n’avait pas été vu en Europe depuis
douze siècles. On savait par les auteurs anciens Pline l’Ancien,
Strabon Isidore de Seville (qui le nomma rhinocéros) qu’il
existait mais il était devenu pour la culture occidentale une bête
mythique, parfois confondue, dans les bestiaires, avec le
légendaire monoceros (licorne).
Dans le
contexte culturel de la Renaissance, c’était donc un morceau de
l’Antiquité qui réapparaissait comme la découverte d’une
inscription ou d’une statue. Petite paranthèse: dans l’Antiquité,
les rhinocéros étaient montrés au public au cours des jeux donnés
par les empereurs pour célebrer les triomphes, les victoires
militaires, les anniversaires historiques (les jeux séculaires,
par exemple ou les jeux donnés par Octave pour célébrer sa
victoire contre l’Egypte. C’est à cette occasion que l’historien
Strabon a vu l’animal, un cadeau diplomatique offert par un roi
indien à la reine Cléopâtre et a rédigé une description
détaillée.
Le roi
Manuel organisa en champ clos un combat opposant le rhinocéros à un
élephant, puisque tout ce que l’on savait des moeurs de cet
animal, notamment de Pline, était que l’élephant et le rhinocéros
seraient les pires ennemis. L’elephant courut se réfugier dans son
enclos et le rhinocéros fut declaré vainqueur par abandon. Le
rhinocéros n’avait eu qu’à paraître pour mettre en fuite la
plus grosse bête de la création. Cet exploit chevaleresque fut
proclamé dans toute l’Europe. Le roi Manuel décida ensuite
d’offrir le rhinocéros au pape Leon X de la famille de Médicis.
Son geste s’explique par des raisons politiques: il voulait obtenir
l’aide du pape dans sa dispute avec l’Espagne.
Le roi
François I-er voulut voir l’animal (que les chroniqueurs français
apellent reynoceron), symbole de la chevalerie, au large de
Marseille. Le navire repartit pour Rome mais fit naufrage lors d’une
tempête et le rhinocéros enchaîné se noya. Après la prouesse de
Lisbonne, cette fin tragique achevait de faire de lui un
authentique héros.
Un
dessin de l’animal parvint à Nuremberg et inspira Dürer. Mais
Dürer interpreta ce modèle et en fit une chimère: il ne
reproduisit pas les entraves de l’animal, il rajouta sur son dos
une petite dent de narval (supposée être la corne de la
licorne), dessina les plis de la peau du rhinocéros comme les
plaques de la carapace d’un crustacé et la peau de ses pattes
comme les écailles de reptile ou d’oiseau. En plus, l’animal
possédait une queue d’élephant.
Dürer
réalisa peu après une gravure sur bois d’après son dessin à la
plume, intitulé Rhinocerus et signé de son monogramme
habituel, AD. Les plaques de la carapace évoquaient les
plaques d’une armure métallique. Dans la légende de la gravure on
mentionnait son invulnérabilité et ses prétendues qualités
physiques et spirituelles: “le rhinoceros est rapide, vif et
intelligent”.13
Après
la mort de l’artiste, plusieurs rééditions de ce bois furent
réalisées jusqu’au XVIII-e siècle. Le duc de Toscane, Alexandre
le Maure, prit comme emblème le rhinocéros de Dürer. Jean Goujon
réalisa une sculpture reproduisant le rhinocéros de Dürer portant
sur son dos un obélisque de 21 m de hauteur qui fut placé face à
l’église du Saint Sépulcre, dans la rue Saint Denis à Paris, à
l’occasion de l’entrée du roi Henri II en 1548.
Vers la
fin du XVII-e siècle, un rhinocéros débarque à Londres par un
navire de la Compagnie anglaise des Indes orientales. Il fut vendu à
un entrepreneur privé qui l’exposa au public moyennant payement.
C’est le premier rhinocéros privatisé et rentable N’oublions
pas qu’en Occident la possession d’un rhinocéros a toujours été
monopole royal ou imperial.
6. Le
rhinocéros se met à voyager
Le plus
célèbre rhinoceros a été le rhinoceros appellé Clara qui fut
parfaitement apprivoisé par un capitaine de la marine hollandaise à
Roterdam, en 1741. Il l’exposa au public au cours d’une
interminable tournée européenne: Bruxelles, Hambourg, Berlin,
Munich. En France, il fut exposé à la ménagerie royale de
Versaille à l’époque de Louis XV. Le succès prodigieux confina
au délire: les modistes françaises ne perdirent pas cette belle
opportunité et lancèrent la mode des “péruques à la
rhinocéros”. Le grand naturaliste Buffon l’examina
soigneusement. Clara arrive ensuite à Venise où il devient une
attraction majeure du carnaval et où il pose pour le peintre Pietro
Longhi. (1751). Une image plus réaliste du rhinocéros, celle de
Clara, se substitue ainsi à celle de Dürer dans l’iconographie
européenne
Le
rhinocéros continue sa tournée triomphale à Varsovie, à
Copenhague et à Londres. Le capitaine hollandais avait un sens aigu
du commerce. Outre le spectacle payant, on vendait au public des
gravures, des médailles et des fioles d’urine de Clara qui avait,
paraît-il, des évidentes vertues curatives.
La
révolution française de 1789 a voulu émanciper les hommes, en
édictant la Déclaration des droits de l’homme. Qu’en
est-il des droits des bêtes? On dit que les sans-culottes auraient
voulu libérer le rhinocéros prisonnier de la Ménagerie royale de
Versailles (véritable Bastille pour les pauvres animaux victimes de
l’Ancien Régime en train de s’écrouler) mais l’information
est difficile à vérifier.
Vers la
fin de 1930 le dessin de Dürer apparaît encore dans les manuels
scolaires du III-e Reich comme la représentation fidèle d’un
rhinocéros (d’ailleurs, en allemand, le rhinocéros est toujours
appelé Panzernashorn ou “rhinocéros blindé”)
Les
naturalistes avaient abandonné la chimère de Dürer depuis le
Siècle des Lumières mais certains artistes ont continué d’éprouver
une indéniable fascination pour cette gravure, devenue une véritable
icône mytho-poétique. Salvador Dali, le grand maître du
surréalisme, a réalisé un rhinocéros habillé de dentelles de
3,52 m de haut, pesant 3,6 tones (Marbella, Espagne) pour incarner
ses fantasmes oniriques. La corne et les dentelles: cette
coincidentia oppositorum est le plus bel exemple de sa méthode
de création appellée paranoïaque-critique. Un autre artiste
moderne, Niki de Saint-Phalle, a repris la silhouette du rhinocéros
sous la forme de bouées gonflables.
Le
septième art s’empare lui aussi de la figure emblématique du
rhinocéros. Dans le film Casanova de Fellini apparaît un
rhinocéros rose et, dans E la nave va, le paquebot qui sert
de cadre au film transporte dans sa calle un gros rhinocéros,
symbole d’un monde en voie de disparition.C’est la fin de la
belle époque, et ce qui en reste est un rhinocéros. Le narrateur et
le rhinocéros sont les seuls survivants du naufrage. L’action du
film se passe en 1914: bel avenir pour l’animal cuirassé. Plus
récemment, dans Jumangi de Steven Spilberg, un rhinocéros
fait irruption dans la maison du protagoniste en perçant une
bibliothèque: le monde sauvage opposé au monde de la culture?
7.
Valorisations divergentes
Comme
tout symbole, le rhinoceros culturel est une concrétion
d’éléments susceptibles d’induire des connotations
contradictoires et même déroutantes pour ceux qui ignorent la
versatilité constitutive des figures mytho-poétiques. A la fin de
cette brève exploration diachronique de cette figure culturelle
polymorphe, un premier constat s’impose: ce symbole est très
ancien (on signale les premières représentations de rhinocéros
dans les caves préhistoriques de Lascaux).
En
Orient, les cornes du rhinocéros sont un emblème du bonheur et un
motif honorifique de bon augure. Elles étaient utilisées commes
coupes lors des festins car elles possédaient, disait-on, la faculté
de détecter les poisons.
Grâce à
sa corne et à sa peau tout aussi dure, il semble invincible et
invulnérable.14
En Europe, dans un contexte historique marqué par les valeurs de la
prouesse chevaleresque, il devient le paragon de la chevalerie.
La
modernite brouille les codes, selon une logique carnavalesque.La
symbolique sexuelle et aphrodisiaque des cornes du rhinocéros est
présente chez Dali, qui lui associe une valeur paranoïaque-critique:
elles incarnent la proportion divine, le nombre d’or. Une
association d’artistes et d’intellectuels contemporains de
Strasbourg intitulée Rhinocéros. Art contemporain, etc.
s’attaque aux modes éphémères, en privilégiant l’idée de
résistence15.
Les
valorisations négatives sont déterminées par l’aspect terrifiant
et massif de monstre cuirassé, par sa violence atroce, par son
esprit grégaire et borné. Dans un contexte religieux ordonné par
la dichotomie pur/impur, le rhinocéros qui aime se baigner dans les
marécages est logiquement désigné comme l’incarnation de
l’immonde. Dans Le Bestiaire du Christ, le rhinocéros
est présenté comme l’antithèse de la licorne, symbole de la
pureté. Mais l’ambivalence n’est pas pour autant évacuée. Dans
l’emblématique chrétienne, le rhinocéros est associé à la
souillure mais aussi à la colère de Dieu en raison de la véhémence
de ses irritations.16
8. La
mémoire culturelle oblitère l’objet réel
A la fin
du Moyen Age, un pèlerin, Félix Fabri, décrit un rhinocéros
aperçu lors de la traversée du désert égyptien. Cependant, il
fait la description non pas après nature mais d’après une savante
mosaïque de sources livresques: Pline, Strabon, Physiologus,
etc., qui finit par brosser le portrait de la légendaire licorne. 17
Un autre
exemple: l’historien Ernst Gombrich, dans le chapitre dédié à
l’influence du stéréotype culturel dans l’art, présente une
gravure du rhinocéros executée d’après nature par un explorateur
anglais (James Bruce). La vision du graveur semble plus influencé
par le dessin de Dürer que par l’apparence de l’animal réel.
Gombrich affirme que la gravure de Dürer a largement altéré la
représentation réelle de l’animal jusqu’au XVIII-e siècle.
7. Le
rhinocéros-symbole théologico-politique.
Dans son
livre récent, Odontotyrannos, Ionesco e il fantasma del
Rhinoceronte, le chercheur italien Giovanni Rotirotti affirme:
“Qu-est
ce que le rhinoceros? Le rhinoceros est l’Odontotyrannos,
c’est- à- dire le fantasme individuel qui acquiert une
signification collective de masse. J’ai emprunté le terme
l’odontotyrannos à Norman Manea qui dans son livre La
cinquieme impossibilité
l’avait emprunté au néopitagoricien Philostrate qui à son tour
l’avait emprunté au livre (biblique) de Daniel (7,7)18.
Dans la litterature apocalyptique judaique le terme symbolise la
force dévastatrice que les tyrans ont régénéré avec une nouvelle
vigueur à partir de la terreur eschatologique que l’odontotyrannos
incarnait jadis, même dans la tradition indienne. L’odontotyrranos
est l’animal fabuleux aux dents de fer. C’est une créature
insolite qui provient des livres.”19
Chez
Ionesco l’inspiration des rhinocéros vient de sa répulsion devant
ces idéologues et semi-intellectuels qui ont inventé le fascisme:
le rhinocéros c’est l’homme des idées reçues,grégaire,
agressif, bestial, source d’épidemies dévastatrices
(rhinocérite). C’est l’analogue de Béhémoth, de
Léviatan, bêtes apocalyptiques incarnant le mal et
l’adversité satanique.
Toutes
les connotations positives ont disparu sauf, peut être, la
fascination dangereuse pour la force élémentaire, pour la beauté
monstrueuse des pulsions sans entraves. Fasciné par l’energie
extraordinaire qu’ils dégagent, la jeune dactylo Daisy,
fraîchement convertie au culte des cornes rédemptrices, change
d’avis: les rhinos ne sont plus de “très gros animaux vilains”
mais “des dieux”!
8. Le
rhinoceros-symbole psychanalytique. L’homme cuirasseé de
Wilhelm Reich
Dans la
conception du psychanaliste autrichien W. Reich, la cuirasse ou
l’armure caractérielle est l’ensemble des traits de caractère
qui se stratifient au cours du développement psycho-affectif pour
protéger le sujet contre l’angoisse. Ce “blindage” qui se met
en place conduit à une rigidification, un appauvrissement de la
personnalité, une perte de sensibilité. Reich postule que “le
caractère est en premier lieu un mécanisme de défense
narcissique”. La cuirasse caractérielle présente une identité
fonctionnelle avec l’armure proprement dite. En résumé, on peut
dire que la cuirasse caractérielle est la stratification, une
sorte d'enkystement, de toutes les expériences passées, de toutes
les forces de défense mises en place par le sujet . C'est la
forteresse derrière laquelle chacun se retranche pour organiser ses
résistances. C’est la peau dure et rugueuse du rhinocéros.
La peste
émotionnelle est étroitement liée à ce blocage du flux d'énergie
biologique. Reich introduit dès 1933 cette notion de “peste
émotionnelle” dans son ouvrage L'analyse caractérielle20.
Il lui consacre le dernier chapitre du livre. Il la définit comme
une “biopathie chronique de l'organisme”, conséquence directe de
la répression, sur une vaste échelle, de l'amour génital. Cette
peste a un caractère épidémique car elle affecte l’individu
frustré aussi bien que les collectivités. La peste émotionnelle
prend de temps à autre un caractère pandémique et se manifeste par
des flambées gigantesques de sadisme et de criminalité:
l'inquisition, les totalitarismes bruns ou rouges, l’integrisme et
le fondamentalisme sont les lieux de son expérience. Les personnages
rhinocérisés d’Ionesco, Boeuf, Botard, Dudard, Papillon, Daisy,
en sont les victimes. L'action et la raison données pour justifier
la peste émotionnelle ne s'harmonisent jamais. Le motif réel est
toujours caché, remplacé par un motif apparent. Dès que l'on
touche à ses causes, on provoque des crises d'angoisse ou de colère
car elle est fortement rationalisée et entretenue par des pulsions
secondaires. Les réactions de Jean, au III-e acte de la pièce, sont
significatives à cet égard aussi bien que la paranoïa de la
conspiration qui joue le rôle d’une idéologie justificatrice pour
l’ancien instituteur gauchisant Botard.
9.
Pourquoi Ionesco a-t-il choisi le rhinocéros?
Le
rhinoceros est un animal vestige des temps révolus. Son choix par
Ionesco renvoie non seulement à nos pauvres instincts animaux et
grégaires mais aussi a la figure archétypale (mythique et biblique)
de la bête feroce et indestructible, antinomie parfaite de la
faiblesse et de la fragilité de l’homme solitaire. Ainsi sous le
vernis de la civilisation Ionesco débusque nos structures archaïques
qui menacent sans cesse notre fragile humanité forcé à rejoindre
le troupeau énergique, brutal, aveugle, destructeur des bêtes
enrégimentés dont le but est de courir en avant.
Tous les
personnages de la pièce, sauf Béranger, se métamorphosent en
rhinocéros parce qu’ils en etaient porteurs du germe de la
rhinocérite. L’accumulation des petites déceptions, des
frustrations et des humiliations a raison de leur maigre
personnalité. Les rhinocéros sont là, il est donc inutile de
lutter. Finalement il ne reste plus qu’un pauvre gars isolé,
enfermé dans son appartement, incapable de rejoindre la masse,
malgré une fugitive tentation:
Béranger:
-“Je ne suis pas beau, je ne suis pas beau. J’ai eu tort! Oh,
comme je voudrais être comme eux. Je n’ai pas de corne, hélas!
Désemparé,
il finit par revendiquer, même contre tous, même si l’échec est
certain, ce qu’il y a de plus grand et de plus fragile en lui: son
humanité.
Il y a
aussi une autre cible de la critique ionescienne: le conformisme, la
massification volontaire. Les hommes et les femmes qui se
transforment sous les yeux de Béranger ne sont poussés ni par la
terreur, ni par le fanatisme ni même par l’intérêt mais par la
fascination, le vertige de la conformité21.
Ils se rouent vers la similitude comme les esclaves consentants dont
parlait Etienne de la Boétie au XVI-siècle vers la servitude (“Pour
être esclave, il faut que quelqu'un désire dominer et... qu'un
autre accepte de servir!”)22
C’est une contagion. Ce clonnage universel, cette mutation
généralisée se font sans violence et presque dans l’allegresse
moutonnière. Chacun se dépouille de soi pour être comme tous. Il y
a là une fatalité soft qui n’est pas moins contraignante
que celle du totalitarisme proprement dit.
Ionesco
a choisi donc de mettre en scène la dimension purement négative et
maligne du symbole, son archaïsme régressif et répulsif. Il a fixé
en quelque sorte le symbole sur son versant négatif en offrant à
ces contemporains la dramatisation de la figure du mal
spécifique au XX-e siècle. Mais les symboles sont versatils et
réversibles de par leur constitution même. Y aura-t-il d’autres
versions de la fable rhinocérique, d’ autres hypostases
culturelles du mammifère cornu ou bien la figure ionescienne sera l’
avatar terminal de la série? Difficile diagnose, pronostic réservé.
Bibliographie
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1
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles,
Seghers, Paris, 1973, p XXI
2
Collette Weil, Structures et allégories dans le théâtre
d’Ionesco in Situations et perspectives, colloque de
Cérisy, Belfond, 1980, p.170
3
Roger Caillois, Cohérences aventureuses. Au
coeur du fantastique. La dissymétrie,
Gallimard, coll. Idées, 1990.
4
Rhinocéros a pour origine une nouvelle. La nouvelle semble avoir
elle-même pour origine un témoignage de Denis de Rougemont aux
manifestations hitleriennes de Nuremberg en 1938. La tentation de
“succomber à cette magie” s’est brusquement heurté en
lui à “quelque chose montant des profondeurs de son être. Ce
quelque chose ne vient pas de la raison même, meme si la raison
trouve ensuite de bons arguments”.Voir E.Ionesco, Notes et
contre-notes,Gallimard, 1991, p.277-278.
6
Monica Ioani, Le personnage hybride chez
Eugène Ionesco, Philologica 2003, tome 2,
Univ. 1 Decembrie1918, Alba Iulia., p.78
7
Source hypothétique: l’homme vollaile, personnage d’Urmuz,
“l’etre bestial, réduit à la nourriture, au sexe et à la
volonté de puisance”. Voir Alexandre Hamdan, Ionesco
avant Ionesco, éd Peter Long, Berne,
1993,p.209
9
E.Ionesco, le Figaro littéraire, 23 juin 1960, p.9
10
Ibid.
11
Apud. G.Lista, Ionesco, H.Veyrier, 1989, p.61.
12
Le Petit Robert, Société du Nouveau Littré, 1973.
13
Les informations concernant la gravure de Dürer et son destin dans
la culture européenne proviennes du site http://fr.wikipedia.org/;
Viorica Guy Marica, Dürer-graficianul,
Editura Meridiane, Bucureşti, 1973 ; Viorica Guy Marica / Gheorghe
Szekely, Albrecht Dürer,
Editura Meridiane,1984., Jean Selz, Albrecht
Dürer, le peintre,
le graveur et le théoricien, 1471-1528, Ed.
A.c.r., 1996.
14
Michel Pastoureau, Les animaux célèbres, éd Arlea, 2008,
p. 183-191.
15
RHINOCEROS est une association à but non
lucratif, basée à Strasbourg. Ayant débuté en 1996 en tant
qu'espace d'exposition à temps partiel, « Rhinocéros trace
sa route indéterminée à travers le champ de l'art, à l'affût de
rencontres probables et improbables ».
www.rhinoceros-etc.org/
16
Luis Charbonneau-Lassay, Jacques Brosse, Le bestiaire du Christ,
Albin Michel, 2006
17
Félix Fabri, Les errances de Frère Fabri, pèlerin en terre
sainte, 1480-1483 (2 vol), Univ. Paul Valéry Publ. Cercam.
Montpellier, 2000-2003.
18
Daniel 7.7 (La Sainte Bible,
Nouvelle version Segond révisée, Alliance biblique universelle,
1978) “Après cela, je regardai pendant mes visions nocturnes, et
voici, il y avait un quatrième animal, terrible, épouvantable et
extraordinairement fort; il avait de grandes dents de fer, il
mangeait, brisait, et il foulait aux pieds ce qui restait; il était
différent de tous les animaux précédents, et il avait dix
cornes”.
19
Giovanni Rotirotti, Odontotyrannos Ionesco e il fantasma del
Rhinoceronte, Roma, Il Filo, 2009. Voir aussi
http://wiki.ffxiclopedia.org/wiki/Odontotyrannus :
“In medieval folklore, the Odontotyrannus (also spelled
Odontotyrannos) was a giant beast with three horns which was
reported to live in the Ganges River in India. It devoured 26
soldiers of Alexander the Great according to these fictitious
accounts and it was so heavy, it took 1300 soldiers to drag its
body. Odontotyrannus means "tooth-tyrant" in Greek.
Many scientists have proposed the possibility that it was a
rhinoceros.”
20
Wilhelm Reich, L’analyse caractérielle, Ed. Payot, coll.
poche, 2006.
21
Pierre Marcabru, Ionesco, un enfant éperdu, Figaro Culture,
2 et 3/10/2004
22
Dans son Discours de la servitude volontaire, Etienne de la
Boétie, l’ami de Montaigne, analyse les rapports maître/esclave,
qui de tout temps ont été une constante des sociétés humaines.
Sa thèse est que nous ne sommes en esclavage que parce que, quelque
part, nous le voulons bien ; car cet esclavage, dit-il en substance,
ne peut être uniquement expliqué que par notre lâcheté, car les
opprimés sont mille fois plus nombreux que les oppresseurs. Voir
Discours de la servitude volontaire, Présentation et notes
par Simone Goyard-Fabre, Paris, GF-Flammarion, 1983.
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