Romain Gary, entre légendes et vie-œuvre
Un et un seul sera parvenu à réaliser jusqu’au bout son projet, cette folie qui deviendra plus qu’une farce, ce dédoublement total, parfait, d’un auteur pour un autre, pour des autres (aussi Fosco Sinibaldi et Shatan Bogat), d’une vie dans l’œuvre, d’un Emile Ajar en Romain Gary, ou l’inverse, voire les deux séparément puisque chacun obtint le prix Goncourt (que l’on ne peut avoir qu’une seule fois dans sa vie – sauf exception, donc), tourbillon littéraire qui embrasa le monde des Lettres pendant plus d’une décennie entre rumeur et fantasme, personne n’osant se l’avouer… Il fallut que paraisse, en juillet 1981, Vie et mort d’Emile Ajar pour que le pot-aux-roses soit dévoilé et que les critiques s’étranglent dans leur bureau. Mais au-delà du tour de force technique, ce n’est justement pas un truc que Gary a fait, ni une tentative de cristallisation dans le temps, rien ne l’insupporte plus que les honneurs – il refusera d’ailleurs de postuler à l’Académie française – non, ce qui le stimule, le porte, c’est l’art d’être ailleurs, un autre, des autres, tout ce monde qui tourne sur lui-même et lui donne le vertige ; d’où une œuvre dérangeante qui ne sera jamais classique. Quoique…
Il faut bien avouer qu’évoquer Romain Gary invite de facto son ombre, Ajar, qui rebute chercheurs et enseignants qui survolent donc ce passage obligé dans le cursus des Lettres. Erreur fondamentale ! Si Gary s’inventa en Ajar, c’est bien parce que ce cosaque des mots jeta son dévolu sur les seconds rôles, les parias de la société, pour leur redonner de leur éclat perdu. Commençant par ne jamais se satisfaire de ce qu’il entreprenait, Romain Gary, hyper sensible comme bien souvent les artistes, s’amusait à biaiser, réinventant sa biographie, méprisant la bonne éducation hypocrite et se libérant une parole brute mais sincère, usant d’un humour noir à faire hurler le bon gros bourgeois…
Un mode de défense bien connu que le rire pour dénouer ce qui vous bloque la gorge : Gary est un émotif, et cela l’agace ; il se sent faible, aussi dégoupille-t-il pour affronter la Bêtise au front de taureau, comme disait Baudelaire. Il ne se refuse rien : grivois, décalé, humour anglais, humour juif, jeu de mots, néologismes… Romain Gary veut dépoussiérer le roman contemporain, il le veut comique. Mais ouvrir l’un de ses livres, c’est aussi prendre le risque de pleurer car l’homme n’est que paradoxe. Provoquant, prisonnier de son propre corps, il va devoir pousser les frontières des possibles pour tenter de ne pas étouffer.
Ainsi, ouvrir l’un de ces deux tomes de la Pléiade, c’est aussi se donner le bonheur de plonger dans une œuvre multiple, complexe, en un mot extraordinaire, au sens premier du terme ; et c’est bien là tout le but de la littérature, être hors de l’ordinaire. Avec Romain Gary, vous serez servi : vous allez être balloté d’un monde l’autre, d’une culture l’autre, française, russe, yiddish, polonaise, anglaise, américaine tout en lisant des styles divers, de la prose poétique au roman à clés, avec cette langue en perpétuel renouvellement, une liberté qui donne au lecteur un plaisir premier, tout simple, de se laisser emporter par une histoire. Puis soudain de découvrir, de ressentir la complexité, de la phrase, du propos, du contexte, de deviner l’idée fixe, le dessein de l’auteur ; et d’adhérer au projet, de vous laisser emporter par le tourbillon de ces combats, de ces indignations tous azimuts, de ses défaites aussi, de ses deuils terribles et de ses plaisirs insouciants, de ses passions folles…
Ecrivain titillant les bienpensants mais aussi personnage public (mari de Jean Seberg, action politique, pourfendeur d’idéologies…), Romain Gary avance masqué, car il baigne d’humanisme et ne conçoit le monde qu’avec l’homme en son centre. Toutefois, il précise sa définition de l’homme : une entreprise de Résistance fraternelle contre sa donnée première. Or, ce défi se heurte, surtout dans la seconde moitié du XXe siècle, en Europe, aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale, et freine donc l’éclosion de ce vent plein d’espoir que Gary veut faire souffler pour briser le crépuscule qui semble ne jamais vouloir disparaître…
Si parfois l’écriture peut sembler pessimiste, Gary est aussi un guetteur de la moindre étincelle de renouveau, de positif à faire ressurgir des cendres, jouant sur la vanité de certains pour nous faire rire. Mais il n’oublie jamais les déshérités, invitant souvent des orphelins à endosser le rôle principal, ce sont ses misérables, qu’il porte de livre en livre, ne se refusant aucun sujet, de la vieillesse aux enfants perdus, des femmes violentées aux handicapés mentaux.
Orfèvre du style, Romain Gary aura joué avec le je comme personne… refusant de se laisser piéger dans un je, lui qui se sent toujours prisonnier d’une sorte de limite, cette peau qu’il ne parvient pas à enlever comme les acteurs changent de costumes en quittant la scène. Il aimerait respirer librement, vivre plusieurs vies loin des conventions sociales, se sentir léger… Et que faire pour en sortir ? Tenter la fuite ou se rendre méconnaissable, quitte à se laisser pousser les cheveux, la barbe, changer ses costumes, son nom, son style ? Oublier le je pour qu’il se double, se triple de lui-même et ne se reconnaisse même plus dans le miroir. Se laisser envahir, perdre l’équilibre, flotter… Laisser sa mère parler à travers lui, ou bien Nina (La Promesse de l’aube) quitte à risquer de devenir schizophrène. Car au-delà des dangers, Gary aime bien le je car malgré ses limites, il est tout de même très mouvant, il offre quelques tours de passe-passe jusqu’au jour où le pseudonyme s’imposera.
C’est donc en 1973 qu’Ajar naît, quand paraît Gros-Câlin, une (ré)incarnation de Gary qui ira jusqu’à flouer Gallimard en envoyant un ami déposer le manuscrit afin de garder secrète son identité : Ajar se cacherait au Brésil. Le Mercure de France publie le roman en 1974, gros succès : Ajar devient l’inconnu le plus célèbre de France.
Printemps 1975 : pour apaiser les doutes, Gary demande à son cousin, Paul Pavlowitch de jouer à l’écrivain en allant voir son éditeur pour lui porter le second manuscrit, qui deviendra La Vie devant soi. Or le jeune homme sombre dans une sorte de folie et s’incarne Ajar à son tour, révélant son nom et disant qu’il est l’auteur des deux livres. Le Goncourt lui est décerné, Romain Gary ne parvient plus du tout à tenir sa créature et la tension monte entre les deux hommes. D’où l’année 1976 et la parution de Pseudo qui mélange le vrai du faux, le réel de l’imaginaire, le cousin dactylographiant les notes envoyées par Gary dénonçant la mainmise d’un auteur imaginaire sur son œuvre ; les carottes semblent cuites… Janvier 1979 sort le dernier Ajar, aussi Gary rédige-t-il en mars Vie et mort d’Emile Ajar pour mettre un point final à l’expérience.
Mais il faudra attendre après le 2 décembre 1980, une fois que Romain Gary se sera donné la mort, que paraissent L’Homme que l’on croyait de Paul Pavlowitch et le dernier récit posthume de Gary pour découvrir qu’Ajar, c’est bien lui ! et quel scandale éditorial : comment, rue Sébastien-Bottin, n’a-t-on rien décelé, ainsi qu’au Mercure de France, qui donc lisait les manuscrits ? Et quid des droits d’auteur désormais, qui va hériter ? la veuve de Gary, Pavlowitch ? La presse qui aime toujours autant les raccourcis titre sur le canular plutôt que la prouesse artistique et littéraire : Un bras de prix d’honneur : Gallimajar, affiche d’ailleurs Le Canard enchaîné…
Il faut lire Romain Gary, surtout dans ce siècle de violences et de discordes, il faut aborder cette œuvre multiple pour sa sensibilité et son aventure humaine, ses métamorphoses du moi et le défi porté à l’ordre du monde dans un esprit libertaire qui fait tant défaut aujourd’hui, période des suiveurs et de la pensée unique érigée en dogme. Romain Gary était viscéralement assigné à ce réel qui fait de l’identité l’aventure la plus magistrale qui puisse être, au point de vouloir – devoir – la défier en la multipliant.
Un joli petit album avec deux cents illustrations, piloté de mains de maître par Maxime Decout, accompagne ce coffret.
François Xavier
Romain Gary, Romans et récits, tome I & tome II, édition publiée sous la direction de Mireille Sacotte, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, mai 2019, 1536 p.- & 1728 p.-, 63 € (puis 68 €) & 66 € (puis 71 €) ou 129 € le coffret (puis 139 €) jusqu’au 31 décembre 2019.
Le volume I contient :
Éducation européenne – Les Racines du ciel – La Promesse de l'aube – Lady L. – La danse de Gengis Cohn.
Le volume II contient :
Adieu Gary Cooper – Chien Blanc – Les Enchanteurs – Gros-Câlin [Émile Ajar] – La Vie devant soi [Émile Ajar] – Pseudo [Émile Ajar] – Clair de femme – Les Cerfs-volants – Vie et mort d'Émile Ajar.
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