miercuri, 29 aprilie 2020

Adolfo Bioy Casares (1914-1999)

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Adolfo Bioy Casares, né le  à Buenos Aires et mort dans la même ville le , est un écrivain argentin.
Issu d'une famille aisée et cosmopolite d’origine béarnaise (plusieurs nouvelles sont d'ailleurs situées dans cette région), il fut un grand voyageur, polyglotte, partageant sa vie de dandy entre la littérature, les livres et les femmes

Biographie

Bioy Casares dans les années 1940.
Très tôt acquis à l’art littéraire, Bioy Casares rencontre Borges en 1932 : c’est le début d’une longue amitié, qui marquera de son sceau les productions personnelles de l’auteur, et donnera lieu, plus tard, à une féconde collaboration littéraire publiée sous le pseudonyme de H. Bustos Domecq : Chroniques de Bustos Domecq1967 ; Nouveaux contes de Bustos Domecq1977.
Cependant, ce n’est qu’en 1940 (année de son mariage avec Silvina Ocampo) et après six ouvrages reniés, que débute sa carrière littéraire avec la parution de L’Invention de Morel – qui reprend les fondements de L'Île du docteur Moreau d'H. G. Wells, pour mieux en récuser les conventions. Ici, la trame du récit, mécanique implacable inspirée du roman policier, entraîne le narrateur, réfugié sur une île qu’il croit déserte, dans une énigme métaphysique où il devra choisir entre la prison du réel et l’illusion libératrice d’une existence « holographique », produite par une machine fantastique : l’invention de Morel.
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Œuvres
Romans
L'Invention de Morel (La invención de Morel, 1940), trad Armand Pierhal, Robert Laffont, 1973 
Plan d'évasion (Plan de evasión, 1945), trad Françoise-Marie Rosset
Le Songe des héros (El sueño de los Héroes, 1954), trad Georgette Camille
Journal de la guerre au cochon (Diario de la guerra del cerdo, 1969), trad Françoise-Marie Rosset
Dormir au soleil (Dormir al Sol, 1973), trad Françoise-Marie Rosset
Un photographe à La Plata (La aventura de un fotógrafo en La Plata, 1985), trad María Inés Pavesi, Bourgois, 1991
Un champion fragile (Un campeón desparejo, 1993), trad Eduardo Jimenez, Robert Laffont, 2014
Romans, dir. Michel Lafon, traductions de Françoise-Marie Rosset, Armand Pierhal, Georgette Camille, André Gabastou, Eduardo Jiménez, Maria Inés Pavesi, Michel Lafon
Réunit : L'invention de Morel ; Plan d'évasion ; Le songe des héros ; Journal de la guerre au cochon ; Dormir au soleil ; Un photographe à La Plata ; Un champion fragile ; Un autre monde
Mémoire sur la pampa et les gauchos( Memoria sobre la pampa y los gauchos), traduit par Julia Azaretto et Paul Lequesne, Genève, 2019, Héros-Limite Eds, 80 p.
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Je me souviens de : « L’invention de Morel » (Adolfo Bioy Casares)

La magie toujours intacte d’un redoutable classique contemporain.

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L’année de première (de rhéto comme aurait alors pu le dire Antoine Compagnon), de la découverte de Gracq, de Jünger, de Borges, et logiquement, quelques mois plus tard, celle du meilleur complice de l’aveugle argentin, Adolfo Bioy Casares, avec ce roman de 1940, son premier, traduit en français en 1952 par Armand Pierhal chez Robert Laffont.
Aujourd’hui, dans cette île, s’est produit un miracle. L’été a été précoce. J’ai disposé mon lit près de la piscine et je me suis baigné jusque très tard. Impossible de dormir. Deux à trois minutes à l’air suffisaient à convertir en sueur l’eau qui devait me protéger de l’effroyable touffeur. À l’aube, un phonographe m’a réveillé. Je n’ai pas eu le temps de retourner chercher mes affaires au musée. J’ai fui par les ravins. Je suis dans les basses terres du sud, parmi les plantes aquatiques, exaspéré par les moustiques, avec la mer ou des ruisseaux boueux jusqu’à la ceinture, me rendant compte que j’ai précipité absurdement ma fuite. Je crois que ces gens ne sont pas venus me chercher ; il se peut, même, qu’ils ne m’aient pas vu. Mais je subis mon destin : démuni de tout, je me trouve confiné dans l’endroit le plus étroit, le moins habitable de l’île, dans des marécages que la mer recouvre une fois par semaine.
Il est particulièrement difficile d’écrire sur ce texte élégant, précis, machiavélique et souverain, aux cent cinquante pages cristallines, après le commentaire de Jorge Luis Borges lui-même (dont la sensibilité au « spoiler » lui fait évidemment honneur) :
Adolfo Bioy Casares déploie une Odyssée de prodiges qui ne paraissent admettre d’autre clef que l’hallucination ou le symbole, puis il les explique pleinement grâce à un seul postulat fantastique, mais qui n’est pas surnaturel. La crainte de tomber dans des révélations prématurées ou partielles m’interdit d’examiner le sujet, et les nombreuses et savantes finesses de l’exécution. (…)
L’invention de Morel (dont le titre fait filialement allusion à un autre inventeur insulaire, Moreau) acclimate sur nos terres et dans notre langue un genre nouveau.
J’ai discuté avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite.
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À chaque nouveau contact avec ce texte, devenu depuis lors, et plus encore que les pourtant remarquables « Plan d’évasion » (1945) et « Journal de la guerre au cochon » (1969), un classique contemporain, la lectrice ou le lecteur ne peut que constater, légèrement sidéré(e), à quel point l’inventivité et la redoutable logique de cette fable fantastique intemporelle – et pourtant si « moderne » – effacent gaillardement les frontières entre les genres littéraires : sur une amorce toute en fuite, en ellipse et en retrait, Adolfo Bioy Casares développe une spirale magique, où jamais l’explication n’encombre la narration, où la poésie se diffuse sauvagement dans les interstices savamment ménagés d’une rationalité pourtant conquérante, où les nombreux hommages littéraires font preuve d’une éclatante et savoureuse retenue.
Un Italien, qui vendait des tapis à Calcutta, m’a donné l’idée de venir ici ; il m’a dit (dans sa langue) :
– Pour un persécuté, pour vous, il n’y a qu’un endroit au monde, mais on n’y vit pas. C’est une île. Des Blancs y ont construit, vers 1924, un musée, une chapelle, une piscine. Les bâtiments sont terminés, abandonnés.
Je l’interrompis, sollicitant son aide pour le voyage ; le marchand reprit :
– Ni les pirates chinois ni le navire peint en blanc de l’Institut Rockefeller ne la touchent. Elle est le foyer d’une maladie, encore mystérieuse, qui tue de la surface vers le dedans. Les ongles, les cheveux tombent, la peau et la cornée meurent, puis le corps, au bout de huit à quinze jours. Les membres de l’équipage d’un vapeur qui avait mouillé devant l’île étaient écorchés, chauves, sans ongles – tous morts – quand le croiseur japonais Nomura les trouva. Le vapeur fut coulé à coups de canon.
Pourtant, si horrible était ma vie que je résolus de partir… L’Italien voulut me dissuader ; j’obtins qu’il m’aide.
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Œuvre d’abord inclassable, incarnant idéalement la redoutable transfiction chère aux amatrices et amateurs se souciant peu des frontières artificielles ou patrouillées et policées entre genres littéraires, avec la foisonnante postérité, d’Albert Sanchez Piñol et sa « Peau froide » à Alain Resnais et son « Année dernière à Marienbad », d’Alan Moore et sa « Ligue des Gentlemen Extraordinaires » aux frères Quay et leur « Accordeur de tremblements de terre », pour n’en citer que quelques-uns, « L’invention de Morel » compte indéniablement parmi les textes majeurs du vingtième siècle, sous son apparente modestie.
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J’écris ces lignes pour laisser un témoignage de l’hostile miracle. Si d’ici quelques jours je ne meurs pas noyé, ou luttant pour ma liberté, j’espère écrire la Défense devant les Survivants et un Éloge de Malthus. J’attaquerai, dans ces pages, les ennemis des forêts et des déserts ; je démontrerai que le monde, avec le perfectionnement de l’appareil policier, des fiches, du journalisme, de la radiotéléphonie, des douanes, rend irréparable toute erreur de la justice, qu’il est un enfer sans issue pour les persécutés. Jusqu’à présent je n’ai rien pu écrire, sinon cette feuille, qu’hier encore je ne prévoyais pas. Que d’occupations dans une île déserte ! Que la dureté du bois est implacable ! Combien plus vaste l’espace que le vol de l’oiseau !
=================================================================L'invention de Morel, une belle réflexion sur l'immortalité
 05 février, 2018 La peur de la mort est l’une des plus anciennes peurs de l’être humain; les désirs de vie éternelle et d’amour infini sont parmi les plus souhaités par l’humanité. L’invention de Morel, de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares, combine ces peurs et ces désirs, les remet en question, propose une réflexion et de nouvelles manières de les aborder.
L’invention de Morel, par ailleurs, a inspiré des films, des pièces de théâtre et des séries comme: le film de 1961 L’année dernière à Marienbad, la série Lost ou le film argentin de 1986 Homme regardant au sud-est, entre autres. Le roman, publié en 1940, fut celui qui ouvrit le chemin au genre de la science-fiction en Amérique Latine.
Bioy Casares était un auteur qui jouissait d’une grande reconnaissance dans son pays natal, l’Argentine. Ami de Borges et lié aux soeurs Ocampo car il était marié à l’une d’elles, il s’est entouré des plus grands écrivains de l’époque à un moment où de nombreux mouvements littéraires voyaient le jour à Buenos Aires. Son amitié avec Borges était si grande que L’invention de Morel bénéficie d’un prologue écrit par ce dernier.
La fiction et le quotidien dans L’invention de Morel
Nous pourrions dire que Bioy Casares était en avance sur son temps car il a su mêler les éléments quotidiens avec la science-fiction. Dans ses romans, nous retrouvons des personnages très réalistes dans un environnement pas si réaliste.
Dans L’invention de Morel, le personnage principal, le fugitif, vit sur une île éloignée et fuit la loi. Nous ignorons son nom ou ce qu’il a pu faire pour être obligé de fuir la loi mais nous l’identifions comme un personnage très quotidien, avec des émotions très réelles.
L’île où il vit est abandonnée depuis des années. Les bâtiments sont vieux et en mauvais état; il se rend rapidement compte que des choses étranges s’y produisent. Des intrus qui répètent ses actions entre en scène mais ils ne semblent pas le voir. L'invention de Morel
Parmi les intrus, nous retrouvons Faustine, une jeune femme dont le fugitif tombe amoureux. Il essaye plusieurs fois de lui parler mais elle semble ne pas le voir: c’est comme s’il n’existait pas. Par ailleurs, nous faisons connaissance avec Morel, un scientifique qui paraît également être amoureux de la jeune Faustine et que le fugitif déteste.
Nous nous rendrons vite compte que ces intrus ne sont rien d’autre que les images d’un passé qui font référence à des personnes ayant vécu sur l’île; Morel avait imaginé une machine capable d’enregistrer tous ces mouvements et toutes ces personnes, de garder leur essence, leurs désirs, leurs pensées… Leur être tout entier. De cette façon, ils vivraient éternellement dans un souvenir heureux dont ils ne se souviendraient pas eux-mêmes, une chose ressemblant à l’éternel retour nietzschéen mais en revivant une semaine de leur vie pour l’éternité.
« Je ne suis plus mort, je suis amoureux. »-Fugitif, L’invention de Morel-
La peur de la mort et l’immortalité dans la fiction
La mort fait partie de nous dès notre naissance: chaque jour, chaque minute et chaque seconde de notre vie, nous nous rapprochons un peu plus d’elle. Le problème apparaît quand elle se transforme en peur et quand des difficultés pour l’accepter surgissent. Pour surmonter cette peur, certaines religions et certains courants philosophiques nous proposent l’idée de « l’autre vie »: une promesse de vie meilleure après la mort.
La croyance selon laquelle l’homme est l’union du corps et de l’âme dit que pour pouvoir libérer l’âme immortelle, nous devons agir en prêtant attention à certains points et être des hommes et des femmes de bien. De cette façon notre partie immortelle, après sa mort sur le plan physique, pourra vivre éternellement en paix.
D’autres religions comme le bouddhisme proposent une immortalité basée sur la réincarnation. Ces récits liés à la foi démontrent que depuis l’Antiquité, l’humanité a cherché des manières de surmonter la mort, d’expliquer pourquoi nous mourons et ainsi d’essayer de l’accepter face à l’espoir d’une vie spirituelle dissociée de la vie physique.
« La peur rend les gens superstitieux. »-Adolfo Bioy Casares-
Quand nous avons eu l’opportunité de faire un portrait de l’immortalité dans le monde de la fiction, nous imaginons des êtres immortels comme les elfes du Seigneur des Anneaux ou des êtres mythologiques, c’est-à-dire des divinités. Nous voyons ainsi que le prix à payer pour l’immortalité ou pour essayer de l’imiter est élevé. Dans L’invention de Morel, le scientifique Morel a créé une machine capable de nous offrir l’immortalité de l’âme, mais cela aura un coût très élevé pour notre corps mortel.
À travers le cinéma et les nouvelles technologies de l’époque, Bioy Casares initie de nombreuses réflexions et anticipe même ce que nous connaissons aujourd’hui comme la réalité virtuelle. Il nous présente d’autres voies vers l’immortalité. L’immortalité dans l’oeuvre L’invention de Morel est recherchée dès le début par le protagoniste mais d’une manière indirecte et inconsciente.
« L’éternité est l’une des rares vertus de la littérature. »-Adolfo Bioy Casares-
La littérature est, d’une certaine façon, immortelle. Nous ressuscitons un auteur chaque fois que nous lisons ses œuvres. La littérature sera toujours là pour les générations à venir et l’oeuvre sera donc immortelle. Le protagoniste narre les faits dans une espèce de journal, dans l’espoir que quelqu’un le trouve dans le futur. En laissant une trace écrite, nous pouvons dire qu’il recherche l’immortalité.
bioy casares
Amour et immortalité dans L’invention de Morel
Quand les intrus ne parviennent pas à voir le fugitif, quand ils ignorent son existence, il refuse de croire qu’ils ne l’ont pas vu et préfère penser qu’il s’agit d’un plan pour le capturer et le livrer à la justice; en d’autres termes, il refuse de ne pas exister.
Les intrus ne peuvent pas le voir parce que ce sont des images, des souvenirs. Or, le fugitif ne peut pas accepter cette invisibilité : aucun humain n’accepterait une telle chose. Le fait de ne pas exister ou d’être invisible pour tous suppose une espèce de mort pour l’individu, ce qui est une inacceptable car il s’agit d’une mort dans la vie.
« Ce ne fut pas comme s’il ne m’avait pas entendu, comme s’il ne m’avait pas vu; ce fut comme si les oreilles qu’il avait ne lui servaient pas à écouter, comme si les yeux qu’il possédait ne lui servaient pas à voir »-Fugitif, L’invention de Morel-
Par ailleurs, le roman explore aussi le thème de l’amour, l’idéalisation de ce dernier et la façon dont il maintient en vie le fugitif. Il s’agit de son unique échappatoire, de son unique désir. L’amour est aussi naturel et humain que la mort, tout comme la peur de la solitude exprimée par le protagoniste.
Même si être découvert serait une catastrophe, il imagine des plans malveillants, croit que les intrus conspirent pour le capturer et, dans le fond, l’idée ne lui déplaît pas tant que ça. Le fugitif a peur de la solitude et ces idées sont une caractéristique très humaine. Il ressent aussi de la jalousie. Il se rend compte que ses pensées ne sont pas logiques mais il a du mal à les retenir, comme toute personne qui ferait face à une situation similaire.
Dans ce cas, l’amour est lié aux idées platoniques et au cliché littéraire religio amoris, dans lequel la femme aimée est décrite comme un être inatteignable, supérieur et divin. Par ailleurs, l’amour dans le roman sera le fil conducteur vers l’immortalité; il ouvrira toutes les portes, il éveillera en Morel un désir de vivre éternellement aux côtés de Faustine et fera apparaître ce même désir chez le fugitif.
Bioy Casares, grâce à sa passion pour le cinéma et à sa grande habileté en tant que narrateur, nous transporte dans une oeuvre presque visuelle, digne d’un scénario cinématographique. Il nous présente un personnage qui en vient à perdre la raison à plusieurs reprises, qui écrit pour laisser une trace de tout ce qu’il vit sur l’île. Il s’agit malgré tout d’un personnage très humain et n’importe qui parmi nous agirait certainement d’une façon similaire dans une telle situation. C’est sans aucun doute une oeuvre qui vaut la peine d’être lue et qui invite à réfléchir.
« La mort est une vie vécue. La vie est une mort qui vient. »-Jorge Luis Borges-
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L'invention de Morel **

Publié le par S.L.

Fantastique

L'invention de Morel / Adolfo Bioy Casares (1940)
préface de Jorge Luis BORGES
traduit de l'argentin par Armand Pierhal
Une étrange île que celle dans laquelle s'est réfugiée notre narrateur, poursuivi par la justice. Alors qu'il se croyait seul, voilà que des hommes et des femmes la peuplent. Alors qu'il prenait soin de se cacher d'eux, il constate bientôt que personne ne le voit, pas même Faustine dont il s'est épris. Le méprise-t-on ? S'agit-il d'une manipulation ? Serait-il mort sans le savoir, devenu fantôme ? Ou plutôt serait-ce cette curieuse invention dont Morel apprend à ses amis qu'ils en ont tous été l'objet ?

A l'instar du narrateur, le lecteur peine à comprendre ces gens qui vont et viennent sur l'île, et attend pendant plus de la moitié du roman une explication, fantastique (morts-vivants, réalité-fiction) ou rationnelle. En l'occurrence, bien qu'il s'agisse d'une histoire d'apparence surnaturelle à l'explication rationnelle, cela ne lui ôte en rien son caractère fantastique et surtout métaphysique, qu'elle maintient jusqu'à la fin.
Comme à mon habitude, j'ai pris soin de ne pas lire la 4e de couverture, ni la préface, avant de me plonger dans la lecture de ce petit chef-d'oeuvre de la littérature fantastique renouvelée par ces deux grands auteurs, Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares. Si le début ne m'a guère convaincue par son originalité ni par sa prose, et n'aurait guère mérité plus d'une *, le dénouement en revanche m'a séduite, par son positionnement métaphysique obtenu par cette singulière invention qui procure l'immortalité sans la possibilité de l'échange, tant et si bien que le narrateur qui ne souffre aucunement de la solitude initialement finit par la trouver plus cruelle qu'auparavant. Une excellente démonstration de la structure interne et des possibilités d'ouverture de la littérature fantastique.
L’Invention de Morel (La invención de Morel, 1940), roman, traduit de l'espagnol par Armand Pierhal, préface de Jorge Luis Borges. [Paris], Éditions Robert Laffont, « Pavillons », 1952, 160 p., plusieurs réimpressions, dont celle dans la collection « Classiques Pavillons » — réédition : [Paris], U.G.E., « 10-18. Domaine étranger » n° 953, 1976, 1992, 128 p., 4 €.

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"L'invention de Morel" - Adolfo Bioy Casares

Adolfo Bioy Casares est un grand nom des littératures de l'imaginaire d'Amérique du Sud. Il est malheureusement peu connu par chez nous, si ce n'est par "L'invention de Morel". Il reste que ce récit est vraiment bon et qu'il me donne envie d'en lire plus de Casares.


++ La quatrième de couverture ++

Un homme en fuite trouve refuge sur une île déserte. Un lieu étrange, dominé par une villa immense et somptueuse dont les sous-sols recèlent une machinerie aux fonctions incompréhensibles. L'île, pourtant, n'est pas si déserte qu'elle l'a semblé de prime abord. Des estivants, réunis sur place par un certain Morel, s'engagent dans une fête languide dont le rituel paraît se reproduire à l'infini.


++ Mon avis ++

Adolfo Bioy Casares est un auteur argentin né en 1914 et mort en 1999. Auteur du siècle passé donc, il collabora notamment avec son ami Jorge Luis Borges sont le pseudonyme H. Bustos DomecqAdolfo Bioy Casares est l'homme de quelques romans (disponibles en une seul intégrale) et nouvelles en français.

Étrange histoire que ce récit. Avec "L'invention du Docteur Morel", Adolfo Bioy Casares reprend une idée proche de "L'île du Docteur Moreau" de H.G. Wells pour tourner son récit autrement. Un homme seul échoue sur une île désertée où ne reste qu'une serie de bâtiments en lente décomposition, un homme qui fuit la justice et cherche à se cacher pour éviter son jugement. Un jour, tout en déambulant, il remarque qu'il n'est plus seul, que l'île est à nouveau habitée par des gens qui semblent en vacances, accueillis qu'ils sont par un certain Morel. Notre narrateur va nous conter au travers de son carnet ses observations et surtout son amour naissant pour l'étrange et inaccessible Faustine. Celle-ci ne semble pas le remarquer, ou bien simule-t-elle, ou bien est-ce une fantôme, ou alors est-ce lui qui est mort et qui hante cette île ? Notre narrateur s'interroge et questionne la réalité mais il continuera à suivre Faustine, à se languir d'elle et il continuera également à observer les habitants de cette île et plus particulièrement cet étrange Morel. Mais point n'est besoin de trop en dire car à trop en dévoiler je risquerais de vous gâcher le plaisir du récit. 

"L'invention de Morel" est un bon petit roman repris comme un classique des littératures de l'imaginaire, un texte encensé par Jorge Luis Borges dans la préface qui met notamment en avant toutes les qualités du recit d'aventure face au roman psychologique, allant jusqu'à dire du mal de Marcel Proust. Un texte d'une centaine de pages, une histoire qui n'en demande pas plus. Un recit qui melange aventure, étrangeté et le sentiment d'un amour irréalisable. Une belle histoire bien ficelé qui donne envie de découvrir l'oeuvre d'Adolfo Bioy Casares plus en profondeur.
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Vivant parmi les ombres : L’invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares

L’invention de Morel, Adolfo Bioy Casares, 1940
Jorge Luis Borges affirmait de ce roman qu’il était « parfait ». Il est, soixante-dix ans après sa publication, le récit fantastique le plus connu de la littérature sud-américaine, aux côtés des nouvelles du maître aveugle de Buenos Aires. L’étrangeté de l’histoire, comme dans tout excellent récit fantastique, ne se suffit pas à elle-même : le pur divertissement que suppose le genre s’enrichit d’une symbolique profonde. Quand il revêt un aspect mythique – au sens premier du mot, pas au sens dégénéré que la vulgate lui donne aujourd’hui, mémorable -, le fantastique touche aux sommets de la production intellectuelle humaine. Il ne suffit pas d’inventer d’audacieux artifices, de mystérieuses technologies et d’originaux rebondissements pour livrer à son public une œuvre de valeur. Si la littérature dite « d’imagination », formule paradoxale et quelque peu dédaigneuse, suscite l’hostilité du public cultivé, c’est qu’elle manque, le plus souvent, les enjeux humains du monde qu’elle décrit. L’audace de l’auteur imaginatif, ses trouvailles, son originalité, s’enlisent souvent dans des récits convenus, sans distance. Le pur divertissement tourne à vide, manquant de finition littéraire et de degrés de lecture. L’archétype du mauvais roman fantastique, c’est une œuvre mal écrite, clichesque, sans profondeur, où tout relève d’un même premier degré ennuyeux pour qui ne cherche pas seulement l’évasion ou le frisson. Le cinéma et la télévision, consommateurs forcenés de ce genre de productions, ont éventé depuis longtemps la plupart des ficelles scénaristiques qui permettaient, avant-hier encore, à un mauvais récit fantastique de tenir l’épreuve de la lecture. Le récit fantastique a le droit, j’oserais même dire le devoir, de surprendre, de divertir, d’émerveiller, en bref, de satisfaire l’appétit de premier degré. C’est là sa condition première d’existence et de réussite. S’il n’utilise pas les ressources que permet l’écart avec le réel pour symboliser un aspect de la condition humaine que la reproduction réaliste ne peut rendre, alors il n’a aucun intérêt passé le stade du divertissement. Le lecteur, intrigué par le décor et le scénario, ne doit pas visiter, passé ce sentiment d’étrangeté, des terres déjà connues, qu’un autre récit que celui-ci eût pu arpenter sans difficultés. L’étonnement, s’il n’est que superficiel, de détail, ne relève déjà plus que de l’anecdote, de l’exotisme à la petite semaine. Il n’empêche pas l’amusement, mais interdit l’intelligence. Une fiction fantastique ratée appartient alors à l’immense maelström des productions culturelles puériles, infantiles, qui ne suscitent chez leur consommateur qu’une sanction immédiate, un j’aime/j’aime pas subjectif contre lequel il n’existe nul recours. Fahrenheit 4511984Tlon, exigent du lecteur autre chose que la médiocre Trilogie martienne de K.S.Robinson, qui ne parvient même pas à divertir. La littérature populaire fantastique classique – Hoffmann, Poe, Verne – pouvait se permettre de ne pas approfondir, ses supputations de premier degré étant suffisamment stupéfiantes pour pallier, en partie au moins, l’absence relative de profondeur de champ. Passé l’exploration des premiers champs nouveaux et étranges par ces découvreurs, la capacité d’émerveillement du lecteur s’émoussa. Il lui fallait une nourriture d’une autre densité.
Le roman de Bioy Casares, L’invention de Morel, appartient à la catégorie des grandes œuvres fantastiques dont il se réclame, ne serait-ce que par son titre. La filiation est évidente. Morel, inventeur, rappelle au lecteur un autre savant de fiction, le docteur Moreau. Son île n’est pas moins monstrueuse que celle de son célèbre prédécesseur. Le lecteur la découvre par les notes qu’un naufragé volontaire a laissé là-bas. Son emplacement n’est pas certain, en toute probabilité dans le Pacifique, au large de la Nouvelle-Guinée. Le récit est informe, hésitant, voilé. Le narrateur n’expose pas, après coup, les tenants et les aboutissants de son arrivée sur l’île puis de ses découvertes. Il prend des notes au fil de son aventure. Le lecteur découvre l’île in media res, alors que l’infortuné, dont on ne saura pas le nom, lutte chaque jour pour survivre et chaque nuit pour dormir, dans une plaine inondable que les marées rendent particulièrement impraticable. Le narrateur, évadé vénézuélien, a cherché à se soustraire à la justice en abordant l’île qu’une rumeur insistante rend inhospitalière : ceux qui l’ont approchée sont morts d’un mal inconnu. Après quelques jours de visite dans une île abandonnée, où subsistent partout les traces visibles de la maladie qui l’a affectée, le narrateur surprend la présence d’une poignée de voyageurs. Pour des raisons judiciaires, il ne tient pas à être remarqué des visiteurs. Il s’exile dans les marais d’où il surveille les encombrants touristes. L’île, que les bâtiments abandonnés rendaient mystérieuse, se peuple d’une quinzaine de vacanciers que sa réputation et son aspect sinistre ne semblent pas rebuter. Même s’il cherche à ne pas être vu d’eux, le narrateur ne peut s’empêcher de les observer. Son récit commence avec leur irruption, ils le justifient.
Le narrateur s’interroge des raisons de leur présence. Il est intrigué par leur comportement, non que celui-ci soit anormal, au contraire, il est bien trop normal pour ce décor. L’île, étrange, devrait susciter chez eux quelques interrogations. La normalité du vacancier désœuvré est insupportable dans un tel décor. Aucun des détails qui frappent le narrateur ne les affecte : ils nagent dans la piscine malgré sa saleté repoussante, ils s’amusent dehors alors qu’une terrible tempête s’abat sur l’île, aucun d’entre eux ne paraît touché par la chaleur qui écrase le narrateur. Bientôt, l’exilé, sa curiosité durablement excitée, se rapproche suffisamment d’eux pour écouter leurs conversations. La banalité confondante de celles-ci approfondit encore le décalage. Une jeune femme attire le regard du narrateur qui l’observe chaque soir contemplant le coucher du soleil. Il s’en rapproche au fil du roman, jusqu’à oublier toute prudence. Nouvelle surprise, aucune de ses tentatives pour entrer en contact avec elle ne fonctionne. Elle l’ignore avec superbe. Plus elle est inaccessible, plus le narrateur sent son attirance grandir pour elle. L’amour naît de l’impossibilité. Il remarque alors Morel, qu’il devine être l’organisateur de ce voyage. Le français cherche à séduire la jeune femme, qui se refuse pourtant à lui. Le mystère s’épaissit quand le narrateur note dans le ciel un second soleil. Ces voyageurs ne le remarquent pas, le domaine de l’étrange s’étend au fil du récit. La forme du récit de Bioy Casares, ces fragments à la fois détaillés et lapidaires, ce voile dont il affuble la réalité qu’expérimente le narrateur, accentuent la curiosité du lecteur, qui comprendra, lors de la révélation finale, l’ampleur du subterfuge.
L’invention de Morel regorge de détails qu’une première lecture ne peut apprécier à leur juste valeur. Rien n’y est laissé au hasard. Les notes du narrateur, même quand elles semblent gratuites, vaines, ne s’apparentent jamais à d’exotiques ornements qu’un mauvais auteur fantastique s’empresserait à multiplier pour dissimuler la vacuité du propos. Le lecteur qui connaît le mystère de l’île, la nature précise de l’invention dont la présence est révélée, dès le titre, par Bioy Casares, peut relire le roman, il y notera des éléments que sa première lecture, forcément inattentive aux détails, avait laissé de côté. Pressé par une curiosité de fond, il n’aura pas remarqué la réussite formelle de l’ensemble. Et le choix final du narrateur, conduit à choisir entre la vie et son image, entre la conscience et la présence, entre la conservation et le passage, résonne comme une mise en abyme de la vie du lecteur elle-même. Bioy Casares interroge, par le conte fantastique, l’image humaine à l’époque de sa reproductibilité technique, pour paraphraser Walter Benjamin. La parabole est brillante. Le choix du narrateur ? Se déposséder du présent, d’une vie dévastée qui n’a plus que sa conscience d’elle-même et de sa dégénérescence comme horizon pour intégrer un univers illusoire et passé, dans lequel l’existence privée de conscience laisse croire au bonheur par une image fausse, que la réitération rendra pourtant plus vraie que le réel. La photographie d’un instant heureux est le faux-témoignage que le passé peut adresser à son avenir. Qu’importe que les évènements se soient déroulés d’une certaine manière si la seule preuve restante indique l’inverse ? A une vie consciente et malheureuse, le narrateur préféra une existence truquée, fictive qui atteste un bonheur imaginaire jusqu’à le rendre plus authentique que le réel. Tout le paradoxe d’une époque saturée d’images résumé en un court roman, fantastique à tous égards.
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Couverture de  L'Invention de Morel
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CRITIQUES SUR L'INVENTION DE MOREL (39)
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Komboloi
Komboloi   22 avril 2017
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Un livre très particulier qui laisse le lecteur sur une drôle d'impression à la fin.

Cet ouvrage à la première personne va nous mettre dans la peau d'une personne ayant des déboires avec la justice et qui est parti s'isoler sur une île. C'est sur cette île ou il tente de survivre qu'il va faire la rencontre de drôles de personnes...

Un livre inclassable, à mi-chemin entre l'aventure, le fantastique, l'histoire d'amour...ou l'immortalité est au coeur du récit. Il n'est pas toujours évident de suivre la pensée de l'auteur. Celui-ci arrive en peu de pages à faire en sorte que le lecteur se pose énormément de questions.

Un livre troublant et bien écrit qui s'apparente un peu à un ovni...
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julien_le_naufrage
julien_le_naufrage   25 avril 2014
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Un texte d'une centaine de pages, une histoire qui n'en demande pas plus. Un recit qui melange aventure, étrangeté et le sentiment d'un amour irréalisable. Une belle histoire bien ficelé qui donne envie de découvrir l'oeuvre d'Adolfo Bioy Casares plus en profondeur.
(chronique complète sur le blog)
Lien : HTTP://NAUFRAGESVOLONTAIRES...
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maltese
maltese   30 septembre 2010
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Un homme en fuite se réfugie sur une île déserte où il va faire connaissance avec les anciens occupants par l'intermédiaire d'images qui se répétent sans cesse.
Un tout petit roman très curieux, à mi-chemin des genres, ni réellement fantastique ou de science-fiction, mais inconstestablement un grand texte.
Casares installe par la répétition de ces scènes une espèce de vertige à la fois spatial et temporel, brouillant la perception à la fois du héros mais aussi du lecteur, qui tous deux vont chercher en même à résoudre cette mystèrieuse énigme de ces êtres fantômatiques.
"Ne rien espérer de la vie, pour ne pas la risquer; se considérer comme mort, pour ne pas mourir."
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MarianneDesroziers
MarianneDesroziers   20 juillet 2010
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Si je vous dis qu'il est ici question d'une drôle de machine, d'une île mystérieuse, d'un homme qui fuit son passé, d'une femme étrange dont il tombe amoureux, de la mince frontière entre la réalité et la fiction, déjà ça devrait attiser votre curiosité de lecteur. Si je vous dit qu'en plus, la préface est signée Borgès, ça devrait finir de vous convaincre d'acheter ce petit livre en poche : une belle lecture d'été en perspective !
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samaudruz        

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Bruno_Cm
Bruno_Cm   22 octobre 2019
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Un livre troublant que je n'ai pas apprécié à ce que je sens être sa valeur car je n'ai pas pu être assez concentré pour y entrer pleinement. A relire dans quelques temps. Si je le reprends. Ce temps.
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KettuWater-fox
KettuWater-fox   03 décembre 2014
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J'avais lu ce livre une première fois il y a quelques années mais quand je suis retombée dessus en regardant le contenu de ma bibliothèque, je me suis aperçue que j'en avais complètement oublié l'intrigue.
Comme c'est un livre très court , je me suis donc autorisée à le relire malgré la dizaine de romans qui attendent patiemment une première lecture.

C'est un récit qui est assez long à démarrer mais qui dans l'ensemble est assez ingénieux. Je regrette que malgré sa petite taille, il ai tendance à traîner en longueur et à être un peu redondant. J'ai néanmoins beaucoup aimé le principe et j'y ai retrouvé le charme des récits fantastiques à la Maupassant.
Le personnage principal est assez agaçant mais cohérent avec l'histoire.
dans l'ensemble c'est plutôt bien fait.
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Latviane
Latviane   07 novembre 2013
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Un livre écrit à la première personne, par un homme qui tente, jusqu'aux limites de la folie, de trouver un sens à cette suite de situations on ne peut plus étranges dont il est l'un des acteurs...mais l'est-il vraiment ?.
Comme le lecteur n'a que le point de vue du personnage pour tenter d'élucider les mystères, il se retrouve peu à peu pris dans le même état de malaise que lui.
Un roman court mais dense, déboussolant et désespéré.
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Julie_D       

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stcyr04
stcyr04   23 mai 2019
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Un fugitif vénézuélien se retrouvant sur une île inhospitalière, observe en tapinois des individus sur une colline où se trouve des bâtiments. Pourtant quand il se trouve en présence de ces gens qu'il qualifie d'intrus ceux-ci semblent le traverser du regard, alors que chaque semaine les événements se renouvellent avec une inquiétante régularité.

Ce cour roman prend la forme d'un testament qu'écrit le narrateur. Ce récit de Bioy Casares à été préfacé par son compatriote Jorge Luis Borges, ce qui vous pose une oeuvre. Je ne suis pas vraiment rentré dans le récit, le fantastique n'étant pas mon genre de prédilection, cela reste un classique de la littérature du genre au XXème siècle.
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ADOLFO BIOY CASARES REJOINT BORGES. FIGURE DU FANTASTIQUE, L'ÉCRIVAIN ARGENTIN EST MORT À 84 ANS.

Par Antoine de GAUDEMAR— 10 mars 1999 à 00:04
D'Adolfo Bioy Casares, mort lundi soir à 84 ans à Buenos Aires, son
ami Jorge Luis Borges (disparu en 1986) écrivit: «Bioy était, sans qu'il y paraisse, le maître. S'opposant à mon goût pour le pathétique, le sentencieux et le baroque, Bioy me conduisit pas à pas vers le classicisme.» Sous une telle plume, l'hommage n'en est que plus fort: avec Adolfo Bioy Casares disparaît bien l'un des chefs de file de la littérature argentine contemporaine, dont le roman l'Invention de Morel (publié en 1940) est désormais un classique du genre fantastique.
Les fondus du yaourt. Les deux hommes s'étaient rencontrés en 1931, chez l'écrivain Victoria Ocampo. Borges avait déjà la trentaine, et Adolfo Bioy Casares à peine 17 ans. «Borges s'est mis à discuter avec moi, bien que je ne fusse qu'un enfant», racontait Adolfo Bioy Casares, qui épousa par la suite Silvina Ocampo, la soeur de Victoria (Libération du 4 octobre 1990). «Victoria m'avait invité parce que ma mère, une de ses amies, lui avait dit que j'écrivais. J'étais donc là pour baigner dans une ambiance littéraire. Victoria, qui était très autoritaire, a apostrophé ses invités: "Messieurs, voulez-vous cesser de converser entre vous et parler à ce monsieur d'un quelconque sujet! Borges était offusqué. Il avait déjà une mauvaise vue et avait buté contre une lampe, la faisant tomber sur le sol, et cet incident avait fait naître entre nous une certaine complicité.» Malgré la différence d'âge, les deux hommes vont vite devenir très amis. En 1935, ils cosignent une brochure publicitaire pour le yaourt, exagérant les vertus de ce dessert au point de scandaliser leurs commanditaires: «Nous avions cité, se rappelait avec amusement Bioy Casares, le cas d'une famille bulgare dont la plus jeune fille avait 90 ans.»
Tandem littéraire. De son côté, Borges écrivit: «Ensemble, nous nous lançâmes dans de nombreuses et diverses aventures littéraires», la première digne de ce nom étant en 1942 la publication à deux mains de Six problèmes pour Don Isidro Parodi: un recueil de contes policiers signé H. Bustos Domecq, un pseudonyme fabriqué à partir du nom des arrière-grands-pères des deux complices (Domecq, car l'aïeul de Bioy Casares était français d'origine béarnaise). Version de Casares (Libération du 16 octobre 1984): «Nous pensions que ce serait un conte policier classique, avec une énigme et une solution, dans une prose décharnée, claire et simple. Mais nous avons écrit un conte baroque, histrionique, qu'il était impossible de publier dans un journal sérieux comme la Nacion. C'est curieux car nous étions deux écrivains convaincus qu'il fallait écrire avec la conscience, le contraire des surréalistes.» Borges: «Bioy et moi enfermâmes notre détective dans une cellule de prison. Notre livre était en même temps une satire de l'Argentine. Pendant des années, la double identité de Bustos Domecq ne fut jamais révélée. Quand elle le fut enfin, on pensa que, puisque le nom de Bustos était une farce, ses écrits ne pouvaient guère être pris au sérieux.» Toujours sur ce tandem littéraire (il y aura trois recueils de contes de Bustos Domecq, d'autres signés Lynch Davis ou Suarez Lynch, et une anthologie commune de littérature fantastique), Bioy Casares ajoutait: «Un de nous deux avait l'idée d'un sujet. Alors, le soir, lorsque Borges venait dîner chez moi, l'un communiquait à l'autre son idée. Si l'autre était d'accord, nous commencions à en parler. La conversation pouvait durer deux ou trois dîners. Ensuite, je m'asseyais à la machine à écrire et je disais: Quelle peut être la première phrase? L'un des deux proposait quelque chose, l'autre ajoutait ensuite la deuxième, et ainsi de suite. C'était une rédaction conversée.» Bioy Casares, qui publia par la suite son oeuvre propre (1), n'oublia jamais ces années. «Toute collaboration avec Borges équivaut à des années de travail», disait-il. Lui savait bien qui des deux était le maître.
(1) La plupart des ouvrages d'Adolfo Bioy Casares ont été traduits chez Robert Laffont, Christian Bourgois et 10/18.
28 janvier 2009

L'invention de Morel ou la négation du virtuel

invention_de_morelLe narrateur est le prisonnier volontaire d’une île mystérieuse, difficile à localiser. Il a voulu échapper à la Justice humaine pour une faute dont on ne saura rien, si ce n’est qu’il ne l’a probablement pas commise. L’homme en fuite est sain d’esprit, se force à l’être, prend ce qu’il voit pour argent comptant. Il sait faire la part entre le rêve et la réalité – ce qui ne l’empêche pas de douter de l'un comme de l'autre. Il consigne dans un journal toutes les hypothèses envisageables au fur et à mesure des événements vécus. Il les biffe tour à tour selon une démarche rationnelle dont le lecteur peut parfois contester les zones d’aveuglement (mais c’est bon signe : on aimerait parfois prendre la place du narrateur et écrire son journal à sa place : moi, j’aurais plutôt fait ça !). Le narrateur se demande à plusieurs reprises s’il ne devient pas fou et désamorce la première hypothèse : l’étrange ne viendra pas de là. (Il est dangereux, pour un auteur, d’enfermer son lecteur dans la tête d’un de ses personnages. D’ajouter l’illusion à l’illusion romanesque ne donne rien de bon. Il faut que la réalité perce à un endroit, par où est aspiré le lecteur.)
L’étrange ne viendra pas de là. Il viendra d’un réarrangement des données de la perception. Et c’est l’inventeur Morel qui en sera l’auteur. Morel a une vision réduite et mécaniciste du monde. Ce qui lui permet d’être à la fois le génial concepteur d’une machine fascinante, et l’amant maladroit, frustré des refus répétés de la femme qu’il aime. C’est pourquoi les moteurs, les turbines, les engrenages, les axiomes et les théorèmes, dont dépend l’univers bis repetita de Morel, constituent l’écrin technologique de la figure adorée de Faustine. Faustine, aimée par Morel et par le narrateur (simultanément et successivement…) est la femme inaccessible, quel que soit le temps où elle apparaîtA ghost in the machine.
J’ai été flou à dessein. Il est préférable de s’engager dans la lecture de L’invention de Morel sans savoir de quoi retourne exactement cette invention (en cela, il est préconisé de ne pas lire la quatrième de couverture de l’opus dans l’édition 10/18). Néanmoins, le style de l’écriture, son mouvement de marée, au rythme des circonvolutions du narrateur - il est beaucoup question de flux et de reflux dans le livre - installent un climat infernal et merveilleux qui dépasse l’invention majeure du livre.
Cette invention, le narrateur en livre toutes les implications. Aussi a-t-on l’impression d’un univers exploré à fond : pas de recoins obscurs où l’auteur aurait caché la faille, le grain de sable de l’engrenage qui gripperait la machine (littéraire cette fois-ci). Bioy Casares exploite toutes les possibilités de l’invention de Morel et la cohérence est totale. Je vous engage à faire cette expérience. Lisez ce livre dont Borges disait qu’il était parfait. Parfait, il l’est. Il répond à toutes les questions que se posent les lecteurs. Mieux, il y répond au bon moment. Il précède l’imagination du lecteur, sans rallonge artificielle au suspense. L’invention de Morel est parfait dans sa rigueur formelle.
Il est également parfait sur un autre point : il déborde sur notre réalité. Parmi les questions qu’il soulève il y a celles-ci, plus prégnantes que jamais : l’illusion et la réalité sont elles antithétiques ? Peut-on aimer une image ? Que faut-il retirer à un être pour qu’il ne soit plus un être réel ?
Je ne fais pas remonter la notion de « virtuel » à l’invention de l’ordinateur, ni même à celle du cinématographe. Je suis de ceux qui pensent que le « virtuel » existe depuis que les mécanismes perceptifs existent, depuis surtout que les centres nerveux supérieurs ont cette faculté – qu’on jugerait étrange si elle n’était pas fournie intégrée au modèle humain – de projeter des images sur un écran interne. Aujourd’hui, ces images s’externalisent. Elles envahissent le monde, s’y superposent. Mais le « aujourd’hui » est plus daté qu’il n’y paraît. Il a l’âge du premier dessin figuratif… même si les images inventées par l’homme nous troublent surtout depuis l’invention de la photographie (qui nous murmurait alors que le trompe-l’œil serait bientôt total.)
L’invention de Morel est peut-être le plus important de tous les romans sur la frontière floue entre le réel et le virtuel (à supposer que cette frontière existe et qu’il faille poser le problème en ces termes). Le roman de Bioy Casares date de 1940. C’est-à-dire qu’il questionne sans être mis en demeure de prendre parti*. Il y flotte une ambiance intemporelle, créée à partir du temps d’alors et de quelques autres… On y rencontre les théories malthusiennes, des jungles touffues, des couchers de soleil sur l’océan, des personnages de nationalités différentes. Le narrateur, justiciable en fuite, a couru sur tous les continents du monde avant d’échouer dans ce qui n’est peut-être qu’une illusion, mais une illusion si parfaite que le lecteur doit bien avouer, après avoir refermé le livre, qu’elle laissera une trace durable et physique dans sa mémoire.
David Gray
* Aujourd’hui, pourrait-on écrire aussi librement, sans se sentir obligé de donner son avis sur l’extraordinaire développement des machines à rêver ou à s’évader, tout aussi bien que sur l’abondance des réseaux de rencontres dont l’une des conditions au succès est l’exploitation d’un entre deux, d’un espace/interface qui n’est ni tout à fait réel ni tout à fait imaginaire ? Cela inscrirait d’emblée le livre écrit dans un contexte socio-technologique déterminé qui lui serait peut-être fatal en tant que roman. Or, comme le dit Borges, le principal intérêt du roman de Bioy Casares vient de ce qu’il s’agit tout à la fois d’un roman d’aventures et d’un conte, et qu’il ne procède pas d’un rabâchage sociologique, psychologique, théorique.
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Pleins feux sur Bioy Casares: entretien avec Michel Lafon, le meilleur spécialiste français de ses oeuvres.


Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin. 

Verlaine, « Après trois ans ».
 
JADIS, NAGUERE, PARALLELEMENT

Si vous ne connaissez pas, ou connaissez mal, l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares, la sortie simultanée d’un livre et d’un dvd vous donne l’occasion de combler vos lacunes.   

Inconscient collectif ? Forever Jung ? Tir transatlantique non concerté, mais tir groupé quand même, autour de l’œuvre de l’Argentin Adolfo Bioy Casares, frère jumeau littéraire de son aîné Borges et auteur du roman l’Invention de Morel. A quelques semaines de distance donc, les Argentins ont accordé un prix à la version espagnole de l’adaptation en bande dessinée de l’Inventionpar le Français Jean-Pierre Mourey (éditée en France chez Casterman), l’INA sort en dvd un téléfilm méconnu inspiré de la même Invention et réalisé en 1967, et Christian Bourgois publie sous le titre Quelques jours au Brésil une soixantaine de pages, brèves mais denses, extraites des dix mille qui composent la totalité du journal de Bioy. 

La mise en rapport de la fiction et du journal n’est pas sans intérêt, tant les frontières entre ces œuvres de nature a priori différente ont tôt fait de s’estomper. Faut-il rappeler ici le principe du roman ? Un naufragé échoué sur une île découvre un groupe d’hommes et de femmes qui semblent se livrer, sous la conduite de l’éponyme Morel, à des espèces de fêtes galantes très répétitives. Au début, il se cache pour les observer, mais peu à peu il s’aperçoit qu’il reste invisible pour eux même quand quelques misérables mètres les séparent. Ce privilège qui pourrait faire de lui un narrateur omniscient tourne vite à la frustration (traduite dans son journal), dans la mesure où il tombe amoureux de l’une des femmes du groupe sans jamais pouvoir l’atteindre. Quant à la répétitivité des festivités, elle pourrait constituer un élément comique si l’on pouvait être sûr que ce mécanique était « plaqué sur du vivant », mais l’anagramme de Morel n’est autre que Lemor, et c’est peut-être là que se trouve la solution, si solution il y a. Disons, si vous voulez absolument un indice, que James Cameron, avec ses recherches sur la 3D, est sur la bonne voie, mais qu’il lui reste encore beaucoup de travail à faire. 

Les Quelques jours au Brésil ont eux aussi au départ un parfum d’Agatha Christie. Invité au Brésil pour participer à un congrès d’écrivains, Bioy s’ennuie comme un rat mort (comme un rat Morel ?), malgré la présence de prestigieux confrères italiens (Moravia, Elsa Morante, Bassani), français (Caillois) ou anglais (Graham Greene) ; il commet du coup certaines gaffes (la féministe Elsa Morante supporte très mal qu’on l’appelle « Madame Moravia », même si elle est effectivement l’épouse de Moravia), et finit par n’avoir qu’une seule envie : s’évader. Il le fait en multipliant les expéditions à travers le Brésil, et à travers les pages mêmes de son journal, qui, bien plus qu’une collection de comptes rendus d’événements, devient le lieu d’une réalité parallèle. 

De l’Invention de Morel à l’intention de mots réels, il n’y a, somme toute, que quelques lettres de différence. Le texte de Bioy est accompagné d’une postface de Michel Lafon, qui en est aussi le traducteur et l’éditeur, et qu’il n’est pas besoin de présenter aux lecteurs de Boojum, puisqu’il est déjà intervenu dans nos pages pour parler de son roman Une Vie de Pierre Ménard et de l’aventure d’Alix la Conspiration de Baal, dont il avait écrit le scénario. C’est bien entendu vers ce boulimique littéraire que, cette fois encore, nous nous sommes tournés. Pour lui demander ce qu’il pensait du téléfilm et comment il a été amené à éditer les chapitres brésiliens du journal de Bioy. Non content d’être le spécialiste français de Borges et de Bioy Casares (pour plus de renseignements, consulter l’Université Stendhal de Grenoble), il les a rencontrés, il a été l’ami du second et, nouveau miracle de la littérature, sa postface aux Quelques jours au Brésil, loin de se présenter comme un docte traité de Bioy-logie et d’adopter le ton pénible des fanatiques du métalangage, s’inscrit dans le sillage du texte original et s’intitule tout simplement Quelques jours avec Bioy.   

Laurel et Hardy ? Jerry Lewis et Dean Martin ? Borges et Bioy Casares ? A quel point ces derniers sont-ils indissociables ? 

Michel Lafon - Bioy Casares et Borges forment un des plus étonnants duos littéraires de tous les temps ; leur œuvre en collaboration est stupéfiante d’humour, de violence, d’inventivité — et elle s’étend sur une quarantaine d’années, ce qui est rarissime. Je me permets de renvoyer àNous est un autre — Enquête sur les duos d’écrivains (Flammarion, 2006), essai que nous avons consacré, Benoît Peeters et moi, à l’écriture en collaboration ; ils constituent l’un des dix-sept cas que nous étudions, l’un des plus stupéfiants, je le répète, grâce au surgissement d’un irrésistible troisième homme, Honorio Bustos Domecq, qui prend la parole et la plume en lieu et place de ses créateurs, comme aussitôt « dépassés » par leur magistrale invention.   

Le dvd de 
Morel et votre Brésil sortent presque en même temps. Coincidence ? Esprit du temps ? Si l’on réfléchit bien, le Hugo Cabret de Scorsese, inspiré d’un livre dont le titre exact est l’Inventiond’Hugo Cabret, traite d’un sujet assez voisin.   

Michel Lafon - Je n’avais pas vu de rapport ; j’avoue que le film de Scorsese m’a ennuyé. On pourrait dire que ressusciter ce journal de Bioy cinquante ans après, ou rééditer ce téléfilm introuvable et quasi inconnu (Bioy lui-même m’avait parlé d’un téléfilm italien, mais je pense qu’il faisait la confusion avec celui-ci) de la même décennie (le séjour au Brésil date de 1960, le film de 1967) relève d’un même mouvement à la recherche d’un passé forcément plus savoureux, plus romanesque, plus amoureux, apte à susciter toutes les nostalgies. A quoi s’ajoute, évidemment, que tant le journal de Bioy que son roman-journal jouent à imbriquer du passé dans du passé : comme un rebondissement narratif dans le cas du journal (qui transforme le journal en fiction), comme un piège diabolique dans le cas du roman (qui en fait un chef-d’œuvre de la littérature fantastique — et amoureuse).   
Quelques jours au Brésil semble être comme un duplicata deMorel : personnage pris au milieu de cérémonies auxquelles il reste étranger. Inaccessibilité initiale d’une femme (Elsa Morante, à laquelle il n’est pas capable de donner son « vrai » nom et qu’il vexe en la « moravisant ») ; distorsion temporelle dans l’un, spatiale dans l’autre (Bioy ne cesse de s’éloigner du lieu dans lequel il est censé avoir été invité)… Ne s’agit-il pas dans un cas comme dans l’autre de remplir du vide ?  

Michel Lafon - C’est pour cela que je parle d’île dans ma postface, et de l’appétit d’aventures (majeures ou minuscules) qui habite celui qui, d’une façon ou d’une autre, s’y retrouve malgré lui. Oui, je crois qu’il y a toujours dans la poétique de Bioy la création d’un espace clos et limité, à la fois paradisiaque et inquiétant, qu’il s’agit ensuite, pour les personnages qu’il y dispose, de reconnaître, d’habiter, de hanter. Mais la femme inaccessible, c’est surtout Opheliña, cette jeune Brésilienne qu’il a connue en 1951 et qu’il espère retrouver lors de ce voyage ; elle est pour beaucoup dans la dérive fictionnelle du journal. Remplir du vide, oui, ou, si l’on veut, peupler à sa façon le territoire énigmatique où l’on a échoué : le congrès, avec son déploiement de cérémonies, de discours et de temps morts, est manifestement pour Bioy une parfaite expérience de la solitude, du vide — de la mort.   
Comment faut-il comprendre le titre « l’Invention de Morel » ?Génitif objectif ou subjectif ? Invention de Morel par lui-même ? Même syndrome que le Ménard de Borges, qui se fait exister en devenant Cervantès ?   

Michel Lafon - C’est une belle question ; je me rends compte en la découvrant que ce titre fonctionne pour moi, depuis toujours, comme un tout, un syntagme figé qui a son sens global mais dont les éléments ne sont pas décomposables, un peu comme lorsque, enfant, je lisais le Sceptre d’Ottokar,Coke en Stock, le Lutin du Bois aux roches, les Cargos du Crépuscule ouS.O.S. Météores et m’émerveillais de la perfection de ces titres, de leurs sonorités idéalement évocatrices, sans jamais en analyser le détail. Autrement dit, l’Invention de Morel est un de ces titres parfaits que l’on prend « en bloc », auxquels on ne s’arrête jamais, tant ils semblent aller de soi, exister de toute éternité. C’est dire que les deux génitifs y cohabitent forcément : l’invention produite par Morel (la machine infernale) et l’invention de Morel par lui-même si vous voulez, mais surtout par Bioy qui, à la fin des années trente, se repent de tout ce qu’il a écrit et publié jusque-là et décide de publier enfin une fiction qui ne navre pas ses proches (à commencer par Silvina Ocampo et Borges), et qui échafaude pendant des mois cette aventure et cette machine, qui vont faire basculer à la fois sa production et, si je puis dire, une bonne partie de la littérature. Quant au rapport entre Morel et Ménard, Bioy et Borges écrivaient ces textes exactement à la même époque, se les racontaient, etc. Autrement dit, ils y ont peut-être pensé — et le choix de deux patronymes français pourrait être un bon indice ! Cela dit, la façon que choisit Morel pour entrer dans l’éternité est toute de violence, tandis que celle de Ménard est d’une subtilité et d’une discrétion absolues. Mais rien n’empêche de les lire toutes deux comme deux réinventions majeures et simultanées de la littérature — et c’est pour tout vous dire cette magnifique simultanéité qui a fait que je suis devenu argentiniste et que j’ai consacré une bonne partie de ma vie à leur œuvre (individuelle et croisée, donc).   
Le téléfilm tiré de Morel est-il selon vous réussi ? Est-ce vraiment une adaptation ? L’emploi permanent de la voixoff n’est-il pas la marque d’une trop grande fidélité au texte original… ou la preuve que celui-ci est inadaptable ?  

Michel Lafon - Je trouve beaucoup de finesse et d’intelligence dans cette adaptation que l’on pouvait juger a priori impossible. Cela passe par des simplifications, par une sélection des données romanesques, mais sans que jamais le roman soit appauvri, du moins pour moi. Le journal, il fallait bien le montrer en train de s’écrire, sinon une dimension clé du récit (la course du narrateur contre la montre, contre la mort) disparaissait. Des effets maléfiques ou en tout cas inattendus de la machine, seuls quelques-uns sont retenus et exposés, mais je trouve qu’ils suffisent à frapper l’esprit et à faire sens. Les adaptateurs consacrent presque la moitié du film à l’étape pendant laquelle le narrateur s’enregistre parmi les invités de Morel, alors que le roman, si j’ai bonne mémoire, passe assez rapidement sur ce point : je trouve ce choix judicieux, car c’est au fond le moment le plus fort du drame. La découverte préalable de la « répétitivité » des personnages, en revanche, est un peu expédiée, en tout cas peu exploitée, alors qu’elle est l’autre moment majeur du drame. Dans cette bibliothèque figée en 1925, on distingue un essai de Borges, Histoire de l’éternité, en édition argentine. L’ouvrage est paru en 1936 et cette édition dans les années cinquante, mais l’anachronisme ne m’a pas choqué : il est beau d’avoir pensé à placer un tel titre dans la bibliothèque de Morel, je trouve !   

Le film ressemble furieusement à certains moments à 
India Song de Duras. Se serait-elle inspirée de la littérature sud-américaine ?   

Michel Lafon - Certainement pas : je n’ai pas souvenir d’avoir jamais trouvé chez elle la moindre référence de ce type, je crois que rien ne la poussait, notamment, vers un Borges ou un Bioy Casares, à l’instar de tant d’autres écrivains français de sa génération, à vrai dire. Si l’on suppose que l’Année dernière à Marienbad n’est pas sans rapports avec l’Invention de Morel, on peut en revanche imaginer un rapport indirect, via Resnais et surtout Robbe-Grillet (qui au demeurant a toujours nié cette influence, que lui avait signalée Claude Ollier). Pour ma part, j’ai vu India Song et les autres films de Duras qui en découlent avec une fascination absolue, et tout ce que je peux dire est que mes sensations de lecteur du roman de Bioy (et pas seulement de celui-ci, à vrai dire — il faudrait ajouter au moins les deux romans suivants, Plan d’évasion et le Songe des héros) et de spectateur des films de Duras sont extraordinairement proches.   

Quelle importance Borges et Bioy Casares accordaient-ils au cinéma ?
   

Michel Lafon - Une importance immense : ils allaient au cinéma (quitte, pour Borges aveugle, à se faire décrire ce qui défilait sur l’écran), en parlaient, en rêvaient, etc. Borges a laissé des critiques mémorables. Ils ont écrit à quatre mains plusieurs scénarios de films, ont travaillé avec Hugo Santiago à l’invention de deux films, Invasion et les Autres. Sans parler des nombreuses adaptations cinématographiques suscitées par les nouvelles de l’un, les nouvelles et les romans de l’autre. Ni de ce que le cinéma a pu leur inspirer (je renvoie au bel essai d’Edgardo Cozarinsky sur Borges et le cinéma, publié dans une collection dirigée par Marguerite Duras : voilà au moins un lien entre elle et eux que j’ai failli oublier !). Leur âge d’or est sans doute (comme pour beaucoup d’entre nous !) le cinéma anglo-américain d’aventures et d’enquêtes des années ‘30-‘40, si proche de leur esthétique littéraire. Je ne peux pas revoir Espions sur la Tamise, de Fritz Lang (1944), adapté du Ministère de la peur, de Graham Greene (1943 — le roman a moins bien vieilli que le film, à mon avis), sans penser aussitôt à des fictions que Borges a écrites juste avant, comme « le Jardin aux sentiers qui bifurquent ». La trame et l’atmosphère de ces films les ravissaient, comme les ravissaient à la même époque les romans de l’admirable John Dickson Carr, par exemple.   

Est-ce votre amour du piano à quatre mains littéraire qui vous a amené à rédiger une postface personnelle ?
   

Michel Lafon - Le livre est d’abord paru chez un éditeur argentin, La Compañía, en 2010 : l’usage de cette collection est qu’un écrivain, qui est souvent aussi le traducteur du texte publié, rédige une assez longue postface pour éclairer le lecteur, comme il se doit, sur l’auteur et l’œuvre concernés. S’agissant de Bioy, il aurait été absurde de prétendre éclairer le lecteur argentin cultivé sur la personne ou la production d’une des plus grandes figures de sa littérature. Du coup, il nous a semblé évident, à Eduardo Berti (qui est cofondateur et codirecteur de cette maison d’édition, et qui est aussi, comme vous le savez sans doute, un jeune écrivain argentin passionnant) et à moi-même, qu’il fallait que je consacre cette postface à quelque chose de plus personnel, à savoir l’amitié qui nous a unis, Bioy et moi, à partir de 1991, et la passion que j’ai éprouvée indissociablement pour son œuvre et pour lui, bien avant de le connaître, dès que j’ai commencé à explorer ses îles, si je puis dire, au début des années soixante-dix. J’ajoute qu’au moment de traduire ma postface d’espagnol en français, je l’ai allégrement réécrite, en bon disciple de mes maîtres en réécriture : chaque fois que l’on reprend possession d’un texte de soi, j’aime l’idée de le modifier, de l’enrichir, en attente du lecteur idéal qui s’amusera un jour à repérer et à commenter les différences entre la version d’origine et la version seconde. Que la seconde soit écrite dans ma langue première est évidemment pour moi un motif supplémentaire de jubilation.   

Bioy Casares est bien peu enthousiaste vis-à-vis de Bassani, qui est pourtant — avec ses 
Finzi-Contini — l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle. A certains égards, le narrateur desFinzi peut apparaître comme un frère de Morel : il rejoint par la littérature une femme qu’il n’a jamais eue et qu’il n’aura jamais, puisqu’elle est morte en camp de concentration. Peut-on voir dansMorel, écrit en 1940, une métaphore de la Seconde guerre ?   

Michel Lafon - Bioy et Borges lisaient peu leurs contemporains ; il n’est que de lire le Borges de Bioy, où sont consignées notamment leurs conversations littéraires : ils s’affrontent à coup de citations ou de jugements lapidaires sur un poète baroque espagnol du XVIIe siècle, un diariste anglais du XVIIIe, un romancier français du XIXe, etc. Relativement à ce commerce quotidien avec les classiques, la part laissée à leurs contemporains est réduite : ils lisent les étrangers pour rédiger des critiques (Borges) ou les éditer (Bioy et Borges, notamment pour l’extraordinaire collection policière « le Septième Cercle », qu’ils créent chez Emecé dans les années quarante) ; les Argentins, par obligation amicale le plus souvent, quitte à en dire le plus grand mal ! Je me souviens que Bioy m’avait raconté qu’il s’était mis à lire Buzzati parce qu’ils avaient le même éditeur français, Robert Laffont : il lui fallait ce genre de motivation très personnelle pour considérer qu’un contemporain méritait d’être lu. Bassani, manifestement, ce n’est pour lui qu’un nom dans le groupe un peu indifférencié de ces Italiens croisés à Rio en juillet 1960. Son intérêt n’ira pas plus loin, pour autant que je sache. Il commence à réfléchir à son « premier bon roman » » — à l’Invention de Morel — dès 1938, je crois, du coup il ne me semble guère probable qu’il y propose une métaphore de la Seconde Guerre mondiale. L’Argentine se déchirera entre partisans des Alliés et « Germanophiles » (Bioy et Borges étant avec la plupart de leurs amis, Victoria Ocampo en tête, dans le premier camp), mais le vacarme de la guerre est tout de même bien étouffé quand il atteint ce pays lointain et préservé. C’est plutôt dans le roman suivant, Plan d’évasion, qui paraît en 1945 et qui présente tant d’affinités avec l’Invention de Morel mais sur un mode encore plus noir, morbide, concentrationnaire, que l’on peut discerner des échos des drames de l’époque.   

Propos recueillis par FAL  

 La traduction française de l’Invention de Morel est publiée en 10/18, ainsi que dans le volume Romans de Bioy Casares en « Bouquins », également édité par Michel Lafon (Robert Laffont, 2001) ; on trouvera en outre une édition bilingue de ce roman dans la collection « les Langues modernes/Bilingue » du Livre de Poche (n° 8710). Traduction d’Armand Pieral ; introduction et notes de Eduardo Jimenez.  Adolfo Bioy Casares 

Quelques jours au Brésil (Journal de voyage). Édition, postface et traduction de l’espagnol (Argentine) de Michel Lafon.   

 Un (télé-)film de Claude-Jean Bonnardot (1967) d’après Adolfo Bioy Casares avec Alain Saury, Didier Conti, Juliette Mills. INA Éditions, les Inédits fantastiques. 

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