Lev Sestov
Traduceri in romana:
Léon Chestov
Naissance | À Kiev |
---|---|
Décès | À Paris |
Nationalité | Russe |
Formation | Université d'État de Moscou |
École/tradition | Philosophie existentielle |
Œuvres principales | Athènes et Jérusalem, Sur la Balance de Job |
Influencé par | Friedrich Nietzsche, Søren Kierkegaard, Fiodor Dostoïevski, Léon Tolstoï |
Léon Issaakovitch Chestov (en russe : Лев Исаакович Шестов), né Yehuda Leyb Schwarzmann (russe: Иегуда Лейб Шварцман)le 31 janvier 1866 (12 février 1866 dans le calendrier grégorien) à Kiev et mort le 20 novembre 1938 à Paris, est un avocat, écrivain et philosophe russe.
Il étudie la philosophie rationaliste de la tradition grecque et influence, dès 1933, Albert Camus, notamment dans Le Mythe de Sisyphe et Caligula.
Biographie
Chestov naît dans une famille juive de commerçants manufacturiers en tissus. Son père, Isaak Moisseïevitch Schwarzmann, forte personnalité, autoritaire, est très respecté et bon connaisseur de la tradition juive et de la littérature hébraïque.
Études
Chestov fait ses études secondaires à Kiev, puis à la faculté de physique-mathématiques de l'université de Moscou (1884). À la suite d'un conflit avec les autorités, il abandonne ses études scientifiques pour le droit, qu'il étudie à l'université de Kiev. En 1889, la censure refuse la soutenance de sa thèse de doctorat, consacrée à la législation ouvrière, au contenu qualifié de « révolutionnaire », ce qui lui ferme l’obtention de son doctorat en droit. Malgré tout, la faculté de Kiev l'accepte et son nom apparaît sur la liste des avocats de Saint-Pétersbourg2.
Après son service militaire (1890), il effectue un stage au sein d'un cabinet d'avocats de Moscou, tout en gérant l'entreprise paternelle sauvée de la faillite en 1891. Il commence une liaison clandestine avec une employée de confession orthodoxe, Aniouta Listopadova, qui lui donne un fils, Sergueï Listopadov, né en 1892, qu'il ne reconnaît pas3.
Il fréquente les cercles littéraires de Kiev et de Moscou.
Il prend la direction de la manufacture familiale de 1908 jusqu'à son exil en 1919. Malgré la contrainte que représente la gestion de cette entreprise, il abandonne le droit et se tourne vers l'écriture et la philosophie.
Débuts philosophiques
Dès 1895, paraissent, non signés, ses premiers textes littéraires et philosophiques : « Le Problème de la conscience (à propos de Vladimir Soloviev) » et « Georg Brandes sur Hamlet ». C'est aussi l'année d'une crise morale et d'une dépression nerveuse. L'année suivante, il part en Suisse à Genève pour s'y soigner, travaillant à son premier livre, Shakespeare et son critique Brandès, qui paraît en 1898, à Saint-Pétersbourg chez A. Mendeleïevitch, à compte d'auteur et sous le pseudonyme de Lev Chestov. Le livre passe quasiment inaperçu.
Il séjourne aussi près de Vienne, à Carlsbad, à Berlin, au Tréport, à Paris, à Munich. À Rome où il s'installe un temps, il rencontre une étudiante en médecine, Anna Eléazarovna Berezovskaïa, qu'il épouse en 1897, à l’insu de ses parents. De cette union naissent ses enfants : Tatiana (1897) et Nathalie (1900).
Il effectue des retours réguliers en Russie pour participer à partir de 1899 aux réunions de diverses sociétés littéraires et de philosophie religieuses à Saint-Pétersbourg, Moscou ou Kiev et gérer l'entreprise jusqu'en 1914. Il rencontre et se lie avec Berdiaev, Boulgakov, A. Lazarev, G. Tchelpanov ainsi que Mejerovski, Rozanov, Z. Vengerova et Remizov avec qui il correspondra toute sa vie.
En 1905, « L'Apothéose du déracinement » lui vaut dans diverses revues de nombreux articles de I. Eihenvald, Berdiaev, Remizov et Rozanov.
En 1908, l'entreprise familiale est transformée en société. Il en prend la direction, mais se réserve plus de temps pour son travail personnel. À l'automne paraissent « Les Commencements et les Fins », un recueil d'articles parus en revues entre 1905 et 1907. Il s'installe à Fribourg-en-Brisgau en Allemagne.
Le , il rend visite à Tolstoï à Iasnaïa Poliana. Il s'installe en Suisse à Coppet, villa des Saules, où il demeure jusqu'en . Il travaille à des études sur la philosophie grecque, les mystiques, Luther et des théologiens allemands spécialistes de Luther, Harnack et Denifle. Ce travail aboutit à une première version de Sola Fide (« la foi seule ») qui lui est confisquée à la douane, à son retour en Russie en . Il s'installe à Moscou et commence à rédiger Le Pouvoir des clefs (Potestas Clavium), où il reprend nombre de thèmes abordés dans Sola Fide. En , il est élu membre de la Société de Psychologie de Moscou qui est un centre d'études religieuses4.
En 1917, pendant la Révolution d'Octobre, il ne partage pas l'enthousiasme général ; son fils Sergueï Listopadov meurt au combat.
En 1918, il quitte Moscou pour Kiev où il loge chez sa sœur, Sophie Balachovskaïa. L'année suivante, il rédige la version définitive du Pouvoir des clefs (Potestas Clavium) qui ne sera publiée, à Berlin, qu'en 1923. À l'automne, il se rend avec sa famille à Yalta, cherchant le moyen de se rendre en Suisse3.
L’exil parisien
En , Chestov obtient des places sur un bateau en partance pour Constantinople, puis gagne Gênes, puis Paris et enfin Genève où il est hébergé par sa sœur, Madame Lowtzky. En , il s'installe à Clamart puis à Paris, dans le 15e arrondissement, rejoignant la communauté russe émigrée.
Le peintre Savely Sorine fait son portrait, actuellement conservé au Metropolitan Museum of Art à New York5.
En 1922, il publie Le Dépassement des évidences dans le numéro de février de La Nouvelle Revue française, traduit par Boris de Schlœzer, ami de l'auteur, accompagné d'un article d'André Gide et un article de Jacques Rivière, ainsi que des textes de Dostoïevski. À la fin de l'année au Mercure de France, Boris de Schloezer publie un essai intitulé Un penseur russe : Léon Chestov. Schloezer fera énormément pour la réception du philosophe en France. Chestov rencontre André Gide, devient professeur à la Faculté de lettres russes de l'Université de Paris (Institut d'Études slaves), où il dispense des cours de philosophie religieuse. C'est là que le jeune Georges Bataille, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale, et qui n'est pas encore devenu écrivain, le rencontre en 1923 ; Chestov l'initie à la lecture de Dostoïevski, Pascal, Platon, NietzscheNote 2. Bataille, qui le fréquente jusqu'en 1925, a alors le projet, avorté, d'une étude sur son œuvre ; mais il collabore à la traduction d'un livre de Chestov, L'Idée de Bien chez Tolstoï et Nietzsche, philosophie et prédication, qui paraît en 1925 aux Éditions du Siècle. À la même époque, un des articles de Chestov sur Descartes et Spinoza (au Mercure de France), et son essai intitulé La Nuit de Gethsémani (chez Grasset) sont publiés en français, et reçoivent un accueil élogieux6. Il rencontre aussi Benjamin Fondane, qui devient vite un ami proche et son disciple, lequel contribue à faire connaître sa pensée en France. Il collabore à des revues, notamment dès 1926 à la Revue philosophique que dirige le professeur Lucien Lévy-Bruhl.
Le Pouvoir des clefs (Potestas Clavium) est traduit en allemand dès 1923. Chestov se rend à Berlin, puis à Halle, ainsi qu'à Prague et Cracovie. En 1928, à l'occasion d'un séminaire à Amsterdam, il rencontre philosophe Husserl qu'il revoit régulièrement jusqu'en 1933, soit à Fribourg, chez lui, soit à Paris où Husserl a été invité plusieurs fois. Husserl fait découvrir le philosophe danois Søren Kierkegaard, son « double intellectuel ».
En Allemagne, la même année, il rencontre aussi Heidegger et Max Scheler. On pense que l'essai intitulé Qu'est-ce que la métaphysique ? (1929) de Heidegger, est inspiré des conversations des deux hommes7.
En 1930, ses filles se marient et il déménage à Boulogne-Billancourt où il reste jusqu'à sa mort.
C'est en qu'il termine la rédaction de Dans le taureau de Phalaris [В Фаларийском быке] dont les derniers chapitres sont entièrement consacrés à Kierkegaard, suivi de son Kierkegaard et la philosophie existentielle, achevé en 1935, mais écrit en 1930 ou 1931, ouvrage fondamental dans la philosophie existentielle chrétienne.
Il découvre la Palestine en 1936 à l'occasion d'une tournée de conférences et participe à des émissions de radio portant sur l’œuvre de Dostoïevski et Kierkegaard à Radio-Paris en 1937Note 3.
Il meurt le à la clinique Boileau et est enterré le surlendemain, au cimetière de Boulogne-Billancourt.
Philosophie
Critique de la raison
D'après le philosophe russe Nicolas Lossky8, c'est son idéal irréalisable d'une connaissance « supra-logique » absolue qui est la source de l'antirationalisme manifesté par Chestov dans toute son œuvre. Dès L'apothéose du déracinement, ouvrage publié en 1905, Chestov promeut, dans une perspective sceptique radicale, une attitude « qui refuse de se construire une vision du monde », rejette les valeurs communément admises ainsi que les « palais de cristal » auxquels rêvent ceux qui croient au progrès de la raison. Dans Athènes et Jérusalem, ouvrage rédigé dans les années 1930 durant la dernière période de sa vie, Chestov oppose la pensée rationnelle, qui remonte à la philosophie grecque, et l'irrationnelle appréhension biblique du monde qui dément le principe même de contradiction8. La religion est en effet pour lui un mystère insaisissable par la logique. Il faut se lancer dans ce mystère, quitter la « terre ferme » des connaissances rationnelles pour s'aventurer dans l'« abîme » (Bespotchvennost) de l'inconnu, et retrouver ainsi la « liberté créatrice » d'avant la chute originelle9. La Chute, selon Chestov, a consisté précisément dans le fait de renoncer à la liberté, en obéissant aux principes éternels de la raison, à l'arbre de la connaissance, donc à la nécessité9.
La pensée de Léon Chestov s'apparente à la misologie selon Daniel Epstein10. D'après Alexandre Papadopoulo, son antirationalisme va jusqu'à prendre un aspect pathologique9. L'idée que deux fois deux font quatre ou qu'un événement du passé ait définitivement eu lieu constitue en effet pour Chestov le « mur » auquel se heurte la liberté et qu'il faut détruire, car l'évidence rationnelle nous prive de notre liberté pour nous soumettre à sa nécessité. Chestov critique vigoureusement en ce sens les méthodes de la science, mais aussi l'éthique rationnelle et la théologie. La liberté créatrice implique chez lui le refus systématique de la raison et l'acceptation sans condition du mystère. L'irrationalité de la liberté créatrice et le mystère de l'individu ne lui paraissent d'ailleurs pas suffisants comme remparts contre la raison et ses évidences contraignantes. Il faut s'appuyer, contre le rationalisme, sur une puissance plus grande : la religion, la foi en un mystère surnaturel que seule la révélation biblique permet d'approcher9. La foi est devenue pour Chestov « une nouvelle dimension de la pensée, ouvrant la voie vers le Créateur »11, « un grand et même le plus grand des dons de Dieu, que l'on ne peut comparer avec rien d'autre »11.
Œuvres publiées
Les archives Léon Chestov sont conservées à la Bibliothèque de la Sorbonne et contiennent une grande partie d'inédits.
- Shakespeare et son critique Brandès [Šekspir i ego kritik Brandès], Saint-Pétersbourg, 1898, 1911
- L'Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche (Philosophie et Prédication) [Dobro v ucenii gr. Tolstogo i F. Nitše (filosofiâ i propoved')], Saint-Pétersbourg, Revue Русское богатство, n° février- ; Paris, Éditions du siècle, introduction de Jules de Gaultier, traduction T. Beresovski-Chestov et Georges Bataille, 1925 ; rééd. Paris, Éd. Vrin, 1949 et 2000 (ISBN 2711601390)
- Les Révélations de la mort : Dostoïevski et Tolstoï [Dostoevskij i Nitše], Saint-Pétersbourg, L'Univers de l'art [Мир искусства / Mir iskusstva], six numéros de 1902 (trad. Boris de Schloezer), Paris, Plon, coll. « Cheminements », (réimpr. 1958), 210 p. (OCLC 2991657, lire en ligne [archive]
- Sur les confins de la vie. (Apothéose du déracinement) [Apoféoz bespočvennosti (Opyt adogmatičeskogo myšleniâ)], Saint-Pétersbourg, 1905 ; rééd. Paris, 1927
- Le Pouvoir des clefs (« Potestas clavium ») (écrit en 1915), Berlin, Ed. Skify, 1923, traduction Boris de Schloezer 1928, Paris, Flammarion 1967, précédé de Rencontres avec Léon Chestov par Benjamin Fondane ; rééd. Éd. Le Bruit du temps, 2010 (ISBN 2358730203)
- Qu'est-ce que le bolchevisme ?, Éd. Otto Elsner Verlagsgesellschaft, 1920, rééd. Le Bruit du temps, 2015 (édition suivie de Les Oiseaux de feu et de Les Menaces des barbares d’aujourd’hui)
- La Nuit de Gethsémani : Essai sur la philosophie de Pascal (trad. M. Exempliarsky), Paris, Bernard Grasset, coll. « Les Cahiers Verts » (no 23), , 161 p. (OCLC 4385261, lire en ligne [archive])Réédition Éditions de l'éclat, Paris, 2012 (ISBN 2841622886)
- La Philosophie de la tragédie, Dostoïevski et Nietzsche (Éd. J. Schiffrin, Éditions de la Pléiade, 1926), traduction et préface Lecture de Chestov par Boris de Schlœzer, Flammarion, 1966, 359 p. ; réédition Le Bruit du temps, 2012 (ISBN 2358730432)
- Sur la balance de Job. Pérégrinations à travers les âmes [Na vesah Iova (Stranstvovaniâ po dusam)], Paris, 1929 ; Introduction : lettre de l’auteur à ses filles, traduction Boris de Schloezer, Plon, 1958, 361 p. ; rééd. Flammarion, 1971, 1992) (ISBN 2080605097) ; puis Éd. Le Bruit du Temps, 2016 (ISBN 9 782358 730976)
- Pages choisies (Anthologie), Paris, Éd. Gallimard, 1931, traduction Boris de Schloezer.
- Témoin à charge, Paris, Denoël et Steele, 1936
- Kierkegaard et la philosophie existentielle, 1936
- Athènes et Jérusalem, essai de philosophie religieuse, 1938
Publications posthumes
- Kierkegaard et la philosophie existentielle (« Vox clamantis in deserto ») [Kirkegard i èkzistencial'naâ filosofiâ (Glas vopiûĉego v pustyne)], traduction T. Rageot et Boris de Schloezer, Paris, Éd. Vrin, 1939 et 1948 ; rééd. 1998
- Léon Chestov (trad. Boris de Schlœzer, préf. Ramona Fotiade, postface Yves Bonnefoy, L'Obstination de Chestov), Athènes et Jérusalem : Un essai de philosophie religieuse [« Afiny i Ierusalim »], Paris, Le Bruit du Temps, (réimpr. Flammarion 1967, Aubier 1992) (1re éd. 1938), 570 p.
- Sola Fide : Luther et l'Église [Tol'ko veroû. Greceskaâ i srednvekovaâ filosofia. Lûter i cerkov'] (trad. Sophie Seve), Paris, Presses Universitaires de France, , 153 p. (OCLC 401444774, lire en ligne [archive]
- Spéculation et Révélation [Oumozrenie i Otkrovenie (Religioznaâ filosofiâ Vladimira Solov'ëva i drugie stat'i)], Recueil d'articles, Préface de Nicolas Berdiaev, Traduction Sylvie Luneau, Genève, Éd. L'Âge d'Homme, coll. « Slavica », 1964 ; puis 1982, 1990 (ISBN 2825122335)
- L'Homme pris au piège. Pouchkine, Tolstoï, Tchekhov, traduction Sylvie Luneau et Boris de Schloezer, Paris, Union générale d'éditions, coll. « 10/18 », 1966 ; rééd. Lausanne, Éditions l'Âge d'Homme, coll. « Archipel slave », 2011 ; rééd. Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres » no 199, 2018
- Les Grandes Veilles (1911), traduction Sylvie Luneau et Nathalie Stretovitch, Lausanne, Éd. L'Âge d'Homme, coll. « Slavica », 1986 ; puis 1990
- Les Commencements et les Fins (1908), traduction Boris de Schloezer et Sylvie Luneau, Lausanne, Éd. L'Âge d'Homme, 1987 ; puis 1990
- Tourgueniev (1982), traduction Maxime Lamiroy, Bruxelles, Éd. Lamiroy, coll. « Kniga », 2019
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Cette exposition organisée grâce à l’Association de la Société d’études Léon Chestov, de sa présidente Ramona Fotiade et de ses amis pour le cent-cinquantième anniversaire de la naissance du philosophe Léon Chestov rassemble plus de 200 documents inédits, des manuscrits et des photographies en provenance de toute l’Europe pour la première fois. Cet hommage exceptionnel ici dans cette belle Salle du Vieux Colombier nous rappelle d’abord que Léon Chestov a vécu dans le 6e arrondissement rue Saint Grégoire.- Né à Kiev dans une famille juive, Léon Chestov (1866-1938), de son vrai nom Lev Isaakovich-Schwarzmann, commence dès 1895 à fréquenter les cercles littéraires et philosophiques russes. Après la parution de son second livre, L’Idée du bien chez Tolstoï et Nietzsche, Diaghilev lui propose de collaborer à sa revue Le Monde de l’art. Après avoir vécu en Suisse, en Italie, en Allemagne, il émigre définitivement de Russie en 1920 pour se fixer à Paris jusqu’à la fin de sa vie. Dans la fièvre intellectuelle de la capitale dans les années vingt et trente, il rencontre les grandes figures de la littérature et de la philosophie française : André Gide, Jacques Maritain, Berdiaef, Jules de Gaultier, Jean Wahl. Philosophe existentiel qui prolonge les questionnements de Pascal, Dostoïevski, Nietzsche et Kierkegaard, il aborde essentiellement les questions de la certitude et des rapports de la raison et de la foi, du tragique, de l’existence du mal. Mais son originalité consiste à les aborder souvent à travers les écrivains : Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Ibsen. Il fut également un grand voyageur européen : Russie, Allemagne, Italie, Suisse, mais son pays d’élection reste la France. C’est là que son œuvre philosophique sur Nietzsche, Dostoïevski, Pascal, Kierkegaard, connaît un retentissement considérable, traduite de main de maître par son ami Boris de Schloezer. C’est aussi à Paris qu’il rencontre également son disciple inespéré, Benjamin Fondane, un jeune poète arrivé de Roumanie en 1923, qui propagera son œuvre et laissera un témoignage bouleversant Ses Rencontres avec Léon Chestov que les éditions Non Lieu viennent de republier à l’occasion de cet événement. Cette amitié philosophique exceptionnelle ne prendra fin qu’avec la mort de Chestov en 1938 et l’arrestation et la déportation tragique de Fondane en 1944.
- Depuis quelques années, le projet d’édition de ses œuvres complètes aux éditions Le Bruit du temps a mis à notre disposition les grandes œuvres : Athènes et Jérusalem, La Philosophie de la tragédie, Dostoïevski et Nietzsche, Le Pouvoir des clés, et tout récemment, Qu'est-ce que le bolchevisme ? et Dans la balance de Job. Singulière, unique, érudite, mais également provocatrice, cette œuvre ne cesse de bousculer nos habitudes et d’interpeller nos consciences. Déjà de grands noms contemporains en avaient signalé l’importance : Georges Bataille, Maurice Blanchot, Yves Bonnefoy, Gilles Deleuze la commenteront et s’associeront parfois à sa révolte métaphysique contre toutes les limites et les leurres engendrés par une confiance excessive dans notre raison. « Dieu exige l'impossible, il n'exige que l'impossible. » affirme-t-il. Il s’agit de restituer une liberté perdue, aliénée par la chute dans la connaissance. S'inspirant de Tertullien, qui oppose la sagesse d'Athènes à celle de Jérusalem, Chestov opte pour la Révélation biblique. Albert Camus lui répondra dans des pages désormais célèbres du Mythe de Sisyphe publié en 1923 en saluant « l’admirable monotonie de Chestov ». Ainsi le philosophe se retrouvera associé aux grands thèmes de l’existentialisme, à l’absurde, aux thèmes de l’angoisse, du désespoir métaphysique et de la mort de Dieu. Mais avant tout, cette œuvre ne cessera de promouvoir « une pensée du dehors ». Ne déclarait-il pas que « Notre raison, par ses vérités propres, fait de notre monde le royaume enchanté du mensonge. » ? Cette volonté de défaire les pièges de l’idéalisme et des certitudes acquises, nous la rencontrons sans cesse chez lui. C’est son héritage socratique. Il nous enseigne à nous méfier, à ne pas suivre aveuglément les dogmes, les systèmes philosophiques, les idéologies. De Tchekhov, il s’exclame : « l’art, la science, l’amour, l’inspiration, les idéals, l’avenir, tous ces mots qui ont servi et servent à l’humanité de consolation et de distraction, il suffit à Tchekhov de les effleurer pour qu’ils se flétrissent et meurent instantanément. » Cette philosophie de l’éveil, Chestov la formulée dans des antinomies fortes : Athènes ou Jérusalem, la raison ou la foi, l’arbre de science ou l’arbre de vie qui lui ont valu des débats acharnés avec les rationalistes, en particulier avec le fondateur de la phénoménologie, Edmond Husserl.
- Nous retrouvons aujourd’hui dans cette exposition à travers ces documents rassemblées avec patience par Ramona Fotiade, la restitution de ces débats intellectuels et de cette vie de l’esprit. A travers des correspondances, des témoignages, des résonnances à travers le monde de la littérature, nous pouvons suivre la naissance dans son contexte historique, essentiellement slave et russe, puis le destin d’une œuvre traduite aujourd’hui en de multiples langues dans son contexte culturel français.
- EXPOSITION LEON CHESTOVLA PENSEE DU DEHORSMairie du 6e (Paris) du 23 mars au 9 avrilEntrée libreOuverture de lundi au vendredi de 10h30 à 17h.Nocturne le jeudi jusqu'à 19h.Samedi de 10h à 12h
Quand Léon Chestov bataillait contre les idées reçues dans une villa de Coppet par Georges Nivat Publié vendredi 13 mai 2016
PORTRAIT
Un des plus fougueux penseurs russes du XXe siècle fête son 150e anniversaire. Il n’a cessé de convoquer et défier le monde des idées, luttant contre tous, rajeunissant le monde
La villa était à un bon kilomètre du bourg, au bord du lac, esseulée, toute simple, avec une terrasse à colonnes, comme les modestes gentilhommières de Russie; Léon Schwarzmann s’y installa en 1910 avec sa famille, une de ses sœurs et son beau-frère. Coppet accueillit, en effet, jusqu’à à la déclaration de guerre, ce fils d’un riche marchand juif de Kiev, qui commençait à être connu sous son nom de plume, Léon Chestov. La villa des Saules devint un havre pour amis de passage, et surtout permit la maturation rapide, dans le calme lémanique, d’un des plus fougueux penseurs russes du XXe siècle.
Luther le lutteur
Il y découvrit Luther, dont il lut les œuvres en allemand. Eh bien, Luther n’était pas ce qu’il croyait, un réformateur installé dans le confort des certitudes. Luther était un lutteur, et il luttait contre Dieu et contre les hommes de Dieu. Si fanatiquement qu’il rajoute dans sa traduction allemande son fameux «sola», au verset de saint Paul dans l’épître aux Romains, (3, 28). «Nous estimons que l’homme est justifié par la foi, indépendamment des œuvres». Luther rajoute l’adjectif «sola», sola fide, par la foi seule, autrement dit contre tout bon sens. Et cela enthousiasme Chestov: tricher pour mieux lutter contre le bon sens!
Contre les diktats de la raison
L’exilé Chestov n’est pas privé de moyens, il pourra établir sa famille à Paris, y entrera dans le débat philosophique d’après guerre, écrira sur Husserl dont il fera connaissance, puis enrégimentera tous les révoltés de la pensée dans son tourbillon polémique. Dostoïevski, Tolstoï, Arius, Tertullien, Kierkegaard, tous ceux chez qui se tapit un antre de folie, un éclair de déraison. Une fois, une fois seulement, il se lance dans l’arène politique, écrit un pamphlet contre les nouveaux barbares, bolcheviques, «ces hommes tout jeunes et pas très intelligents», qui prédisent que le bolchevisme se répandra dans le monde entier…
Le pamphlet restera isolé, car le combat de Chestov contre la raison, scientiste ou philosophique, politique ou religieuse est d’une autre ampleur. La raison est l’ennemi de la pensée, Kant est l’ennemi de la philosophie. Le bon rangement des idées, le bon classement des bonnes œuvres, l’expulsion de l’irraison hors de la pensée, dans la chose en soi ou tout autre placard philosophique de ce genre.
Contre Aristote
Thalès fut moqué par la jeune fille qui le vit tomber au fond du puits. Thalès était dans le feu de la pensée, il est vain de rire de lui. Aristote avec son principe de contradiction est l’empoisonneur en chef de la pensée. Mieux vaut le taureau de Phalaris, ce taureau d’airain qu’avait suggéré le philosophe Perillos au despote d’Agrigente, Phalaris. Y enfermer les opposants et chauffer le taureau. Pour finir ce fut l’inventeur du taureau que Phalaris y enferma. Il faut consentir à vivre dans le ventre du taureau de Phalaris, là seulement l’idée devient réelle parce qu’elle est brûlante, nous dit Chestov. Chestov, qui naturellement vénérait Nietzsche, parce que Nietzsche proclamait que seules valent les idées pour lesquelles leur auteur est prêt à mourir. La philosophie n’est pas une œuvre commune, un savoir qui avance comme Hegel a voulu nous faire croire. Elle ne vaut que dans les tripes d’airain du fameux taureau.
Maturation brûlante
C’est à Coppet que l’écrivain Chestov fit sa mue stylistique définitive. les premières œuvres étaient des cheminements assez pesants sur Tolstoï, Tchekhov, Nietzsche, où le fil directeur était toujours l’inversion de la réception habituelle de la littérature. Le lecteur croit que l’écrivain veut lui enseigner sa leçon. Il n’en est rien, c’est l’écrivain qui cherche désespérément un point d’appui. C’est lui qui tente de s’extirper du néant; de créer ex nihilo. A partir de la maturation brûlante de Coppet, Chestov trouve sa voie littéraire: le fragment, l’aphorisme, seul le fragment peut donner une idée de cette lutte désespérée contre les idées reçues, contre le bon sens généralisé. «Lorsque le sol naturel s’échappe de dessous les pieds, la raison s’efforce par ses propres moyens de créer un sol artificiel; et c’est ce qu’on intitule d’ordinaire philosophie.»
Un météore isolé
L’apparition de Chestov à Paris, dans les milieux philosophiques, puis à la Sorbonne le projeta comme un météore isolé parmi les grands maîtres de l’époque. Il eut d’excellents rapports d’amitié avec Gilson, l’historien et le rénovateur du thomisme, mais, naturellement, Chestov de toutes ses forces luttait contre Thomas d’Aquin et sa Somme, et contre son ami Gilson. L’omniscience est un malheur pour l’homme, l’erreur est consubstantielle à la vérité, sans elle nous étouffons. Lévy-Bruhl, Jean Wahl, Maritain, Jaspers, Martin Buber, Jean Paulhan et bien d’autres entamèrent la conversation philosophique avec Chestov, qui non seulement avait en mémoire toute la philosophie antique grecque, ou la Bible (dans la traduction de saint Jérôme), mais encore les légendes et bylines russes.
Il alla aux décades de Pontigny, l’avocat de l’irrationnel et de l’arbitraire de Dieu éblouissait tout le monde. Pour juger de l’amplitude de cette conversation philosophique, rien de mieux que la lecture des Rencontres avec Léon Chestov du poète et philosophe roumain Benjamin Fondane, son admirateur, contradicteur et disciple. Une nouvelle édition nous apporte ce texte essentiel. Ses amis de Paris se cotisèrent pour permettre la publication en français de son livre sur Kierkegaard, Vox clamantis in deserto.
Nouvelles éditions
Chestov, dont on fête le 150e anniversaire, reste un auteur jeune. Il convoque et défie le monde des idées dans son box de lutteur, et commence la bataille contre tous, sans distinguer l’âge ni l’époque de l’adversaire, en quoi il rajeunit le monde. Ramona Fotiade réédite peu à peu tous les grands textes de Chestov traduits en leur temps par Boris de Schlœzer. Ont paru Sur la balance de Job, magnifiquement commenté par Isabelle de Montmollin, écrit à Coppet, ainsi que Le Pouvoir des clés, qui en est la suite.
Chestov était un pérégrin, et avait connu l’exil, la mort de son fils chéri, le déracinement dont il fait depuis 1905 un de ses grands thèmes. Ce qui lui valut plus tard l’attention de Blanchot, l’amitié de Cioran, la critique de Camus dans son Mythe de Sisyphe. La subversion tous azimuts de sa «pensée du dehors», comme dit Ramona Foriade, interpelle encore beaucoup d’esprits; «Ah Chestov, et les questions qu’il sait poser!» écrit Derrida. Une visiteuse de la villa des Saules écrivit: «La villa des Saules. Le panorama du Mont-Blanc. La soirée où nous attendions un télégramme à propos de Léon Tolstoï, qui avait quitté sa maison dans la nuit (9 novembre 1910). C’est comme ça que moi aussi je partirai, dit Chestov en frappant l’asphalte de la route de Lausanne.» Le Dieu arbitraire en décida autrement.
Catalogue d’exposition
Léon Chestov (1866-1938) La pensée du dehors. Direction de Ramona Fotiade, Le Bruit du temps, 191 pages.
Léon Chestov, Sur la balance de Job, pérégrinations à travers les âmes; trad de Boris de Schlœzer, prés par Isabelle de Montmollin, Le Bruit du temps, Paris 2016, 593 pages. 34 euros
Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, textes établis par Nathalie Baranoff et Michel Carassou., première édition 1982, nouvelle édition revue et complétée par Ramona Fotiade. Non Lieu, Paris 2016, 300 p.
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