duminică, 9 iulie 2023

La montagne magique de Thomas Mann

 

L’Europe malade au sanatorium

Comme L’homme sans qualités de Robert Musil, La montagne magique de Thomas Mann est un roman de réflexion sur la maladie de la culture européenne qui aboutit à la Première Guerre mondiale. L’irréprochable nouvelle traduction de La montagne magique par Claire de Oliveira incite à revisiter le grand classique contemporain publié en 1924 et qui valut à Thomas Mann le prix Nobel de littérature en 1929.


Thomas Mann, La montagne magique. Trad. de l’allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira. Fayard, 784 p., 37 €


Robert Musil voulait écrire à l’opposé de Thomas Mann. Dans une lettre du 15 mars 1931 à Johannes von Allesch, il écrit que La montagne magique ne parvient pas à concilier « la vieille naïveté de la narration » romanesque et les exigences de l’intelligence théorique, de telle sorte que le roman de Thomas Mann, dans ses parties intellectuelles, ressemble à « un ventre de requin » rempli de pièces et de morceaux avalés tout crus mais non digérés. À première vue, Musil et Mann ont beaucoup de points communs : leurs personnages incarnent des positions intellectuelles caractéristiques du temps présent, dont les conversations ressemblent à un montage de citations. Chez l’un comme chez l’autre, la société du roman constitue le microcosme dans lequel se reflète le macrocosme de la vieille civilisation qui s’apprête à basculer dans la barbarie de la Grande Guerre. Mais alors que, dans L’homme sans qualités, le romancier finit par perdre le fil de son récit et entraîne le lecteur dans un labyrinthe, La montagne magique est une construction parfaitement maîtrisée, où les débats d’idées s’enchaînent sans que la narration se relâche.

La partie intitulée « Nuit de Walpurgis », à la fin du chapitre V, située au milieu du roman, raconte la conversation de Hans Castorp et de la belle Franco-Russe Clawdia Chauchat, qui préfère s’exprimer en français quand elle touche aux choses sérieuses. Hans Castorp, lui, se sent plus à l’aise en allemand, mais il déclare (en français dans le texte de Thomas Mann) : « Avec toi, je préfère cette langue à la mienne, car pour moi, parler français, c’est parler sans parler, en quelque manière, sans responsabilité, ou comme nous parlons en rêve. » Puis il a cette réflexion surprenante et passablement énigmatique (toujours en français dans l’original) : « Parler, pauvre affaire ! Dans l’éternité, tu sais, on fait comme pour dessiner un petit cochon : on penche la tête en arrière et on ferme les yeux. » Cette touche de scepticisme linguistique, jetée au passage dans l’un des plus brillants romans de conversation du XXe siècle, retient particulièrement l’attention. Le thème du « petit cochon » qu’on dessine sans regarder sa feuille de papier est une allusion au docteur Behrens, qui amuse la petite société du sanatorium en dessinant les yeux fermés un porcelet.

Thomas Mann, La montagne magique. Trad. de l’allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira. Fayard

Les audacieux paradoxes de Mme Chauchat en matière de morale choquent moins Hans Castorp lorsqu’ils se présentent voilés de langue française. « La morale ? Cela t’intéresse ? », lui lance Mme Chauchat avec un délicieux nous de modestie (ou de majesté ?) : « Eh bien, il nous semble qu’il faut chercher la morale non dans la vertu, c’est-à-dire dans la raison, la discipline, les bonnes mœurs, l’honnêteté, mais plutôt dans son contraire, je veux dire : dans le péché, en s’abandonnant au danger, à ce qui est nuisible, à ce qui nous consume. Il nous semble qu’il est plus moral de se perdre, et même de se laisser dépérir, que de se conserver. Les grands moralistes n’étaient point des vertueux, mais des aventuriers du mal, des vicieux, des grands pécheurs. »

En lisant cet admirable aphorisme – à mi-chemin entre Nietzsche et Cioran – où Thomas Mann a condensé la formule qui donne la clé de toute son œuvre, on se dit qu’il est bien dommage qu’il n’ait pas écrit plus de chapitres de La montagne magique dans le beau français de Mme Chauchat. Depuis 1931, les lecteurs français faisaient l’ascension du roman dans la traduction de Maurice Betz. Comment, dans la nouvelle traduction de Claire de Oliveira, le silence et les yeux fixes, presque hébétés, de Hans Castorp, décontenancé par les propos passablement méphistophéliques de Mme Chauchat – mais aussi, et surtout, par la nouvelle de son départ imminent du sanatorium –, sont-ils décrits ?

« Il se tut. Il avait gardé sa position initiale, les pieds croisés et enfouis sous son fauteuil grinçant, penché vers cette femme affalée, coiffée d’un tricorne, dont il avait le porte-mine entre les doigts, et il promenait dans la pièce désormais vide le regard bleu de Hans Lorenz Castorp. » La traduction de Maurice Betz le disait en ces termes : « Il garda le silence. Il était encore assis comme au commencement, les jambes croisées sous le siège qui craquait, penché en avant, vers la jeune femme assise, avec son tricorne en papier, tenant son porte-mine entre les doigts ; et avec les yeux bleus de Hans Lorenz Castorp, il regardait d’en bas dans la pièce qui s’était vidée. »

La nouvelle traduction est plus adroite (en particulier, la position acrobatique de Hans Castorp, « les jambes croisées sous le siège » chez Maurice Betz, est rectifiée chez Claire de Oliveira), plus fluide et plus concise, mais elle omet deux détails : le tricorne de Clawdia Chauchat (nous sommes à la fin d’une fête de Mardi gras pour laquelle chacun s’est affublé d’un déguisement) est bien en papier dans l’original et c’est bien d’en bas (parce qu’il est penché sur Mme Chauchat, elle-même enfoncée dans une chaise curule) que Hans Castorp contemple le salon, aussi vide après la fête que le regard de ses yeux bleus, aussi vide que le sera bientôt pour lui le sanatorium tout entier, après le départ de Clawdia Chauchat.

Thomas Mann, La montagne magique. Trad. de l’allemand, annoté et postfacé par Claire de Oliveira. Fayard

Parmi les patients installés pour un séjour de durée indéterminée au sanatorium du Berghof, c’est l’intellectuel italien Settembrini qui défend avec le plus de conviction l’idée européenne. Mais le chapitre où cet humaniste éloquent entre en scène porte un titre qui engage le lecteur à rester sur ses gardes : « Satan ». Car Settembrini a écrit pour les journaux allemands la nécrologie de son compatriote, le poète Carducci (prix Nobel de littérature en 1906, disparu en 1907), auteur de l’hymne À Satan dont un vers (Salute, o Satana, o ribellione, o forza vindice delle ragione ! Pas de note à cet endroit, hélas! dans la nouvelle traduction) salue l’arrivée de Hans Castorp. Plus loin, dans le chapitre « Montée de la peur », Settembrini place son soi-disant humanisme sous le signe d’un Prométhée satanique : « Prométhée ! Voilà bien le premier humaniste, identique à ce Satan que Carducci avait célébré dans son hymne… » On comprend que Hans Castorp hésite à rallier la « Ligue internationale pour l’organisation du progrès » dont se réclame Settembrini.

Pareil progrès conduit l’Europe à la catastrophe : l’humaniste prométhéen et satanique (au sens de Carducci) en arrive, poussé dans ses retranchements par son contradicteur, Leo Naphta, Juif galicien devenu jésuite, à célébrer « les guerres civilisatrices » qui réunissent l’humanité occidentale « sous le signe d’une idée ». Naphta, de son côté, appelle à la révolution, à la terreur, à la dictature du prolétariat, dont il attend l’accomplissement de « l’œuvre du pape Grégoire », « le salut du monde » et « la rédemption », où les hommes, enfants de Dieu, vivent sans État et sans classes.

Ce sanatorium de Davos, où chacun tousse, crache le sang et dépérit tout en arrachant aux médecins d’évasives promesses de guérison prochaine, est une métaphore de l’Europe malade, non seulement des poumons, mais aussi de la tête, car chez Thomas Mann la pathologie des corps affecte aussi les esprits. Alors la montagne magique se confond avec le mont Brocken de la nuit de Walpurgis et l’idée européenne est entraînée dans le sabbat des sorcières.

===================

Une «Montagne magique» plus vertigineuse encore

Une nouvelle traduction en français du chef-d’œuvre de Thomas Mann permet d’apprécier ce roman majeur à sa juste valeur. A la veille de la Première Guerre, la Suisse y est le théâtre d’une Europe malade et exsangue

«La Montagne magique» nous emmène en 1907, à Davos, dans le sanatorium international de Berghof. — © Nikey62 / 123RF
«La Montagne magique» nous emmène en 1907, à Davos, dans le sanatorium international de Berghof. — © Nikey62 / 123RF

Nous sommes en 1907, à Davos, dans le sanatorium international de Berghof. Hans Castorp, un jeune homme de 23 ans originaire de Hambourg, vient rendre une visite de trois semaines à son cousin, en cure.

On lui attribue la chambre 34. Son occupante, une Américaine, y est morte l’avant-veille. Hans Castorp souffre rapidement de fatigues, et se retrouve englué dans l’atmosphère languissante du sanatorium. Il se prétend en bonne santé et répète qu’il est venu en simple «visiteur». Mais un médecin le fait douter, dès les premières pages: «Vraiment? […] Voilà qui fait de vous un phénomène, un excellent sujet d’étude! C’est qu’un homme en parfaite santé, je n’ai encore jamais vu ça!» La simple visite s’éternisera et le jeune homme ne quittera la montagne suisse que sept ans plus tard, au déclenchement de la Première guerre mondiale, lorsqu’il sera appelé à servir de chair à canon dans les tranchées.

Réenchantée

«La Montagne magique», ce monument de la littérature mondiale, comparé à «La Recherche du temps perdu» de Marcel Proust, Thomas Mann a mis près de 10 ans à l’écrire. Le prix Nobel de littérature le publia en 1924. Il s’était notamment inspiré de ses propres visites à Davos, où sa femme Katia était soignée pour une maladie des poumons.

Les lecteurs francophones connaissaient le roman par une traduction de Maurice Betz, bouclée en un temps record, une année seulement, et parue en 1931. Sans être erronée, elle infléchissait l’ironie ravageuse du texte, son intensité et son prosaïsme revendiqué. Elle se montrait tout simplement moins élégante et moins précise que la prose mannienne. 85 ans plus tard, c’est donc à la lecture d’une Montagne magique réenchantée que nous convient les éditions Fayard, grâce à la traductrice Claire de Oliveira. A la relecture, le roman semble avoir acquis une résonance nouvelle. Le style est plus souple, plus affiné. Plus drôle et plus cruel aussi.

Cette fête mondiale de la mort, et même, alentour, cette mauvaise ardeur fébrile enflammant le ciel pluvieux du soir, l’amour en émanera-t-il un jour?

Jours de neige

Là-haut, sur la montagne magique, la vie se déroule «à l’horizontale». On s’emmitoufle, selon des méthodes savantes, dans des couvertures en poils de chameau. On prend sa température. Un couple de Russes, dans la chambre voisine de celle de Hans, s’adonne à des accouplements bestiaux. Enfin, les jours de neige, lorsque les routes sont impraticables, les cadavres quittent le sanatorium en bobsleigh…

Théâtre

Hans adopte peu à peu la vie des curistes, qui se retrouvent cinq fois par jour autour des sept tables de la salle à manger, «comme s’ils ne les avaient jamais quittées», et engloutissent des quantités impressionnantes de nourriture servie par une «naine». Tout est consommé avec une gloutonnerie «vaguement inquiétante, voire répugnante», comme si la vie tentait de se rebiffer contre la mort. La salle à manger est un théâtre où toute une société se donne en spectacle.

Thomas Mann épingle chacune et chacune avec une ironie jubilatoire, qui évoque une galerie de portraits à la James Ensor. L’assemblée est dominée par «l’épouvantable» Madame Stöhr, qui se vante, pleine de fatuité, de pouvoir préparer vingt-quatre sauces différentes pour apprêter le poisson. «Elle disait «agonir» au lieu d’«agoniser», «espèce d’insolvable» à une personne qu’elle trouvait insolente, et débitait de terribles inepties sur les phénomènes astronomiques donnant lieu à une éclipse du soleil.»

Les moribonds, eux, sont isolés dans leur chambre, pour qu’on n’entende pas leurs râles. Ainsi la jeune Leila Gerngross, âgée de seize ou dix-sept ans: «une créature blonde tout à fait délicieuse, aux yeux myosotis; malgré d’effroyables pertes de sang et une respiration assurée par un reste minime de tissus pulmonaire encore indemne, elle était d’allure délicate, sans faire pitié.»

Ulysse

Hans Castorp n’échappe par à l’ironie du narrateur. Jeune homme médiocre et banal, il est comparé à un Ulysse en voyage au royaume des ombres. Pendant ses journées, il se livre à de longues discussions avec des mentors, dont le franc-maçon progressiste Ludovico Settembrini, ou son opposé, le jésuite Naphta, au spiritualisme effréné. Les dialogues viennent parfois à bout de la patience du lecteur contemporain. C’est toute la visée encyclopédique de «La Montagne magique» qui cristallise la pensée de son époque.

Dans ce livre-monde, on voit l’influence de Freud, autant que l’héritage de Nietzsche et de Schopenhauer. Wagner, Goethe, ou même les contes des frères Grimm sont convoqués. Après tout, c’est dans «Le Joueur de flûte de Hamelin» que l’on trouve pour la première fois le terme de «Zauberberg» (Montagne enchanteresse). Une montagne dévoratrice qui englouti les enfants envoûtés par le joueur de flûte. Le livre de Thomas Mann, lui-même vorace, récupère et met en scène tous les discours, tous les registres, du sérieux au grotesque. Il refuse de céder à une idéologie, et préfère mettre en scène leur affrontement.

Au nom de la bonté et de l’amour, l’homme ne doit pas accorder à la mort la moindre emprise sur ses pensées.

En haut

Enfin, «La Montagne magique» est surtout un roman sur le temps (ce qui le rapproche de Proust). Dans le monde «d’en haut», chez les curistes, les repères temporels ont disparu. Il neige même en plein mois d’août.

Le livre crée lui-même, chez le lecteur, une densité, une durée dans laquelle il faudra entrer. Il est de l’essence du rêve, comme le notait l’écrivain vaudois Jacques Mercanton. Aujourd’hui, c’est notre propre inertie qu’il semble questionner. La paresse de la pensée est le terreau de l’exaspération, rappelle Thomas Mann, et un dangereux défoulement guerrier lui succède. L’Europe déclinante qu’il dépeint sera brutalement réveillée par les canons.

© DR
© DR

Thomas Mann, «La Montagne magique», trad. de l’allemand par Claire de Oliveira, Fayard, 784 p

==============

A la demande de l’éditrice Mireille Barthélemy, la traductrice Claire de Oliveira a consacré cinq ans à la nouvelle traduction de La montagne magique de Thomas Mann, un monument de la littérature mondiale qui paraîtra le 14 septembre chez Fayard.

J’achète l’article 1.5 €

Par Claude Combet,
Créé le 24.08.2016 à 21h00 ,
Mis à jour le 25.08.2016 à 11h41

"Jusque-là, j’avais traduit essentiellement des auteurs contemporains comme Elfriede Jelinek et Herta Müller. Je n’aurais jamais osé m’attaquer à La montagne magique mais je n’ai pas pu refuser la proposition de Mireille Barthélemy." déclare Claire de Oliveira, qui a passé cinq ans sur la version française de ce monument littéraire que publiera Fayard le 14 septembre, travaillant sept jours sur sept et corrigeant une dizaine de fois son texte afin de "le rendre accessible au lecteur d’aujourd’hui en lui donnant des clés pour en ouvrir les portes". Elle n’a pas voulu en changer le titre, issu d’un vers du Faust de Goethe, "la montagne est aujourd’hui d’une magie démente", qu’elle juge "le plus pertinent...


Niciun comentariu:

Trimiteți un comentariu