"Eu mi-am imaginat întotdeauna Paradisul sub forma unei biblioteci."
(Borges)
marți, 4 iulie 2023
5 mann
O vizita la adresa-1550 San Remo Drive, Pacific Palisades
Susan Sontag, née Rosenblatt le 16 janvier 1933 à New York et morte le 28 décembre 2004 dans la même ville, est une essayiste, romancière américaine.
Elle s'est fait connaître en 1964 en publiant un essai intitulé Notes on Camp, qui décrit l'esthétique camp laquelle joue sur l'exagération, le grotesque, la provocation et l'ironie et émerge comme une forme de sensibilité importante dans la culture des années 1960.
Internationalement acclamée, Susan Sontag est aussi connue pour ses essais Contre l'interprétation, Sur la photographie, Devant la douleur des autres et pour des romans tels que L'Amant du volcan ou En Amérique.
Autrice engagée, elle a beaucoup écrit sur les médias et la culture, mais aussi sur la maladie, sur le sida et les droits de l'homme
Peut-être davantage que ses romans, on retiendra ses réflexions sur les rapports du politique, de l'éthique et de l'esthétique .(W.)
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Lucrări traduse în românește
Impotriva interpretării, traducere de Mircea Ivanescu, București, Ed. Univers, 2000
Impotriva interpretării, Editura Vellant, 2016
Boala ca metaforă, SIDA și metaforele ei, traducere de Aurel Sasu, Cluj, Ed. Dacia, 1995
Boala ca metaforă, Editura Vellant, 2014
Despre fotografie, Editura Vellant, 2014
In America, Editura Univers, 2007
Dublu standard al îmbătrânirii,text online
Privind la suferința celuilalt, Editura Humanitas, 2011
Susan Sontag et Thomas Mann: l’inévitable malentendu
12 août 2014
Susan Sontag en 1972. Dans le numéro 2 de La Règle du jeu, en août 1991, paraissait un récit inédit de l’écrivain Susan Sontag, membre du comité éditorial de la revue. Dans ce texte autobiographique, l’écrivain raconte comment, à 16 ans, elle s’est débrouillée pour rencontrer Thomas Mann, après avoir été bouleversée par la lecture de La Montagne magique
La « visite au grand écrivain » est, depuis toujours, le rite initiatique de tout adolescent décidé à se consacrer lui-même à la littérature. On sait que Philip Roth, dans ce superbe roman qu’est « l’Ecrivain fantôme », avait donné de ce rite une version passablement ironique, et même franchement désopilante. L’humour n’est pas absent non plus du récit que nous livre ici Susan Sontag, où elle évoque sa propre adolescence, et sa visite à Thomas Mann, en Californie, à la fin des années quarante. Un récit qui nous restitue surtout, au-delà du portrait subtil d’une jeune lycéenne américaine intimidée et d’un vieil écrivain européen au sommet de la gloire, le témoignage d’un inévitable malentendu…
J’accumulais les dieux. Ce que Stravinski était pour la musique, Thomas Mann le devint pour la littérature. Dans cette cave d’Aladin, qu’était pour moi la librairie Pickwick, le 11 novembre 1947 – je viens de prendre ce livre sur l’étagère de ma bibliothèque et d’y retrouver la date, inscrite sur la page de garde en écriture italique que j’étudiais alors – j’achetai la Montagne magique.
J’en commençai la lecture le soir même et eus du mal à respirer au début. J’avais entre les mains, non pas n’importe quelle nouveauté, mais une œuvre bouleversante, source de découvertes et d’explorations. Toute l’Europe envahissait ma tête – et je pleurais sur elle. La tuberculose, cette maladie légèrement honteuse, comme le sussurait ma mère, dont mon vrai père – si difficile à imaginer pour moi – était mort il y avait longtemps bien loin d’ici, et qui semblait, maintenant que nous étions installés à Tucson, n’être plus qu’un petit malheur ordinaire, cette tuberculose prenait ici des couleurs pathétiques et prodigieusement intéressantes sur le plan spirituel. Le communauté de malades atteints du poumon, installée au sommet de la montagne, était une version nouvelle, certes bien plus exaltante, de ce pittoresque village au climat bénéfique, planté dans le désert avec ses vieux hôpitaux et sanatoriums, où ma mère avait dû s’installer autrefois à cause d’une enfant souffrant d’asthme : moi. Mais là, sur la montagne magique, les personnages étaient des idées et les idées, des passions, comme je l’avais toujours pressenti. Mais les idées elles-mêmes me mettaient à rude épreuve et je m’enflammais tour à tour pour l’élan humanitaire de Setembrini ou le rayonnement et le mépris de Naphta. Et le doux, l’infiniment bon, le chaste Hans Castorp, cet orphelin imaginé par Mann, était le héros selon mon cœur, sans défense parce qu’il était orphelin et aussi parce que la pudeur de ma propre imagination me le faisait voir ainsi. J’aimais la tendresse un peu condescendante avec laquelle Mann en a fait le portrait : un peu simplet, trop sincère, docile, médiocre (tel que je me voyais moi-même, en réalité). La tendresse ! Et si Hans Castorp n’était qu’une espèce de sainte nitouche (horrible accusation que ma mère m’avait un jour jetée à la tête) ? Voilà ce qui le rendait à mes yeux si différent des autres ! Je reconnaissais sa vocation de piété ; sa solitude à peine supportable, vécue poliment parmi les autres ; sa vie au train-train pénible (et que ceux qui ont la charge de nous élever estiment si bénéfique pour nous) ponctuée de conversations libres et passionnées. C’était une merveilleuse transposition de ma propre routine quotidienne.
Pendant un mois, le livre m’accompagna partout. Je le lus d’une traite, trop excitée pour écouter ma raison qui me soufflait de le lire plus lentement, de le savourer. Il me fallut cependant ralentir le rythme de la page 334 à 343. Quand Hans Castorp et Claudia Chauchat parlent enfin d’amour, mais en français, langue je n’avais jamais étudiée. Soucieuse de ne rien laisser échapper, j’achetai un dictionnaire français-anglais et traduisis leur conversation mot à mot. Arrivée à la dernière page j’étais si contrariée à l’idée d’abandonner le livre que j’en repris la lecture et, pour garder le rythme que méritait une telle œuvre, je m’obligeais à le relire à haute voix à raison d’un chapitre chaque soir.
Ensuite, je voulus le prêter à un ami, pour partager avec quelqu’un d’autre le plaisir que m’avait procuré cette lecture et en parler. Début décembre j’apportai donc la Montagne magique à Merrill. Et Merrill, qui lisait sur-le-champ tout ce que je lui conseillais, l’adora. Bravo. Et alors il me dit : « Pourquoi n’irions-nous pas le voir ? » Et c’est à cet instant que toute ma joie se transforma en honte.
Je n‘ignorais évidemment pas qu’il habitait ici. La Californie du Sud, dans les années quarante, vibrait de la présence de célébrités de tous genres. Mes amis et moi savions que non seulement Stravinski et Schonberg vivaient ici, mais aussi Mann, Brecht (j’avais vu récemment son Galilée avec Charles Laughton, dans un des cinémas de Beverly Hills), ainsi que Isherwood et Huxley. Mais il me paraissait aussi inimaginable d’entrer en contact avec l’un deux que d’avoir une conversation avec Ingrid Bergman ou Gary Cooper qui habitaient aussi dans le coin. C’était même encore moins envisageable. Car on voyait souvent les vedettes descendre de leurs limousines sur les trottoirs brillamment éclairés de Hollywood Boulevard lors des premières au Palais du Cinéma, bravant la foule de leurs fans qui les harcelaient et qu’endiguaient des barrières de policiers. J’avais vu, aux actualités, des reportages sur le sujet. Mais les dieux de la haute culture avaient débarqué d’Europe pour vivre, presque incognito, parmi les citronniers et les plagistes, dans une architecture néo-bauhausienne et parmi les fantasmes des amateurs de hamburgers. J’étais sûre qu’ils n’étaient pas censés être assaillis par des fans impatients de s’ingérer dans leur intimité. Evidemment, contrairement aux autres exilés, Mann avait des activités publiques. Avoir été aussi honoré en Amérique que le fut Thomas Mann au cours des dernières années trente et des premières années quarante semble plus anormal que d’avoir été l’écrivain le plus connu du monde. Reçu à la Maison Blanche, présenté par le vice-président lors d’une de ses conférences à la Bibliothèque du Congrès, Mann avait l’envergure d’un oracle dans l’Amérique « bien-pensante » de Roosevelt ; il proclamait que l’Allemagne de Hitler était le mal absolu et annonçait la prochaine victoire des démocraties. L’émigration n’avait pas émoussé son goût – ni son talent – pour le côté représentatif de son personnage. S’il restait encore, de l’Allemagne, quelque chose de bon, c’était ici, en Amérique (preuve de sa bonne qualité) et sous les traits de cet homme qu’il fallait le chercher. Et s’il existait un Grand Ecrivain, complètement différent de l’idée que s’en faisait l’Amérique, c’était bien lui.
Enivré par la lecture de la Montagne magique, je ne songeais pas une seconde que Mann était « ici », au sens littéral du mot. Dire qu’à cette époque je vivais en Californie du Sud et que Mann vivait en Californie du Sud, c’était donner un sens différent au mot « vivre » et au mot « en ». Où qu’il fût, je n’étais pas. Que ce soit en Europe ou dans le monde au-delà de l’enfance, le monde des choses sérieuses. Non, pas même cela ! Pour moi, il était un livre. Ou plutôt, des livres, car j’étais maintenant plongée dans Histoire de trois décades [3]. A l’âge de neuf ans – que je considérais comme faisant encore partie de l’enfance – j’avais vécu pendant des mois les transes et l’affliction à la lecture des Misérables. (C’est le chapitre où Fantine est obligée de vendre ses cheveux pour survivre qui avait fait de moi une socialiste convaincue.) Pour moi, Thomas Mann était immortel, et par conséquent aussi mort que Victor Hugo. Pourquoi chercher à le rencontrer ? J’avais ses livres.
Le coup de téléphone
Non, je ne voulais pas le voir. Un dimanche, Merrill était chez moi : mes parents étaient sortis et nous étions dans leur chambre, vautrés sur le couvre-lit de satin blanc. Malgré mes supplications, il avait apporté l’annuaire et cherchait à la lettre M.
« Tu vois ! Il est dans l’annuaire.
– Je ne veux pas le savoir.
– Si, regarde. »
Et il me mit l’annuaire sous le nez. Horrifiée, je lus : 1550 San Remo Drive, Pacific Palisades.
« C’est Ridicule ! Allons, arrête ! »
Et je sautai du lit. Impossible de croire Merrill vraiment capable d’agir de la sorte. Et pourtant…
« Je vais l’appeler », dit-il.
Le téléphone était sur la table de nuit près du lit, à côté de ma mère.
« Merrill, je t’en prie ! »
Il souleva le récepteur. Je bondis hors de la maison par la porte d’entrée toujours ouverte, traversai la pelouse et courus vers le bord du trottoir où était garée la Pontiac, la clé de contact en permanence sur le tableau de bord (où la ranger d’ailleurs sinon là ?). Et je restai débout au milieu de la chaussée, me bouchant les oreilles avec les mains comme si, de là où j’étais, j’avais pu entendre la voix de Merrill donner cet inimaginable et humiliant coup de téléphone.
Que je suis lâche, pensai-je pour la première ou la dernière fois de ma vie. J’inspirai profondément pour reprendre le contrôle de moi-même et me débouchai les oreilles avant de rebrousser chemin. Lentement.
Le porte d’entrée donnait directement sur le petit living encombré « d’objets de collection, comme disait ma mère et qui appartenait tous à l’art primitif américain. Silence. Je traversai la pièce, entrai dans la salle à manger, traversai le petit hall devant ma chambre et la salle de bains de mes parents et arrivai dans leur chambre.
Le récepteur du téléphone était raccroché. Merrill était assis au bord du lit, un large sourire aux lèvres.
« Ecoute, ce n’est pas drôle, lui dis-je. J’ai vraiment cru que tu allais téléphone ».
« Mais c’est ce que j’ai fait.
– Quoi ?
– J’ai téléphoné, rétorqua-t-il, toujours souriant.
– Tu l’as appelé ?
– Il nous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures.
– Ce n’est pas vrai. Tu n’as pas fait ça !
– Pourquoi pas ? Ca n’a pas fait un pli.
– Tu lui as vraiment parlé ?, demandai-je prête à fondre en larmes. Comment as-tu osé faire une chose pareille ?
– Non, pas à lui personnellement. C’est sa femme qui a répondu. »
Je tâchai d’extraire de ma mémoire un portrait de Katia Mann d’après les photos que j’avais vues de Mann et de sa famille. Existait-elle vraiment, elle aussi ? Peut-être que si Merrill n’avait pas parlé directement à Mann, les choses n’étaient pas si graves que ça.
« Et que lui as-tu dit ?
– Que nous étions deux lycéens qui avions lu les œuvres de son mari et souhaitions le rencontrer.
Non ! Pas possible ! C’était pire encore que ce que j’avais imaginé. Mais qu’avais-je imaginé au juste ?
– C’est tellement… tellement stupide de ta part !
– Quoi donc ? Qu’est-ce qui est stupide ? Au contraire !
– Oh, Merrill… Merrill ! Je n’étais même plus capable de protester. Et que t’a-t-elle répondu ?
– Elle m’a dit : un instant, je vous prie, je vais chercher ma fille. Et alors la fille a pris l’appareil et j’ai répété la même chose.
– Ne parle pas si vite, interrompis-je. Alors, tu dis que sa femme a quitté le téléphone ; il y a eu une pause et ensuite tu as entendu une autre voix…
– Oui, une autre voix de femme, avec le même genre d’accent, qui disait « ici Mademoiselle Mann, que voulez-vous ? »
– Elle a dit ça ? Mais alors, elle était en colère, non ?
– Non, non, pas du tout. Elle a peut-être tout simplement dit « ici Mademoiselle Mann »… je ne me souviens pas exactement, mais elle n’avait pas du tout l’air fâché. Et puis après elle a ajouté « que voulez-vous ? ». Non ! Attends ! Elle a dit « qu’est-ce que vous voulez ? »
– Et alors ?
– Et alors j’ai répondu… tu sais… que nous étions deux lycéens qui avions lu les livres de Thomas Mann et souhaitions le rencontrer…
– Et elle a dit, poursuit-il obstinément, « un instant s’il vous plaît, je vais demander à mon père ». Et quand elle a repris l’appareil, un moment plus tard, elle a dit : « Mon père vous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures ».
– Et alors ?
– Elle m’a demandé si je connaissais l’adresse.
– Et alors ?
– C’est tout. Oh… elle m’a dit au revoir. »
Je contemplai un moment l’aspect irrévocable de la chose et murmurai à nouveau :
« Oh Merrill, comment as-tu pu faire une chose pareille ?
– Je t’avais dit que je le ferais », répondit-il.
La fin de la semaine fut pour moi un cauchemar de honte et de peur. Il me semblait insolent d’aller rendre visite à Thomas Mann. Et grotesque de le contraindre à perdre son temps avec moi.
Evidemment, je pouvais refuser d’y aller. Mais je craignais de laisser cet effronté, ce Caliban que j’avais pris pour un Ariel, se rendre chez lui sans moi. Malgré le respect que j’avais pour Merrill, il me semblait que tout à coup il se donnait les mêmes droits que moi d’adorer Thomas Mann. Je ne pouvais le laisser s’imposer à mon idole sans médiateur. En l’accompagnant, je pourrais au moins limiter les dégâts et rattraper ses gaffes les plus maladroites. J’avais l’impression (et c’est, dans mes souvenirs, ce qui me paraît le plus touchant) que la stupidité de Merrill, ou la mienne, pouvait faire du mal à Mann… Que d’ailleurs, la stupidité était toujours préjudiciable et qu’ayant pour cet homme la plus profonde vénération, j’avais le devoir de le protéger contre ce genre de blessure.
Merrill et moi nous nous sommes rencontrés deux fois pendant cette semaine-là, après la classe. J’avais renoncé à lui faire des reproches. J’étais moins fâchée contre lui mais de plus en plus malheureuse. Je me sentais prise au piège. Mais puisque je devais aller à ce rendez-vous, il fallait que je me rapproche de lui, que je fasse cause commune avec lui pour éviter le déshonneur.
Dimanche arriva. Merrill vint me chercher dans la Chevrolet, à une heure précise, au coin du trottoir devant mon domicile. (Je n’avais parlé à personne chez moi de cette invitation à Pacific Palisades) ; vers deux heures nous garions la voiture à deux cents mètres environ du 1550 San Remo Drive, large boulevard vide à cette heure d’où la vue de l’océan et, au loin, sur l’île Catalina était superbe.
Nous nous étions mis d’accord sur la façon d’engager la conversation. Je parlerais d’abord de la Montagne magique, puis Merrill interrogerait Mann sur ce qu’il écrivait actuellement. Le reste, nous allions le mettre au point maintenant, pendant les deux heures de répétition que nous nous étions accordées. Mais quelques minutes à peine après le début de notre discussion, incapables d’avoir le moindre idée de la façon dont il répondrait à nos questions, l’inspiration nous manqua. Que dit dieu ? Impossible de l’imaginer.
Alors nous nous sommes mis à comparer les mérites respectifs de deux enregistrements de la Jeune Fille et la Mort, puis à parler d’un des dadas de Merrill : la manière dont Gieseking joue le « Hammerklavier », que, pour ma part, je trouvais merveilleusement intelligente. Merrill ne semblait pas le moins du monde anxieux et donnait l’impression de croire que nous avions parfaitement le droit d’aller déranger Thomas Mann. Dans son esprit, nous étions des gosses intéressants, précoces, des prodiges – de deuxième ordre certes, mais des prodiges quand même (nous savions parfaitement qu’aucun de nous n’était un vrai prodige, quelqu’un comme le jeune Menuhin, par exemple ; mais nous étions incontestablement des prodiges d’appétit de savoir, de respect, sinon de talents) et il estimait que nous pouvions intéresser Thomas Mann. Pas moi. Nous n’étions, à mes yeux… que des virtualités. En fait, nous existions à peine.
Le soleil tapait et la rue était déserte. Seules quelques voitures passaient. A quatre heures moins cinq, Merrill relâcha le frein et la voiture glissa silencieusement en roue libre le long du boulevard. Il gara la voiture devant le 1550. Nous sommes descendus, nous nous somme étirés, avons émis quelques grognements d’encouragement mutuel, avons refermé les portières de la voiture aussi doucement que possible, avons remonté le chemin qui menait à la porte, avons sonné. Oh l’étrange petit carillon !
Une très vieille femme à cheveux blancs relevées en chignon ouvrit la porte, ne parut pas surprise de nous voir, nous invita à la suivre puis à attendre une minute dans la sombre entrée – il y avait un living-room à droite – et disparut au fond d’un long corridor.
« C’est Katia Mann, murmurai-je.
– Je me demande si nous verrons Erika », chuchota Merrill à son tour.
Un silence absolu régnait dans la maison. La vieille dame revint.
« Par ici, s’il vous plait. Mon mari va vous recevoir dans son bureau. »
Nous la suivîmes presqu’au bout de l’étroit couloir, au pied d’un escalier. Là, sur la gauche, se trouvait une porte qu’elle ouvrit. Nous la suivîmes et tournâmes encore une fois à gauche avant de nous trouver vraiment dans la pièce. Dans le bureau de Thomas Mann.
Susan Sontag en 1967, par Philippe Halsman.
Je contemplai la pièce, spacieuse, avec un grande baie vitrée qui ouvrait sur une vue superbe, avant de réaliser qu’assis derrière une table massive, sombre et de style tarabiscoté, se trouvait Thomas Mann en personne. Katia Mann nous présenta : voici les deux jeunes lycéens, dit-elle ; et elle ajouta à notre adresse : voici le Docteur Thomas Mann. Il hocha la tête et murmura quelques mots de bienvenue. Il portait un nœud papillon et un costume beige, comme sur la planche illustrée des Buddenbrooks. Qu’il ressemblât tellement à cette photographie où il posait pour la postérité fut pour moi un premier choc. La similitude était étrange, prodigieuse. Il me semble aujourd’hui que, si je me sentis si troublée, ce n’était pas simplement parce que je rencontrais pour la première fois un être dont je m’étais si fortement représenté l’aspect extérieur d’après des photographies, mais parce que, jusqu’à présent, toutes les grandes personnes que j’avais rencontrées affectaient d’être détendues. Mann, lui, était aussi détendu que sur ses photographies. Cela tenait de la gageure. On aurait dit qu’il posait en ce moment même. Mais la photographie en pied que je gardais en mémoire ne m’avait pas permis de l’imaginer aussi frêle ; je n’avais pas remarqué sa presque totale calvitie, la blancheur de sa peau, les taches de ses mains où affleuraient désagréablement les veines, la petitesse de ses yeux ambrés derrières ses lunettes. Il se tenait très droit et semblait très très vieux. En fait, il avait soixante-douze ans.
J’entendis la porte se refermer derrière nous. Thomas Mann nous fit signe de nous asseoir sur deux chaises à dossier droit placées devant sa table. Il alluma une cigarette et s’appuya contre le dossier de sa chaise.
Et nous voilà partis…
Mon « Parsifal », et mon « Faust »
Il parla sans se faire prier. Je me souviens de sa gravité, de son accent, de la lenteur de son débit ; jamais je n’avais entendu parler aussi lentement.
Je lui dis combien j’avais aimé la Montagne magique.
Il répondit que c’était une œuvre très européenne, qui retraçait les conflits latents de la civilisation de cette région du monde.
« C’est bien ce que j’ai compris », lui dis-je.
Qu’avait-il écrit récemment ?, demanda Merrill.
« Je viens de terminer un roman en partie basé sur la vie de Nietzsche, répondit-il en s’arrêtant longuement, de façon troublante, entre chaque mot. Mon héros n’est cependant pas un philosophe, mais un grand compositeur. »
« Je sais combien la musique vous tient à cœur », aventurai-je, espérant ainsi alimenter la conversation pendant un bon moment.
« La musique allemande reflète à la fois les hauts et les bas de l’âme de son peuple », dit-il.
« Wagner… », hasardai-je, inquiète à l’idée de provoquer une catastrophe ; je ne connaissais aucun de ses opéras ; mais j’avais lu l’essai que Mann lui avait consacré.
« Oui », dit-il en saisissant un livre qui était sur la table ; il l’ouvrit, le referma tout en gardant son pouce entre deux pages pour marquer un repère ; il le repose, l’ouvrit à nouveau. « Comme vous le voyez, en ce moment je compulse le quatrième volume de l’excellente biographie de Wagner écrite par Ernest Newman. »
Je tendis le cou pour voir de mes yeux le titre du livre et le nom de son auteur. J’avais vu cette biographie au Pickwick.
« Mais la musique de mon compositeur n’a rien à voir avec celle de Wagner. Elle se réfère au système dodécaphonique de Schonberg. »
Merrill dit que nous nous intéressions tous les deux beaucoup à Schonberg. A cela, notre grand homme ne répondit rien. Voyant un air de perplexité envahir les traits de Merrill, je l’encourageai du regard.
« Votre roman sortira-t-il bientôt ?, demanda Merrill.
– La personne chargée de le traduire est au travail.
– Ah oui ! H.T. Lowe-Porter, murmurai-je, prononçant pour la première fois ce nom dont les deux initiales obscures et le trait d’union prétentieux me fascinait.
– C’est sans doute mon œuvre la plus difficile à traduire, poursuivit-il. Madame Lowe-Porter n’aura jamais eu, je crois, une tâche aussi dure. »
« Ah ! », fis-je. Je n’avais jamais imaginé que H.T.L.-P. cachât quoi que ce soit de particulier mais j’étais surprise d’apprendre que ce nom était celui d’une femme.
« Il faut une connaissance approfondie de l’allemand et beaucoup de savoir-faire, car quelques-uns de mes personnages parlent des dialectes. Et le diable – car oui, en effet, le diable est l’un des personnages de mon roman – s’exprime en allemand du XVIème siècle », fit Thomas Mann lentement, très lentement. Un petit sourire aux lèvre, il ajouta : « Je crains fort que cela ne signifie pas grand-chose pour les lecteurs américains. »
J’avais envie de le rassurer, mais n’osais pas.
Parlait-il aussi lentement parce c’était sa façon habituelle de s’exprimer ? Ou parce qu’il parlait une langue étrangère ? Ou parce qu’il pensait devoir parler aux enfants, aux petits Américains que nous étions qui, autrement, ne comprendraient rien à ce qu’il disait ?
« Je considère que ce livre est la plus audacieuse de mes œuvres. » Il hocha la tête. « Et la plus violente ».
« Nous attendons avec impatience de le lire », fis-je, espérant toujours qu’il parlerait enfin dela Montagne magique.
« C’est aussi une sorte de testament », poursuivit-il. Un long silence. Puis : « C’est monParsifalet, bien sûr, monFaustaussi. »
Il parut distrait un moment, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. Il alluma une autre cigarette, se tourna légèrement sur sa chaise, puis posa sa cigarette dans le cendrier et se gratta la moustache avec l’index. Je me souviens avoir pensé que cette moustache (je ne connaissais personne d’autre portant moustache) ressemblait à un petit chapeau posé au-dessus de sa bouche. Je me demandais si ce geste signifiait que la conversation était terminée.
Mais non. Il parla du « sort de l’Allemagne » … du « démoniaque »… de « l’abîme »… et du « contrat de Faust avec le diable ». Hitler revint à plusieurs reprises dans la conversation. (Aborda-t-il le problème Wagner-Hitler ? Je ne crois pas.) Nous fîmes de notre mieux pour lui prouver qu’avec nous, ses paroles ne tombaient pas complètement dans le vide.
Au début, frappée de stupeur par sa présence, aveugle à tout ce qu’il y avait d’autre dans la pièce où nous nous tenions, je n’avais vu que lui. Maintenant, je commençais à prendre conscience de ce qui nous entourait. Par exemple, ce qu’il y avait sur la table, plutôt encombrée : des plumes, des encriers, des livres, des papiers et une quantité de petites photographies dans des cadres d’argent dont je ne voyais que le dos. Et puis les nombreuses photographies pendues aux murs, parmi lesquelles je ne reconnus que celle, dédicacée, de F.D. Roosevelt à côté de quelqu’un d’autre – un homme en uniforme si je me souviens bien. Et des livres, des livres sur des étagères qui allaient du sol au plafond le long de deux murs entiers. Se trouver dans la même pièce que Thomas Mann était certes bouleversant, énorme, stupéfiant. Mais déjà j’entendais l’appel des sirènes devant la première bibliothèque privée que j’aie jamais contemplée.
Tandis que Merrill tenait le crachoir et prouvait qu’il n’ignorait pas totalement la légende de Faust, j’essayais, en veillant à ne pas trahir mes pensées par des regards trop appuyés, de définir le contenu de la bibliothèque. Comme je m’y attendais, presque tous les livres étaient écrits en allemand ; plusieurs d’entre eux appartenaient à une même série et étaient reliés en cuir. Hélas, impossible pour moi de déchiffrer la plupart des titres (j’ignorais jusqu’à l’existence du type particulier de certaines lettres allemandes dénommé « Fraktur »). Quant aux livres américains, ils étaient tous récents et facile à identifier, grâce à leurs couvertures brillantes et colorées.
Il parlait maintenant de Gœthe…
Comme si nous avions vraiment répété notre texte, Merrill et moi avions trouvé un rythme agréable, détendu, dans les questions que nous posions à Thomas Mann, dès que le flot glacial de sa conversation semblait tarir. En même temps, nous gardions une attitude respectueuse devant tout ce qu’il nous disait. Merrill se conduisait avec le calme, le charme que j’aimais sans commettre la moindre stupidité. J’avais honte de penser que j’avais craint de le voir se déshonorer – et moi aussi par la même occasion – en lâchant quelque sottise devant Thomas Mann. Mais il se débrouillait merveilleusement… et moi, comme ci comme ça. La vraie surprise venait de Thomas Mann : il n’était pas si difficile à comprendre !
Cela m’eût été égal qu’il parlât comme un livre. Je le souhaitais même. Mais ce qui, tout au fond de moi-même, commençait à m’irriter (je n’aurais pas pu dire exactement de quoi il s’agissait, sur le moment), c’est qu’il parlait comme une revue littéraire. La conversation roulait maintenant sur l’artiste et la société et il utilisait des phrases que je me rappelais avoir lues dans ses interviews publiées par la Saturday Review of Literature, un magazine que je trouvais dépassé depuis que j’avais découvert la prose fantaisiste et les arguments compliqués de laPartisan Review récemment acheté au kiosque de journaux de Las Palmas. Mais, pensais-je, si je trouvais un peu rebattu ce qu’il nous disait, c’est que j’avais lu ses livres. Il ne pouvait pas deviner qu’il avait en moi une telle adepte. Pourquoi ne répèterait-il pas ce qu’il avait déjà dit ? Je refusais de me laisser décevoir.
Je songeais un moment à lui dire que j’avais lu deux fois la Montagne magiquetant j’avais aimé ce livre ; mais à la réflexion, cela me parut idiot. Je craignais aussi qu’il ne m’interroge sur d’autres de ses œuvres que je n’avais pas lues, bien qu’il ne nous ait posé aucune question jusqu’à présent.
« La Montagne magique m’a beaucoup touchée, hasardai-je enfin, sentant que c’était maintenant ou jamais le moment d’aborder le sujet.
– Il arrive parfois, dit-il, qu’on me demande laquelle de mes œuvres je considère comme la plus grande.
– Oh, fis-je.
– Oui, dit Merrill.
– Eh bien je dirais – et je l’ai déclaré récemment au cours d’une interview… il s’interrompit. Je retins mon souffle. Je dirais… que c’est la Montagne magique. »
Je respirai.
Loin de l’Europe
Susan Sontag, par Annie Leibovitz.
La porte s’ouvrit. Quel soulagement ! L’épouse allemande de Mann entra d’un pas lent, portant un plateau de thé et de gâteaux qu’elle posa, en se pliant en deux, sur la table basse devant le sofa, le long du mur. Thomas Mann se leva, s’approcha de la table et nous fit signe de le rejoindre. Je m’aperçus qu’il était maigre. J’avais hâte de me rasseoir et m’installai près de Merrill à la place indiquée, dès que Thomas Mann se fut carré dans une bergère proche de la table. Katia Mann prit la lourde théière d’argent et versa le thé dans les trois tasses fragiles. Tandis que Thomas Mann posait la soucoupe sur ses genoux et portait la tasse à ses lèvres (nous fîmes autant), elle lui dit quelques mots en allemand à voix basse. Il hocha la tête et répondit en anglais quelque chose comme « ça n’a pas d’importance » ou « pas maintenant ». Elle poussa un gros soupir et quitta la pièce.
« Ah, dit-il, mangeons maintenant ». Sans un sourire, il nous fit signe de nous servir de gâteaux.
A l’une des extrémités de la table sur laquelle était posé le plateau, se trouvait une petite statuette égyptienne qui, dans ma mémoire, demeure comme un objet votif funéraire ; en le regardant, je me rappelai que Mann avait écrit un livre intitulé Joseph et ses frères dont j’avais fait une rapide lecture en diagonale lors d’une de mes incursions au Pickwick et qui ne m’avait pas emballé. Je résolus sur-le-champ de le lire.
Personne ne parlait. J’étais consciente du silence qui régnait dans la maison, un silence intense et scrupuleusement observé par tous, tel que jamais auparavant je n’en avais goûté où que ce soit. Je ressentais aussi une lourdeur, une gaucherie inhabituelle dans tous mes gestes. Je buvais mon thé à petites gorgées, tentais de maîtriser les miettes de mon gâteau et échangeais avec Merrill de furtifs regards. Peut-être en aurions-nous bientôt terminé maintenant.
Thomas Mann posa sa tasse et sa soucoupe, s’essuya le coin de la bouche avec sa grande serviette blanche et dit qu’il était toujours heureux de rencontrer des jeunes Américains doués de la vigueur, de l’optimisme et de la santé de ce grand pays. Alors je perdis courage. Ce que j’avais tant redouté était en train de se produire : nous devenions le centre de la conversation.
Il nous pose des questions sur nos études. Nos études ? Un sujet bien embarrassant ! J’étais persuadée qu’ll n’avait pas la moindre idée de ce qu’était le lycée de Californie du Sud. Savait-il que nous avions des cours (obligatoires !) de conduite automobile et de dactylographie ? Ne serait-il pas épouvanté de voir la quantité de préservatifs ratatinés qui jonchaient la pelouse que nous traversions en courant, le matin, pour nous rendre à notre premier cours ? (le campus était, en effet, un lieu privilégié de rendez-vous nocturnes). Ma propre surprise, en voyant ce spectacle lors de mon entrée au lycée (j’avais alors deux ans de moins que mes condisciples) s’était traduite par une question posée, heureusement sans témoin, à quelqu’un qui passait par là et à qui je demandai ingénument ce qu’étaient ces petits ballons dégonflés qui traînaient sous les arbres ! Ne serait-il pas étonné d’apprendre que tous les jours, le long du bâtiment principal du lycée, au moment de la récréation, deux « Pachucos » (c’était le nom qu’on donnait aux petits Mexicains) vendaient une certaine substance baptisée « thé » ? Pouvait-il imaginer qu’un dénommé Beorge, que certains d’entre nous connaissions bien, possédait un fusil dont il se servait pour se procurer de l’argent auprès des pompistes ? Qu’Ella et Nella, les jumelles naines, se livraient au boycott du Club Biblique ce qui entraîna la confiscation de notre manuel de biologie ? Que l’enseignement du latin avait disparu ? Qu’on n’étudiait plus Shakespeare ? Et que pendant des mois, le professeur de la classe supérieure d’anglais, une femme visiblement à côté de ses pompes, s’était contenté, au début de chaque cours de distribuer à ses élèves des photocopies du Reader’s Digest où nous devions choisir un article et en faire le résumé, tandis quelle restait assise à son bureau en silence pendant une heure, hochant la tête et tricotant ? Avait-il la moindre idée du monde qui séparait le Gymnasium de sa ville natale de Lübeck – où le jeune Tonio Kröger âgé de quatorze ans cherchait à attirer l’attention de Hans Hansen en le poussant à lire le Don Carlos de Schiller – du lycée de North Hollywood d’où sont sortis Farley Granger et Alan Ladd ? Non, ce n’était pas possible, et je souhaitais de tout mon cœur qu’il ne le sache jamais. Il avait assez de sujets de désespoir : Hitler, la destruction de l’Allemagne, l’exil. Mieux valait qu’il ne comprenne jamais à quel point il était loin de sa chère Europe.
Devais-je lire Hemingway ?
Il parlait maintenant de « la valeur de la littérature » et « de la nécessité de protéger les civilisations contre les forces de la barbarie », et je disais oui, oui, oui… de plus en plus certaine de l’exactitude de ce que j’avais ressenti tout au long de la semaine – à savoir que notre présence ici était absurde. Au début, nous ne risquions que de dire des bêtises. Mais maintenant, avec le rituel social du « thé », les occasions de se déshonorer se multipliaient. J’étais terrifiée à l’idée de commettre quelque maladresse et cette peur me paralysait. Je ne savais plus quoi dire. Je me souviens de m’être demandé s’il ne paraîtrait pas trop inconvenant de nous retirer. Je devinais que Merrill, malgré l’aisance qu’il affichait, serait heureux de s’en aller, lui aussi.
Mais Thomas Mann continuait à parler de littérature avec lenteur. Je me rappelle mon désarroi plus que ses paroles. J’essayais de ne pas m’abandonner à ma gourmandise naturelle mais, dans un moment de distraction, je tendis ma main vers le plateau et pris un second morceau de gâteau. Il hocha la tête. « Resservez-vous », dit-il. C’était affreux. Comme j’aurais aimée être seule dans son bureau à regarder ses livres !
Il nous demanda quels étaient nos auteurs préférés et, me voyant hésiter (j’en avais tellement à citer que le choix me semblait difficile), il poursuivit : « Je suppose que vous aimez Hemingway. A mon avis, il est l’écrivain le plus représentatif de l’Amérique ».
Merrill marmonna qu’il n’avait pas lu Hemingway. Moi non plus, d’ailleurs, mais j’étais trop déconcentrée pour répondre. Il était si étrange de penser que Thomas Mann put s’intéresser à Hemingway qui, selon la vague idée que j’en avais, était un romancier populaire dont les œuvres avaient pour seul mérite d’avoir été la source de films romantiques (j’avais vu Ingrid Bergman et j’adorais Humphrey Bogart) où l’auteur dissertait surtout de partie de pêche et de boxe (je détestais le sport). Je ne l’avais jamais considéré comme un auteur à lire ; que Thomas Mann put le prendre au sérieux me déroutait. Mais je compris bientôt qu’il n’était pas question pour lui d’aimer Hemingway : c’est nous qui étions censés l’aimer.
Merrill dit qu’il adorait Jean-Christophe de Romain Rolland et Portrait d’un artiste de Joyce. Je dis que j’aimais la Métamorphose et la Colonie pénitentiaire de Kafka ainsi que les derniers écrits religieux et les romans de Tolstoï. Puis, pensant que je me devais de citer un auteur américain parce qu’il semblait s’y attendre, je jetai le nom de Jack London et de son Martin Eden.
Thomas Mann répondit que nous étions sûrement des jeunes gens très sérieux. Comme c’était embarrassant ! Je me rappelle parfaitement notre gêne.
Et je m’interrogeais anxieusement sur Hemingway. Devais-je le lire ?
Thomas Mann semblait trouver tout à fait normal que deux lycéens de Californie connaissent Nietzsche et Schonberg ; jusqu’alors, cet avant-goût d’un monde où l’on considérait comme allant de soi une telle familiarité avec les grands hommes m’avait toujours enchantée. Mais Mann semblait maintenant vouloir que nous soyons conformes à l’idée qu’il se faisait des jeunes Américains, c’est-à-dire représentatifs d’une nation, comme lui-même l’était de la sienne et comme il croyait, Dieu sait pourquoi, que l’était Hemingway. Pour moi, c’était absurde. Nous ne représentions rien du tout, pas même nous, et en tout cas, pas très bien !
Voilà que j’étais assise dans la salle du trône d’un monde où je rêvais de vivre, même comme la plus humble des citoyennes. (L’idée d’avouer à Mann que je souhaitais devenir écrivain ne me serait pas plus venue à l’esprit que de lui dire que je respirais. J’étais ici en tant que fan et non pour briguer une place dans son monde à lui.) L’homme que j’avais devant moi ne prononçait que des phrases sentencieuses quoiqu’il fût l’auteur des livres de Thomas Mann. Et je ne proférais que de timides niaiseries bien qu’agitée de sentiments complexes. Nous n’étions ni l’un ni l’autre au meilleur de notre forme.
Comme un événement honteux
Il est étrange de penser que je ne garde aucun souvenir du dénouement de cette visite. Katia Mann vint-elle nous avertir qu’il était temps de partir ? Thomas Mann nous dit-il qu’il devait se remettre au travail ? Reçut-il nos remerciements pour cette entrevue et nous raccompagna-t-il jusqu’à la porte du bureau ? Je ne me rappelle rien de nos adieux, de notre délivrance. Ma mémoire passe brusquement de la cérémonie de thé au moment où nous sommes retrouvés sur San Remo Drive devant la voiture. Après l’obscurité du bureau, le soleil couchant semblait éblouissant : il était cinq heures et demie.
Merrill mit la voiture en marche. Comme deux adolescents rentrant chez eux après leur premier rendez-vous au bordel, nous mesurions la portée de notre prestation. Merrill estimait que c’était un triomphe. Mais moi, j’avais honte, je me sentais déprimée ; je reconnus pourtant que nous ne nous étions pas rendus ridicules.
« Zut ! On aurait du lui apporter le bouquin », dit Merrill après un long silence, tandis que nous approchions de chez moi. « Il nous l’aurait dédicacé. »
Je serrais les dents sans rien répondre.
« Ca a vraiment été formidable », ajouta-t-il comme je sortais de la voiture.
Susan Sontag à Paris en 1972, par Annie Leibovitz.
Je crois bien que nous n’en avons plus jamais reparlé.
Dix mois plus tard, à quelques jours de la parution du fameux Docteur Faustus (sélectionné par le Club du Livre du Mois, tiré à plus de cent mille exemplaires), Merrill et moi nous rendîmes à Pickwick où s’empilait, sur une table métallique à l’entrée de magasin, un nombre vertigineux d’exemplaires de cet ouvrage. J’en achetai un et Merrill également. Nous le lûmes ensemble.
Aussi acclamé qu’elle fût, cette œuvre n’eut pas le succès que Thomas Mann en espérait. Les critiques exprimèrent de respectueuses réserves et l’aura de son auteur commença à décliner en Amérique. L’époque Roosevelt se terminait ; l’aube de la Guerre Froide se levait. Thomas Mann songeait au retour.
J’étais maintenant à quelques mois du début de ce que j’appelais la vraie vie. Après la remise des diplômes de janvier, j’entamai un trimestre à l’Université de Berkeley, en Californie, et en automne 1949, je quittai la Californie pour entrer à l’Université de Chicago en même temps que Merrill et Peter (qui avaient eu leurs diplômes en juin) ; j’y étudiais la philosophie. Et, puis… et puis… ma vie se déroula à peu près comme je l’avais envisagé avec tant de certitude à l’âge de quatorze ans.
Et Thomas Mann s’en alla. Lui et sa femme Katia (devenus citoyens américains en 1944) quittèrent la Californie en 1952 et retournèrent sur leur montagne magique européenne quelque peu nivelée. Ils avaient passé quinze ans en Amérique. Mann y avait habité mais il n’y avait pas réellement vécu.
Des années plus tard, devenue écrivain et ayant fait la connaissance de beaucoup d’autres écrivains, j’appris à être plus tolérante et à tenir compte du fossé qui sépare l’auteur de son œuvre. Pourtant, aujourd’hui encore, ma rencontre avec Mann me semble toujours aussi immorale et déplacée. Tout au fond de ma mémoire, elle prend le plus souvent les couleurs d’une épreuve profondément embarrassante.
Je me sens heureuse et reconnaissante d’avoir pu me libérer des asphyxies de l’enfance. C’est l’admiration qui m’a rendue libre, et aussi une certaine timidité, rançon d’une intense admiration. A cette époque, j’avais l’impression d’être une adulte obligée de vivre dans le corps d’une enfant. Aujourd’hui, je me sens comme une enfant qui a le privilège de vivre dans le corps d’une adulte. En moi, la fanatique de sincérité et de sérieux, déjà totalement présente dans l’enfant que j’étais, continue à penser que la réalité est encore à venir et à voir se dérouler devant un grand espace, un horizon lointain ? Est-ce le monde réel ? Je me pose toujours la question, quarante ans plus tard, comme les petits enfants qui, au cours d’un long et fatiguant voyage répètent sans cesse : « on arrive bientôt ? » Le sentiment de plénitude de l’enfance m’a été refusé ; mais en compensation il me reste toujours l’intégralité de l’horizon vers lequel je m’avance, inondée des joies que procure l’admiration.
Je n’ai jamais parlé de cette rencontre à qui que ce soit. Cachée au plus profond de moi-même, elle est resté pendant des années mon secret, comme un événement honteux survenu à deux autres personnes, deux fantômes, deux êtres provisoires en route pour ailleurs : celle d’une enfant embarrassée, ardente, droguée de littérature et d’un dieu exilé dans une maison de Pacific Palisades.
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