luni, 8 februarie 2021

Literatura sud-americana 4 / Ernesto Sabato / Argentina

 

Ernesto Sábato

Ernesto Sábato

Écrivain argentin (Rojas, province de Buenos Aires, 1911-Santos Lugares, province


Physicien, lié aux surréalistes, il s'est consacré à l'expérimentation d'un récit romanesque qui unit la technique du roman policier à la méditation philosophique (le Tunnel, 1948 ; Alejandra ou Héros et Tombes, 1961 ; l'Ange des ténèbres, 1974) et à l'essai (La cultura en la encrucijada nacional, 1976)
 de Buenos Aires, 2011).

Ernesto Sabato, la conscience douloureuse de l'Argentine

L'écrivain argentin Ernesto Sabato est mort, samedi 30 avril, dans la localité de Santos Lugares (province de Buenos Aires), alors qu'il allait avoir bientôt 100 ans.

Il est l'auteur d'un chef d'œuvre absolu, Sobre héroes y tumbas (1961, traduit en français sous le titre Alejandra, puis Héros et tombes, aux éditions du Seuil comme les autres ouvrages de Sabato). Ce roman immense et lumineux est un mélange détonnant de romantisme gothique et de lyrisme moderne, traversé par un souffle fantastique.

Roman total, il métamorphose les rues, les souterrains et l'architecture de Buenos Aires et propose une interprétation décapante de l'Argentine, de son passé turbulent et de son présent anxieux. Le long passage intitulé Rapport sur les aveugles est un des textes les plus lus et commentés des lettres d'Amérique latine.

Abaddon el exterminador (L'Ange des ténèbres, 1974) se présente comme une suite et met en scène l'auteur lui-même, pathétique dans ses interrogations et ses contradictions.

Ernesto Sabato était un scientifique ébranlé par l'impasse du positivisme et par les horreurs commises au nom de la raison. Le surréalisme et l'existentialisme l'ont aidé à embrasser la littérature. Le tunnel, son premier roman, date de 1948.

Il était né à Rojas, province de Buenos Aires, le 24 juin 1911. Jeune communiste, il s'était éloigné du stalinisme à la faveur d'un premier voyage en Europe, en 1935. Il reviendra en France avant la guerre.

En Argentine, il s'était toujours méfié du péronisme, tout en condamnant ceux qui avaient renversé le général Juan Domingo Peron (1945-1955). Les péronistes lui ont voué une hargne tenace, que les partisans des Kirchner ont prolongée.

Ernesto Sabato avait présidé la Commission nationale sur les disparitions de personnes (Conadep), qui a mené l'enquête sur les crimes commis par la dernière dictature militaire (1976-1983). Dans la préface du rapport Nunca Mas (Jamais plus), il avait rappelé la multiplication des attentats et meurtres commis par les guérillas d'extrême gauche et par les groupes parapoliciers d'extrême droite, sous les gouvernements de Juan Peron et d'Isabel Peron (1973-1976).

Sabato était un écrivain exigeant, sans doute trop, mais nous ne lirons jamais les pages qu'il a détruites pour en avoir le cœur net. Il était une personnalité difficile, au pessimisme inscrit souvent sur le visage. Il incarnait, à la fois dans son œuvre et dans sa démarche de citoyen, la conscience malheureuse des Argentins.

Paulo A. Paranagua (Blog America Latina(VO))

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ALEJANDRA. ERNESTO SABATO, par André Bernold

... je commence ma troisième et vraisemblablement dernière lecture de ce livre magnifique...
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Comme Beckett (sans l’imiter), j’inscris dans mes livres préférés des colonnes de dates. L’une des choses au monde qui se passe de commentaires. Ces choses sont-elles en augmentation ou en diminution, je ne saurais en décider. Pour tout un ensemble de choses, ce serait plutôt l’un, et plutôt l’autre pour un autre ensemble. J’aime y voir clair. Le grand roman d’Ernesto Sabato, l’un des deux ou trois qui me parlent encore avec une extrême vivacité, Héros et tombesSobre heroes y tumbas, qui porta un temps, en français, le titre Alejandra, que je trouve très nettement préférable (aux éditions du Seuil), parut à Buenos Aires en 1961 (Co. General Fabril Editora). L’auteur, né en 1911(le cadet de Beckett de cinq ans), avait 50 ans, et moi trois ans. Traduction française au Seuil (par Jean-Jacques Villard) en 1967 (je n’avais encore que 9 ans), édition définitive en 1996. Mais je l’ai lue pour la première fois dix ans auparavant environ, vers le milieu des années 1980, donc plus de vingt ans après la parution du texte original. Relue pour la dernière fois du 17 février au 21 mars 1998, relecture donc très lente et, je l’espère, très attentive, il y a quand même 22 ans pendant lesquels, « sache, ô mon ami, qu’il y a eu ici beaucoup d’événements » (Hergé, Tintin au pays de l’or noir ? À vérifier). Les événements relatés dans le livre vont de mai 1953 à juin 1955 (mort d’Alejandra) (je n’étais pas né). Le personnage fictif d’Alejandra, qui, intuitivement, semble avoir eu un modèle existant, est né en 1925 (comme Gilles Deleuze). Eût-elle vécu (?), elle aurait aujourd’hui, au moment où je commence ma troisième et vraisemblablement dernière lecture de ce livre magnifique, 95 ans. Gai, gai, marions-nous !

« Bien des fois, Martin devait la voir ainsi, absente, les yeux ouverts, active même, mais ailleurs, comme guidée par quelque puissance lointaine.
Soudain, elle dit en regardant Vania :
— J'aime ceux qui n'ont pas réussi. Et toi ?
Il se mit à méditer sur cette étrange profession de foi :
— Le triomphe, poursuivit-elle, a toujours quelque chose de vulgaire et d'affreux.
Après un moment de silence, elle conclut :
— Que serait ce pays si tout le monde triomphait ! J'aime mieux ne pas y penser. L’échec de beaucoup de personnes nous sauve un peu. Tu n’as pas faim ? »

 Ernesto Sabato, Alejandra, éditions du Seuil, 1967,
cité in André Bernold, Au lecteur (cf. Soies brisées, éditions Hermann, 1999)
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Un des écrivains parmi les plus fécondément ténébreux, l'Argentin Ernesto Sábato, est mort le 30 avril dernier dans la province de Buenos Aires à l'âge de 99 ans, esquivant d'un mois sous la toise du temps les honneurs que s'apprêtait à lui rendre la nation pour son centenaire. Mais si l'on en juge par les dépêches, le grand mort a été fêté comme s'il n'avait en rien quitté les vivants.

C'est cette noble figure, au sens latino-américain, des lettres argentines qui a présidé la Commission nationale sur les disparitions de personnes (Conadep), dont le rapport Nunca Mas (Jamais plus) a permis de mettre au jour les crimes commis par les juntes militaires de 1976 à 1983 (voir cet écho de Lamia Oualalou). Et qui d'autre que l'auteur de L'Ange des ténèbres (1974) pouvait s'aventurer à trouver une issue collective à une humanité dont il avait demandé sous la dictature, par roman interposé mais solennellement (à l'ONU), à être radié ?

Mais c'est la destinée même de Sábato qui porte à rebours sur son siècle témoignage d'une cruelle et implacable lucidité. Séjournant en Europe, dès 1935, le militant communiste d'alors perd toutes ses illusions sur la nature du régime soviétique. La fréquentation des surréalistes et la tenue mouvementée d'un certain Congrès international des écrivains, à Paris, n'y sont sans doute pas pour rien. Mais peu alors en prirent la vraie mesure.

Puis vint le temps des grandes rencontres, Borgès, un certain Gombrowicz...

Le propre des grandes œuvres, c'est qu'elles peuvent attendre. Nulle poussière ne les affecte durablement sur les rayonnages. Cela est dû sans doute à la force de l'imagination qui a guidé leur survenue. Car un roman peut être envahissant, surtout pour un lecteur-auditeur, je veux dire qui pratique la diction intérieure, un lecteur lent, en quelque sorte. On peut donc souhaiter le tenir en respect, le garder en réserve durant des années, comme on le ferait d'un compagnon taciturne.

Puis on l'ouvre, par exemple Alejandra (Sobre heroes y tumbas), et on lit :

« Oui, elle était là. De loin, il la vit qui marchait vers lui.

Il s'arrêta. Son cœur battait à grands coups.

Elle continuait d'avancer. Arrivée près de lui, elle dit :

– Je t'attendais. »

C'est de l'histoire romanesque bien sûr qu'il s'agit, mais aussi du livre sur son rayonnage. Qui nous attend, puis nous dit : je t'attendais. En l'occurrence, une prodigieuse œuvre d'imagination, éclose et tournée vers le monde, et le ceignant d'autant en son sein, doublée d'histoires particulières et collectives échangeant leurs destinées au gré des narrateurs et des tableaux : ville livrée aux fantasmagories, sociétés secrètes, s'originant en une fresque épique continentale.

« Je crois que la vérité est parfaite pour les mathématiques, la chimie, la philosophie, mais pas pour la vie. Dans la vie, l'illusion, l'imagination, le désir, l'espoir, comptent plus. »

Oui, il est toujours temps de découvrir Ernesto Sábato. Un grand livre a tout le temps. Il n'est fait que de la solitude qu'il s'est donnée.

Ces derniers jours, le peuple argentin qui lui rendait un dernier salut avait peut-être en tête un poème qui fleure ses cent ans, « La Maison des morts » de Guillaume Apollinaire :

« Car y a-t-il rien qui vous élève

Comme d'avoir aimé un mort ou une morte

On devient si pur qu'on en arrive

Dans les glaciers de la mémoire

A se confondre avec le souvenir

On est fortifié pour la vie

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Et l'on n'a plus besoin de personne. »

L'œuvre romanesque d'Ernesto Sábato est éditée en livre de poche, par les Editions du Seuil, coll. « Points ».

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I

l ne serait guère étonnant que depuis la mort d’Ernesto Sábato, nous ayons perdu le dernier grand écrivain de stature internationale, capable de donner un souffle métaphysique et une préoccupation aussi bien existentielle que spirituelle à la littérature. Né en Argentine, dans la province de Buenos Aires, en 1911, mort le 30 avril dernier, cinquante-cinq jours avant de fêter son centième anniversaire, Ernesto Sábato, un temps tenté par une carrière de scientifique, est surtout connu pour avoir écrit trois romans dont les dates de parution s’étalent de 1948 pour Le Tunnel à 1974, année où fut publié L’Ange des ténèbres, suite et conclusion d’Alejándra (plus tard traduit en français, en respectant davantage le titre original, par Héros et Tombes), le deuxième roman de la trilogie datant, lui, de 1961.

2

Ces trois œuvres considérées comme un ensemble parfaitement cohérent ont exercé une influence séminale sur un grand nombre d’écrivains, non seulement en raison de leur qualité proprement littéraire mais aussi parce qu’elles ont proposé, du monde et de la place que l’homme y occupe, une vision que l’on pourrait croire noire, totalement désespérée et qui n’est que tragique, essentielle dans son incessant questionnement.

3

Paul Gadenne écrivait, pour caractériser la responsabilité que l’artiste moderne ne devait plus craindre, désormais, d’endosser : « Depuis quatre-vingts ans et plus, la littérature s’écrit devant le bourreau. » Responsabilité de l’écrivain devant laquelle il ne peut se défausser et conception, aussi élevée que noble, selon laquelle le rôle le plus éminent du créateur consiste à démasquer l’horreur en n’ayant pas peur d’explorer son royaume sont, je crois, deux des dimensions les plus évidentes de l’œuvre d’Ernesto Sábato, qui d’ailleurs, presque mot pour mot et de façon troublante, répond à Paul Gadenne en écrivant : « Une des missions de la grande littérature : réveiller l’homme qui voyage vers l’échafaud. » [1]
[1]

Le Tunnel

4

« Que le monde soit horrible, c’est une vérité qui se passe de démonstration », écrit Ernesto Sábato dès les toutes premières pages de son premier roman, Le Tunnel[2]
[2]
. Tendue à l’extrême et orientée vers sa conclusion tragique, cette œuvre aussi sèche que L’Ange des ténèbres sera prolixe et baroque, très courte encore si on la compare aux deux romans qui la suivront, a toutes les capacités, comme un serpent devant sa proie, de sidérer le lecteur. Son intrigue, dépouillée à l’extrême, est d’une simplicité digne d’une parabole, non point lumineuse comme celles délivrées par le Christ mais noire : Juan Pablo Castel est un peintre qui rencontre lors d’une exposition de ses toiles une jeune femme, María Iribarne, qu’il va tuer après qu’ils sont devenus amants. Si la tonalité sinistre du roman est donnée d’entrée de jeu et s’accentuera au fil des pages jusqu’à créer une atmosphère étouffante, le sujet principal de l’œuvre tient dans cette petite phrase implacable : « Il y a eu quelqu’un qui pouvait me comprendre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée. [3]
[3]
 »

5

Tout se passe comme si Juan Pablo Castel, à l’instar du Démon selon Charles Baudelaire, était condamné à devoir subir, tout au long de son existence et pour en jouir, un tête-à-tête infernal, sans qu’aucune possibilité ne lui soit offerte de se libérer de sa prison invisible. Un moment, il a cru que la jeune femme qu’il a vue pour la première fois alors qu’elle contemplait une de ses peintures, aurait pu lui offrir cette chance inespérée de s’évader de sa geôle : « Elle sentit peut-être […] mon besoin de communion : l’espace d’un instant, son regard s’adoucit et parut jeter un pont entre nous ; mais je sentis que c’était un pont provisoire et fragile suspendu au-dessus d’un abîme. [4]
[4]
 »

6

Peine perdue, car il est bien évidemment impossible, selon les lois de la tragédie auxquelles Le Tunnel obéit, de parvenir à se libérer de ses chaînes. En fait, c’est peut-être bien au fin fond de l’enfer que l’écrivain a voulu placer son héros qui déclare se trouver : « dans un désert noir, torturé par une meute de bêtes avides et innommables qui me dévoraient les entrailles [5]
[5]
 », et c’est peut-être même le diable en personne qui est venu secourir son protégé qui, « en proie à un violent emportement », se demande si ce n’est pas le démon qui s’est « désormais emparé de [s]on esprit, et pour toujours [6]
[6]
 ». L’influence diabolique n’est sans doute pas une hypothèse hasardeuse et il faut se rendre à cette triste évidence : le personnage du peintre n’a aucune raison valable de tuer la femme qu’il aime, hormis de vagues soupçons d’infidélité qui, très vite, vont alimenter une jalousie qui devient aussi monstrueuse que destructrice.

7

Ainsi, ce sont « les personnages inconnus, les ombres qu’elle n’avait jamais mentionnées » et que Juan Pablo Castel sent « cependant se mouvoir silencieusement et obscurément dans sa vie » qui le torturent, puisqu’ils lèvent dans son esprit le doute lancinant, bientôt la certitude que le « pire côté de María [est] précisément lié à ces ombres anonymes [7]
[7]
 » qui, dans les deux romans qui vont suivre, acquerront une place centrale et véritablement démoniaque.

8

En effet, dès son premier roman, l’écrivain évoque les aveugles, dans le monde souterrain duquel l’un des personnages du deuxième roman, Héros et Tombes, va oser s’aventurer. Pour l’heure, sans qu’il parvienne à préciser son malaise et même son dégoût, Juan Pablo Castel n’a aucune gêne à confesser le fait qu’il « n’aime pas du tout les aveugles et qu’ils [lui] font la même impression que certaines bêtes à sang froid, humides et silencieuses, comme les vipères. [8]
[8]
 »

9

Cette extériorité du Mal pourrait nous rassurer, mais elle n’est que fallacieuse puisque Juan Pablo Castel affirme, comme d’autres personnages de Sábato le feront, qu’il a sa part de responsabilité dans l’universelle cruauté et même qu’il est lui-même un salaud. Notre peintre n’est finalement que l’héritier d’une longue tradition d’anti-héros qui, comme celui que campent Dostoïevski dans son souterrain ou Camus dans son bar, n’ont de cesse de s’accuser de tous les maux, y compris même de ceux dont ils ne sont pas responsables : « De combien d’actions atroces cette maudite division de ma conscience n’a-t-elle pas été coupable ! Pendant qu’une part de moi-même m’inspire une belle attitude, l’autre en dénonce le mensonge, l’hypocrisie, la fausse générosité. [9]
[9]
 » Dès lors, c’est Juan Pablo Castel lui-même, être à la fois infiniment seul et orgueilleux jusqu’au délire, qui comprend que sa profonde solitude, sa solitude infernale, n’est pas seulement le fruit de la malchance mais le résultat de sa propre méchanceté lorsqu’il déclare : « ma solitude était la conséquence de ce qu’il y avait de pire en moi, de mes bassesses. Dans ces cas-là, je sens que le monde est méprisable, mais je comprends que moi aussi je fais partie de ce monde […] et je ressens une certaine satisfaction à éprouver ma propre bassesse et à admettre que je ne suis pas meilleur que les monstres répugnants qui m’entourent. [10]
[10]
 »

10

Seul un meurtre peut sembler consacrer l’étrange carrière du peintre. Une fois commis, Juan Pablo Castel ne se suicidera pas, peut-être parce que le retient la certitude que le néant plutôt que la mort accueille celui qui quitte ce monde atroce. Il se livre de lui-même aux policiers et sera emprisonné mais nous savons bien que jamais les conditions de sa détention ne pourront être comparables à la solitude infernale dans laquelle, de son propre chef, en ayant tué celle qu’il a aimée et qui fut, selon ses propres aveux, le seul être au monde ayant compris le sens de son œuvre picturale, il se claquemure comme, selon Sören Kierkegaard, s’enferme dans l’hermétisme démoniaque celui qui veut se punir [11]
[11]
 : « Il n’y a eu qu’un seul être qui ait compris ma peinture. Quant aux autres, ces tableaux doivent sans cesse les confirmer dans leur stupide point de vue. Et les murs de cet enfer seront ainsi chaque jour plus hermétiques. [12]
[12]
 »

11

Le Tunnel semble pourtant n’avoir rempli qu’assez incomplètement le cahier des charges fixé par l’écrivain qui déclare : « La tâche principale du roman d’aujourd’hui est de sonder l’homme, ce qui revient à dire sonder le Mal. L’homme réel existe depuis la chute. Il n’existe pas sans le Démon : Dieu ne suffit pas. [13]
[13]
 » L’exploration ne peut donc que reprendre. Elle va permettre à Ernesto Sábato de descendre un peu plus profondément dans ce lieu que Huysmans nomma Là-bas.

Héros et Tombes

12

Si Le Tunnel, en dépit même de son extrême noirceur, restait à la surface des choses et ne faisait que suggérer l’existence d’un royaume du Mal, Héros et Tombes ne craint pas d’y plonger. Le propos de ce magnifique roman aux pages envoûtantes, écrites, selon l’aveu même de son auteur, dans une sorte d’état second, est résumé en quelques mots, qui d’ailleurs ne sont pas sans rappeler le sujet du premier roman : « La nuit, l’enfance, les ténèbres, les ténèbres, la terreur et le sang, sang, chair et sang, les rêves, abîmes, abîmes insondables, solitude, solitude, solitude, nous sommes proches, mais à des distances incommensurables, nous sommes proches, mais seuls. [14]
[14]
 » Les principaux personnages semblent, comme l’était le peintre Juan Pablo Castel, hantés par la nostalgie de la pureté et pourtant irrévocablement condamnés à ne connaître, sur cette terre, que la malédiction de l’horreur.

13

Il s’agit de s’évader d’un monde compris comme une gigantesque geôle, soit en plongeant dans l’univers énigmatique du rêve, soit en lavant, comme le fait le Maire de Fenouille dans Monsieur Ouine de Georges Bernanos, son impureté, par l’eau ou, méthode bien plus efficace, par le feu qui a une importance de premier plan dans le texte de Sábato : « Je ris peut-être de moi-même, de mon absurde idée de me nettoyer l’âme à l’eau et au savon. Si tu voyais avec quelle furie je me frotte ! [15]
[15]
 »

14

Cette quête d’une pureté impossible car perdue s’incarne d’une façon surprenante. Moins par la figure du Christ que par l’homme, surnommé Barragán-le-Dingue, qui annonce la stérilité d’un monde privé d’espoir et de transcendance : « Ils nous ont pris le Christ, et qu’est-ce qu’ils nous ont donné en échange ? Des autos, des avions, des frigos. [16]
[16]
 » Le fou continue de hurler dans le désert, comme le font les fous que nul n’écoute, alors que le monde court à sa ruine, est déjà ruiné et n’attend plus que d’être définitivement purifié par le retour apocalyptique du Christ : « Moi je vous le dis, les gars, le bonheur, faut le chercher dans le cœur, et pour ça, faut que le Christ y revienne. Nous, on l’a tous oublié, on a oublié ses enseignements, et on a oublié qu’il a souffert le martyre pour nos péchés, pour notre salut. Nous sommes qu’un tas de pauvres mecs et de salauds. Et s’il revient, ça se peut même qu’on soit pas capables de le reconnaître et qu’on se foute de lui. [17]
[17]
 »

15

Si le Christ est moqué, s’il a été chassé d’une terre vaine, gaste et stérile telle que T. S. Eliot l’a décrite dans son grand poème, The Waste Land, il faut se résoudre à aller le chercher là où, lui-même, est descendu : en Enfer ou, traduction moderne de ce lieu, dans le repaire souterrain de la Secte des aveugles qui contrôle les destinées de notre monde, comme si Dieu, éclipsé ou bien oublié, avait remis les clés de la demeure à son second et féroce vicaire, le mauvais démiurge de tous les manichéismes qui, dans le deuxième roman de Sábato, fait un retour pour le moins aussi triomphal que problématique : « Si, comme on dit, Dieu règne dans le ciel, la Secte règne sur la terre et sur la chair. J’ignore si, en dernière instance, cette organisation devra tôt ou tard rendre des comptes à ce qu’on pourrait appeler la Puissance Lumineuse, mais en attendant il est évident que l’univers est sous son pouvoir absolu, pouvoir de vie et de mort qu’elle exerce par l’entremise de la peste ou de la révolution, de la maladie ou de la torture, de la tromperie ou de la fausse compassion, de la mystification ou de l’anonymat, des petites institutrices ou des inquisiteurs. [18]
[18]
 »

16

Héros et Tombes peut ainsi être analysé comme l’une des plus étonnantes démonologies et des plus somptueuses catabases de la littérature du xxe siècle, comparable, par sa puissance hallucinatoire, à celle qu’a imaginée Hermann Broch dans La Mort de Virgile. C’est dans le troisième chapitre du roman, intitulé Rapport sur les aveugles, que nous suivons un cicérone fort peu recommandable, Fernando Vidal Olmos, descendant dégénéré d’une ancienne grande famille qui n’hésite pas à se décrire sans la moindre ambiguïté : « J’enquête sur le Mal, et comment enquêter sur le Mal sans se plonger dans l’ordure jusqu’au cou ? Vous me direz que je semble y avoir pris un grand plaisir, au lieu d’éprouver indignation ou dégoût, comme ce devrait être le cas de tout chercheur obligé de faire ce genre de travail. Certes, je le reconnais ouvertement. […] Jamais je n’ai dit que j’étais quelqu’un de bien, j’ai dit que j’enquêtais sur le Mal, ce qui est très différent. Et puis j’ai reconnu que j’étais un salaud. [19]
[19]
 »

17

De fait, le constat auquel parvient notre intrépide explorateur est pour le moins sans équivoque aussi bien qu’effrayant : « Pour moi, la conclusion est évidente : le Prince des Ténèbres continue de régner et sa domination s’exerce par l’intermédiaire de la Secte sacrée des aveugles. [20]
[20]
 »

18

En fait, Fernando Vidal Olmos, « anti-héros, héros noir et répugnant, mais héros quand même », « Siegfried des Ténèbres [21]
[21]
 », est le témoin idéal pour relater la découverte de cet anti-monde aussi parfaitement cohérent que l’étaient ceux imaginés par Lovecraft, infra-univers dont il semble avoir porté dans son propre cœur maléfique la connaissance. Il s’y consumera d’ailleurs, en compagnie d’Alejándra, comme si le feu était effectivement la seule puissance capable de purifier le Mal et de défaire les liens répugnants qui unissent le père à sa fille.

19

Nous ne saurons jamais si Vidal Olmos a rêvé ce monde englouti digne de l’imagination nocturne d’un Monsù Desiderio. S’il existe ailleurs que dans l’imagination malade et dépravée du personnage persécuté par la trame infinie que la Secte a ourdie autour de lui, alors le reproche de manichéisme adressé à Sábato est parfaitement justifié, puisque le monde dominé par les aveugles est une sorte d’univers souterrain avec ses villes, ses idoles monstrueuses, son dieu (ou plutôt sa déesse) des ténèbres, bref, un ciel en creux qui, comme l’autre, exige ses rites et ses sacrifices propitiatoires, ici, l’immolation par le feu d’Alejándra, Vidal Olmos assumant le rôle du hiérophante sacrificateur dans ce véritable mystère au sens médiéval du terme qu’est Héros et tombes. Ces soupçons de manichéisme seront d’ailleurs confirmés, dans le dernier tome de la trilogie, par le célèbre discours du louche professeur Alberto J. Gandulfo, lequel érige une véritable contre-création dominée par un mauvais démiurge face à un monde, celui d’une hypothétique pureté et d’une grâce perdues, qui de toute façon nous est inaccessible et demeure le seul refuge, peut-être, des enfants, des fous et des saints.

20

Ainsi se termine Héros et Tombes, non point sur une victoire, fût-elle éphémère, de la lumière sur les ténèbres où se tapissent les mystérieux et maléfiques aveugles mais sur une question angoissante : « Où, mon Dieu, trouver des êtres humains libres de toute bassesse ? Peut-être dans les contrées, presque étrangères à la condition humaine, de l’adolescence, la sainteté ou la folie. [22]
[22]
 » À sa façon, la dernière œuvre romanesque de l’écrivain va tenter d’apporter une réponse à cette interrogation.

L’Ange des Ténèbres

21

Troisième et dernier roman d’Ernesto Sábato, L’Ange des ténèbres récapitule non seulement Le Tunnel et Héros et Tombes mais en propose une magistrale mise en abyme. C’est aussi le roman qui, conformément à l’image qu’utilisait Michel Leiris dans son Âge d’homme, affirme qu’il ne saurait y avoir d’écriture digne de ce nom sans exposition, de la part de l’écrivain, au danger d’être embroché par une « corne de taureau ». C’est donc dans cette œuvre que nous pourrions qualifier d’absolue tant elle semble avoir été parfaitement réfléchie que l’auteur met en scène son propre personnage, façon commode d’affirmer qu’il n’est peut-être rien de plus qu’un être de papier, comme tous ceux qu’il a fait rêver, aimer, souffrir, faire le Mal, quêter la pureté et l’unité perdues mais encore sourd rappel concernant le fait que tout véritable roman se doit d’être écrit avec le sang de l’écrivain, s’il est vrai que les œuvres des grands artistes « poussent sur le sang et le fumier de cette triste humanité, comme des statues immaculées, qui donnent la mesure des limites de l’esprit humain [23]
[23]
 ».

22

Un long passage résume assez bien l’intention esthétique et surtout métaphysique qui a été celle de l’auteur argentin dans ce livre vertigineux : « Ainsi tu ne seras peut-être pas l’écrivain du moment, mais tu seras un artiste de ton temps, de l’Apocalypse dont tu devras en quelque sorte témoigner pour sauver ton âme. » La suite est intéressante qui expose la conception de Sábato sur l’art romanesque et affirme que la plus grande période de création de romans correspond à la lente mais irrésistible désacralisation du monde et de l’homme : « Le roman se situe entre le commencement et la fin des temps modernes, il se développe parallèlement à la profanation grandissante (profanation, quel mot significatif !) de l’être humain, parallèlement au processus effrayant de démythification du monde ». C’est pourquoi, poursuit Sábato, « les tentatives de juger le roman d’aujourd’hui en termes étroitement formalistes aboutissent à la stérilité, il faut le situer dans cette formidable crise totale de l’homme, en fonction de l’arc gigantesque qui commence avec le christianisme. Car, sans le christianisme, il n’y aurait pas la conscience malheureuse, et sans la technique, caractéristique des temps modernes, il n’y aurait eu ni désacralisation, ni insécurité cosmique, ni solitude, ni aliénation. C’est ainsi que l’Europe a introduit dans le récit légendaire ou dans la simple aventure épique l’inquiétude psychologique et métaphysique, pour produire un genre nouveau […] dont le destin serait de révéler un territoire fantastique : la conscience de l’homme » [24]
[24]
.

23

Il semble pour Ernesto Sábato que le roman soit à la fois l’un des initiateurs mais, très vite, la victime du formidable bond des connaissances scientifiques et de l’essor des techniques. Initiateur car, en offrant un miroir très profond à l’homme, le roman lui a révélé ses innombrables potentialités, montré sa formidable capacité d’adaptation, confirmant l’intuition de Pic de La Mirandole qui fait de l’homme, par son pouvoir supérieur d’adaptation et de transformation, un caméléon digne de toutes les louanges. Victime car, en apparaissant comme l’un des surgeons de l’explosion des connaissances traditionnellement associée à la modernité conquérante dont nous pouvons placer le surgissement à la fin du xviiie siècle, le roman a également pâti de la lame de fond qui a désenchanté le monde.

24

L’écrivain le sait d’ailleurs, lui qui affirme que le roman contemporain, parce qu’il devient beaucoup trop intellectualiste ou, aurait écrit Julien Benda, « byzantin » alors qu’il est une œuvre de l’âme, se dessèche puisqu’il est incapable de puiser aux sources profondes du symbolisme mythologique qui résiste à toutes les formes de commentaire ou tentatives d’interprétation. En somme, le mythe doit être rejoué, figuré par des hommes qui n’ont pas encore tout à fait perdu le contact avec la vérité de leur tentative de compréhension de l’univers, ses forces et ses éléments, et le mythe doit être rejoué sur la scène du roman : « Le mythe, comme l’art, est un langage. Il est la seule façon possible d’exprimer un certain type de réalité, et il est irréductible à tout autre langage. [25]
[25]
 »

25

Le recours au mythe cher au grand écrivain que fut Hermann Broch n’est absolument pas une coquetterie esthétisante mais constitue, bien au contraire, un des éléments qui, selon Sábato, pourrait insuffler un peu de vigueur au roman moribond. Il en existe un autre, à nos yeux beaucoup plus important et qui illustre en fait la qualité intrinsèquement existentielle de la quête esthétique et intellectuelle conduite par l’écrivain argentin. Il faut moins, en figurant le créateur même de l’œuvre dans cette dernière, recourir aux petits jeux vite éventés de la spécularité ou mener une enquête, comme le propose Sábato, sur le roman depuis son ventre en quelque sorte, que donner au texte un poids de chair, une réelle présence eût dit George Steiner, sans laquelle l’écriture court le danger de n’être que prétention esthétique, vanité d’artiste : « le roman est né avec notre civilisation occidentale et il a suivi toute sa courbe jusqu’à la faillite actuelle. S’agit-il de roman de la crise ou de crise du roman ? Il s’agit des deux. On enquête sur son essence, sur sa mission, sur sa valeur. Mais tout cela se fait de l’extérieur. Il y a bien eu des tentatives pour procéder à l’examen de l’intérieur, mais il faudrait le faire plus à fond. Faire un roman où le romancier lui-même serait en jeu. [26]
[26]
 »

26

Se mettre en jeu. C’est peut-être à ce seul prix exorbitant que pourrait être non point comblée mais quelque peu résorbée l’antique fracture entre l’art et la vie, le roman devenant moins un reflet, fût-il sincère, des tourments qu’endure l’homme, de ses quêtes et de ses joies, qu’une partie de celui-ci, moins un miroir qu’une icône qui ne ment pas, n’abolit pas la réalité et pourtant ne rejette pas l’au-delà dans le domaine du chimérique. Le roman jouirait dès lors, mais à cette unique condition, de ce que nous pourrions nommer une transparence iconique faisant la jointure entre la chair et ce qui la transcende sans la détruire, et pourrait se charger de nouveau d’une portée morale : « Alors quoi ? Est-ce que tu peux me dire s’il y a jamais eu un roman, je ne parle même pas de La Nausée, mais d’un roman quelconque, du meilleur roman du monde si tu veux, Don Quichotte, Ulysse, Le Procès, s’il y a jamais eu un roman qui ait servi à empêcher la mort d’un seul enfant ? […] Je te dirai mieux : de quelle façon et quand et sous quelle forme un quatuor de Beethoven ou un tableau de Van Gogh ont-ils servi à empêcher un gosse de mourir de faim ? Alors, faudra-t-il renier toute la littérature, toute la musique, toute la peinture ? [27]
[27]
 »

27

La littérature, la musique, la peinture ne pourront jamais être mises en balance avec la souffrance d’un seul enfant, Sábato, tout comme Dostoïevski, ne sont bien évidemment pas dupes de cette alternative aberrante. Mais, en exposant sa propre souffrance dans un roman tortueux, absolu, monstrueux, où il n’a pas hésité à se livrer en tant que personnage soumis, comme les autres, aux ruses et aux ambiguïtés du Démon, il peut prétendre accéder à cette qualité de martyr et de voyant où Rimbaud cherchait l’unique secret d’un art capable de changer le monde et les esprits : « Je crois que Dante a vu. Comme tout grand poète, il a vu ce que les gens ordinaires pressentent avec moins d’acuité. Les gens qui le voyaient se promener dans les rues de Ravenne, maigre et silencieux, susurraient à son passage, avec une crainte sacrée : “Voici celui qui est allé en Enfer.” Tu savais cela ? Textuel. Ce n’était pas une métaphore : ces gens croyaient que Dante était allé en Enfer. Et ils ne se trompaient pas. Ce sont les autres, les petits malins, ceux qui se croient intelligents, qui se trompent. [28]
[28]
 »

28

Ernesto Sábato est peut-être allé, à son tour, pour écrire ses trois romans, en Enfer. Mais, bien plus difficile que d’y descendre, il en est remonté. Si le roman apparaît au moment où « la foi n’est plus solide, la moquerie et l’incrédulité ont remplacé la religion [29]
[29]
 », l’art d’écrire qui consiste à s’incarner dans son propre roman peut avoir, pour l’auteur, une dimension aussi troublante que fascinante. Lutter contre une technique devenue folle et brutalement inhumaine, c’est s’exposer, sans fard, comme s’il fallait se livrer pieds et poings liés à la foule qui hurle, car en mimant ce mouvement de martyr qui fait les grands artistes mais aussi en plaçant de nouveau, au centre de ses romans, l’homme, cet animal métaphysique en quête d’absolu dont il a besoin jusqu’à l’angoisse, le grand romancier veut sauver « non pas l’homme abstrait de la science mais ce pauvre diable de chair et d’os. [30]
[30]
 »

29

Cette exposition que nous pourrions qualifier, d’une façon moins métaphorique qu’il n’y paraît, comme étant de nature christique et qui bat en brèche le manichéisme si prégnant dans les romans de l’Argentin, est la seule possibilité, non point de salut, mais de figuration du salut dans une œuvre d’art si, pour paraphraser le titre de chapitre d’un des plus beaux essais de Sábato, Avant la fin, la douleur seule brise le désespoir.

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LE REGARD ET LE MAL, ANALYSE DU ROMAN LE TUNNEL D’ERNESTO SÁBATO PAR MARTIN LOMBARDO, TRADUIT PAR JULIE BONNET

Dans sa thèse sur la nouvelle, l’écrivain Ricardo Piglia affirme que toute nouvelle raconte deux histoires et que c’est à la jonction de ces deux histoires que se trouve le paradoxe qui sous-tend le récit. C’est-à-dire qu’une histoire ne peut se comprendre sans l’autre. La théorie de Piglia rejoint la théorie de l’iceberg d’Hemingway : une nouvelle ne doit pas raconter plus que ce qu’elle raconte. Pour sa part, pour soutenir sa thèse, Ricardo Piglia s’appuie sur un texte du journal de l’écrivain russe Tchekhov : « Un homme, à Montecarlo, va au casino, gagne un million, revient chez lui, se suicide ». Ainsi, selon Ricardo Piglia, une nouvelle se construirait sur un paradoxe : contre toute attente, plutôt que de profiter du million gagné au casino, le protagoniste de cette histoire que propose Tchekhov se suicide. Une question évidente découle du récit : pourquoi, pourquoi ce crime ? Une nouvelle provoque un questionnement sur le sens. La notion de mal, à son tour, pose une question sur le sens : à quoi est dû le mal, quelle en est la raison ?

Dans une certaine mesure, et même s’il s’agit d’un roman plutôt que d’une nouvelle, on pourrait affirmer quelque chose de semblable en ouvrant le roman d’Ernesto Sábato, Le Tunnel : un peintre solitaire, Juan Pablo Castel, méprise le monde et sent que personne ne le comprend, Juan Pablo Castel avoue même que : « Malheureusement, j’ai été condamné à rester étranger à la vie de quelque femme que ce soit » [1].

Pendant un vernissage où il expose ses propres tableaux, il tombe par hasard sur la seule personne qui peut le comprendre, María Iribarne. Selon lui, cette femme peut le comprendre parce qu’elle a vu dans l’un de ses tableaux ce qu’aucune autre personne n’a vu ni ne pourra voir, ce que lui même a imaginé au moment de peindre. Après plusieurs aller-retours tortueux, après avoir appris que cette femme est mariée à un autre homme – un homme aveugle – Castel devient l’amant de Maria. Il vit dans l’obsession de démêler les sentiments et les idées de celle-ci, les vrais sentiments, les vraies idées parce qu’il a peur qu’elle feigne ses sentiments. Jusqu’au jour où, face à la mer, Maria Iribarne avoue finalement au peintre ce qui l’a attirée chez lui, ce qu’il a toujours voulu savoir : elle aussi cherchait un « interlocuteur muet », depuis qu’elle a vu le tableau, elle pense à lui. C’est-à-dire qu’elle trouve en lui une relation au-delà des mots. Ainsi l’exprime-t-elle :

– Comme j’ai souvent rêvé, dit Maria, de partager avec toi cette mer et ce ciel !

Elle marqua un temps, puis ajouta :

– Parfois, j’ai l’impression que nous avons toujours vécu cette scène ensemble. Quand j’ai vu cette femme solitaire de ton tableau, j’ai senti que tu étais comme moi et que tu cherchais toi aussi, comme un aveugle, quelqu’un, une espèce d’interlocuteur muet. Depuis ce jour-là, j’ai pensé constamment à toi, je t’ai rêvé souvent ici, en ce même lieu où j’ai passé tant d’heures de ma vie. Un jour, j’ai même pensé aller te chercher pour te le dire. Mais j’ai eu peur de me tromper, comme je m’étais déjà trompée une fois, et j’ai attendu en espérant que, d’une certaine façon, ce soit toi qui me chercherais. Mais je t’aidais intensément, je t’appelais chaque nuit et j’en suis venue à être si sûre de te rencontrer que lorsque c’est arrivé, devant cet absurde ascenseur, je suis resté paralysée de peur et je n’ai pu dire que des platitudes. Et quand tu t’es enfui, blessé par ce que tu crus être un malentendu, j’ai couru derrière toi comme une folle. Ensuite, il y a eu ces moments sur la place San Martin où tu croyais nécessaire de m’expliquer certaines choses alors que j’essayais de te désorienter, hésitant entre l’anxiété de te perdre pour toujours et la crainte de te faire mal. J’essayais pourtant de te décourager, de te faire croire que je ne comprenais pas tes demi-mots, ton message chiffré ».[2]

Avant que n’ait lieu la confession de la part de la femme, il est intéressant de noter que Juan Pablo Castel, malgré qu’il assure que c’est la première fois qu’il regarde avec joie María, sent cependant une « tristesse inévitable ». Il est également intéressant de noter que ce que María Iribarne avoue ressemble beaucoup à ce que Juan Pablo Castel a pensé et senti avant d’arriver à ce point de l’histoire : cela suppose qu’une communication « muette » est possible, sans mots, qui s’exprime, peut-être, à travers le regard. Mais lorsque Castel obtient finalement cette confession de la part de la femme aimée,  un sentiment de « tristesse inévitable » surgit en lui. À nouveau, la question du sens : pourquoi Castel se sent-il triste en remarquant la joie de la personne qu’il aime ? Ce mal-être exprimé par Castel s’accentue lorsqu’après la confession de la femme, il affirme : « Je sentis que ce moment magique ne se répéterait jamais. »[3]

De la même façon que dans l’histoire vraisemblable imaginée par Piglia où un homme se suicide après avoir gagné un million au casino, dans le roman de d’Ernesto Sábato, après cette déclaration d’amour de la part de Maria et cette compréhension mutuelle – compréhension sans mots, muette, basée, en grande partie, sur le regard – après ce moment magique qui selon Castel ne se répétera pas, il quitte son lieu de résidence et, quelques jours plus tard, assassine son amante. Ce paradoxe dont se nourrit le récit existe presque depuis le début du roman lorsque Juan Pablo Castel affirme : « Il y a eu quelqu’un qui pouvait me comprendre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée. » [4]

Pourquoi Juan Pablo Castel assassine-t-il María Iribarne ? Est-il suffisant d’affirmer que Castel assassine Maria parce qu’il la soupçonne de le tromper avec Hunter ? Dans ce cas, pourquoi Castel n’assassine-t-il pas le mari de Maria, Allende l’aveugle, ou Hunter ? Une première réponse visant à établir le lien entre le mal et le roman consiste à affirmer que le mal cherche un sens, mais pas n’importe quel sens. Le mal cherche un sens absolu, total, qui englobe tout. Et ce sens, il le trouve dans le mal même. À chaque fois que nous abordons la question du mal, nous pénétrons le champ du sens, ou, pour être plus exacts, d’un sens particulier. Toute question sur l’essence, sur l’être, implique la question de sa cause et de sa finalité. Dans son essence, le mal est aussi un paradoxe : la cause du mal est le mal en soi. « Quelle est alors la finalité du mal ? »

S’il transcende les conditionnements sociaux quotidiens, le mal n’est pas un mystère fondamental. À mon avis, le mal est sans aucun doute métaphysique, puisqu’il adopte une attitude envers l’être en tant que tel, et non pas envers l’une ou l’autre partie de celui-ci. Par essence, il veut détruire son intégrité. Mais je ne veux pas suggérer par là qu’il est forcément surnaturel ou qu’il n’a pas de rapport avec une cause humaine. Beaucoup de choses – l’art et le langage, par exemple – sont plus que le simple reflet de sa situation sociale, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont tombées du ciel. On peut affirmer la même chose des êtres humains en général. S’il n’y a pas nécessairement de conflit entre l’historique et le transcendant, c’est parce que l’histoire elle-même est un processus d’autotranscendance. L’animal historique est toujours capable d’aller au-delà de lui-même. Il existe, pour les nommer ainsi, des formes de transcendance « horizontales » autant que « verticales ». Pourquoi doit-on toujours penser aux secondes ?[5]

Dans ce roman de Sábato, si nous reprenons les propos de Eagleton, nous pourrions situer le mal sur les coordonnées d’une « transcendance horizontale », une transcendance dans la suite : être, tableau, femme, homme, interlocuteurs muets, communication totale, Idéal. Pour Castel, il n’y a que deux possibilités : la fusion totale avec l’objet aimé ou l’anéantissement de cet objet. De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si la littérature de Sábato prétend s’inscrire dans l’existentialisme.

Maintenant, si d’un côté la cause du mal nous renvoie au mal lui-même, comment envisageons-nous la finalité du mal ? C’est-à-dire, les questions sur la cause et la finalité sont les suivantes : pourquoi le mal ? Pour quoi faire le mal ? À ce sujet, Terry Eagleton affirme :

Parfois, nous voulons conserver une identité pour laquelle nous n’avons pas beaucoup d’estime. Simplement, l’ego contient un élan qui le pousse à rester intacte. Voyons, donc, en quoi la question de la fonctionnalité ou de la non fonctionnalité du mal est si ambiguë. Le mal est commis au nom d’autre chose et, en ce sens, il a une finalité ; mais cette autre chose n’a pas d’utilité en soi. Yago détruit Othello, en partie parce qu’il le considère comme une menace terrible pour sa propre identité, mais la question « pourquoi une telle raison a de la valeur et justifie la destruction ? » reste hermétique. Même ainsi, les actions réelles de Yago ont un surplus de sens : ainsi n’est-il pas complètement correct de dire que le mal est quelque chose que l’on fait pour faire le mal en soi. Il s’agit plutôt d’une action avec un but qui est entreprise au nom d’une nécessité qui, celle-ci, manque de sens. »[6]

Le mal trouve sa cause dans le mal lui-même en même temps que la finalité se perd dans une zone impénétrable. Pour l’appliquer au roman, on pourrait dire que Castel assassine Maria – ou « doit assassiner » Maria, comme il le dit – parce qu’elle l’a laissé seul. Mais, comme le signale Eagleton, si nous continuons à creuser dans cette direction, nous arrivons aussi dans une zone mystérieuse : pourquoi faudrait-il assassiner quelqu’un qui nous laisse seul ? Surtout dans le cas de Castel, nous savons depuis le début qu’il a toujours été un homme solitaire avant que Maria n’apparaisse. Par conséquent, est-il satisfaisant d’accepter comme finalité le simple fait qu’elle l’ait laissé seul, ou qu’elle l’ait trompé ? Si Maria a laissé Castel seul, que cherche-t-il en l’assassinant ?

Face au mal, il faudrait peut-être suivre le conseil que donnait Jacques Lacan aux psychanalystes : il faut se garder de comprendre. En revanche, il est nécessaire d’analyser les lignes directrices à travers lesquelles le mal se manifeste, percer la structure et la logique qui sous-tendent le mal. La phrase de Jacques Lacan sur la compréhension est justement apparue comme une critique de la philosophie existentialiste allemande incarnée par Karl Jaspers : tout ce qui est compréhensible à première vue n’est pas pour autant forcément vrai.

Si nous tenons pour acquis que l’expression majeure du mal qui surgit dans le roman de Sábato est le meurtre de Maria Iribarne par Juan Pablo Castel et que l’écriture, selon ce même Juan Pablo Castel, naît comme une tentative d’expliquer le pourquoi du crime,

Je pourrais garder pour moi les raisons qui m’ont poussé à écrire cette confession ; mais comme je n’ai pas intérêt à passer pour un excentrique, je dirai la vérité, qui de toute façon est assez simple : j’ai pensé que ces pages pourraient être lues par beaucoup de gens, puisque maintenant je suis célèbre ; et bien que je ne me fasse pas beaucoup d’illusions sur l’humanité en générale ni sur les lecteurs de ces pages en particulier, je suis poussé par le faible espoir que quelqu’un parviendra à me comprendre. QUAND CE NE SERAIT QU’UNE SEULE PERSONNE.

« Pourquoi – pourra-t-on se demander – à peine un faible espoir si ce manuscrit doit avoir tant de lecteurs ? » Voilà le genre de questions que je considère comme inutiles. Et cependant, il faut les prévoir, parce que les gens posent constamment des questions inutiles, des questions dont l’analyse la plus superficielle révèle toute la vanité : j’aurais beau m’épuiser à parler, à hurler devant un auditoire de cent mille Russes, personne ne me comprendrait. Sent-on ce que je veux dire ?

Il y a eu quelqu’un qui pouvait me comprendre. Mais c’est, précisément, la personne que j’ai tuée. »[7]

Donc, si nous acceptons ces deux idées, la question que nous pouvons formuler est : quelle logique suit Juan Pablo Castel pour en arriver à assassiner Maria Iribarne. Suffit-il de dire qu’il l’a assassinée parce qu’il la soupçonnait de coucher avec Hunter, ou parce qu’elle était mariée à un aveugle ? Si beaucoup d’indices permettent de déduire que Hunter avait une relation avec Maria Iribarne, tous ces indices sont passés au filtre de l’interprétation de Juan Pablo Castel. Lorsque Castel demande à un ami depuis combien de temps Maria Iribarne entretient des relations avec Hunter, l’ami lui répond : « Ça, je n’en sais rien »[8]

La nuit pendant laquelle il espionne Maria et Hunter et les observe lorsqu’ils rentrent dans la maison, Castel peut vérifier que la lumière de la chambre d’Hunter s’allume d’abord, mais, il affirme que la lumière de la chambre de Maria ne s’allumait pas. Pour lui, c’est un signe qui ne trompe pas : Maria est dans la chambre de Hunter.

Je guettais les lumières du premier étage, encore totalement plongé dans le noir. Peu après, je vis qu’on allumait dans la chambre du milieu, celle d’Hunter. Jusque-là, tout était normal : la chambre d’Hunter se trouvait en face de l’escalier et il était logique qu’elle fût éclairée la première. Maintenant, on devait voir s’allumer la lumière de l’autre pièce. Les secondes que pouvait mettre Maria pour aller de l’escalier jusqu’à cette pièce furent tumultueusement marquées par les battements sauvages de mon cœur. »[9]

Cependant, dans le paragraphe suivant, le chapitre qui suit commence ainsi : « Debout au milieu des arbres agités par la tempête, trempé de pluie, je sentais que le temps passait inexorablement. Jusqu’au moment où, à travers la pluie et mes larmes, je vis qu’on allumait l’autre chambre. »[10] Combien de temps a mis la lumière à s’allumer dans la chambre de Maria ? C’est suffisant pour que Castel conclut qu’elle a été avec Hunter. Une fois que la lumière s’allume, Castel entre dans la demeure, ouvre la porte de la chambre de Maria et lui annonce qu’il doit la tuer parce qu’elle l’a laissé seul.

En cherchant les indices qui permettent de percer à jour la logique qui meut le personnage de Castel, nous nous confrontons à une conception singulière de l’être, en même temps qu’à une conception particulière du langage. La présence du mal suppose une conception particulière du langage. À partir de ces deux éléments – la relation à l’être et à la communication, c’est-à-dire, au langage – peut-être peut-on percer ce mystère insondable qu’est le mal, incarné dans ce cas par le meurtre de Maria Iribarne. Tant la conception de l’être que la conception du langage soutenues par Juan Pablo Castel se fondent sur une caractéristique essentielle : l’être et le langage sont des absolus. Ou, plutôt, doivent l’être. Cela implique un prétendu paradoxe : Castel passe de l’amour à la haine avec une facilité incroyable ; Castel se méfie de chaque mot et de chaque signe. Pour lui, les relations humaines et le langage, c’est tout ou rien, sans juste milieu. Pour Castel les actes d’un être doivent être absolus. Maria Iribarne ne s’est pas rendue au rendez-vous convenu avec lui. En revanche, elle est restée avec Hunter. Par conséquent, pour Castel, elle l’a laissé seul et pour cela, elle doit mourir. Ces passages de l’amour à la haine établissent une dichotomie qui s’étend à d’autres dichotomies durant tout le récit : le sublime et le futile, les artistes et les critiques, la solitude et les foules. Par exemple, lorsqu’il parle de ses sentiments lorsqu’il retrouve Maria Iribarne, Castel affirme :

Les heures que nous avons passées dans l’atelier sont des heures que je n’oublierai jamais. Mes sentiments, pendant toute cette période, oscillèrent entre l’amour le plus pur et la haine la plus effrénée face aux contradictions et attitudes inexplicables de Maria ; soudain, il me venait à l’esprit que tout cela n’était peut-être que simulation. Par moments, elle avait l’air d’une adolescente pudique et tout à coup j’avais l’impression d’avoir affaire à une femme facile, et alors défilait dans mon esprit un long cortège de doutes : où ? Comment ? Qui ? Quand ? »[11]

D’un côté, nous trouvons le vrai amour et la communication, de l’autre, la haine sans bornes et la simulation. Il n’existe pas d’entre-deux. Dans ce fragment, nous constatons non seulement le passage constant de l’amour à la haine mais aussi comment ces hésitations s’appuient sur et donnent lieu à de véritables enquêtes menées par Castel pour savoir comment interpréter chaque mouvement et geste de la femme aimée. Tout au long du roman, Castel se transforme en une sorte de détective obsédé par l’idée de découvrir « la vérité » dans les expressions de Maria Iribarne. Chaque petite action ou geste de Maria, chaque mot, chaque silence de sa part deviennent un signe pour lui. Nous concevons ici le signe comme « quelque chose pour quelqu’un ». C’est-à-dire, comme un message qu’il doit déchiffrer. Selon sa conception du langage, tout signifiant devrait avoir un sens clair, sans faille ni malentendu possible ; chaque message devrait avoir un destinataire unique. La conception qu’a Castel de l’être, son idée selon laquelle les actes absolus doivent être possibles, le pousse à croire que la communication totale existe aussi.

Mais dans le domaine du langage, les choses ne sont pas si simples. Jacques Lacan parlait d’une sorte de pentagramme où chaque signifiant renvoie à plusieurs signifiants et à plusieurs signifiés. Lacan affirme aussi, que même s’il disait toujours la vérité, il ne disait jamais complètement la vérité, tout simplement parce qu’il manquait des mots pour réaliser cela. Il y a toujours une partie du réel que le langage ne réussit pas à exprimer. Le sujet est excentré, et au centre, il y a un vide. Lacan affirme :

C’est une des dimensions essentielles du phénomène de la parole que l’autre ne soit pas le seul qui vous entende. Il est impossible de schématiser le phénomène de la parole par l’image qui sert à un certain nombre de théories dites de la communication – l’émetteur, le récepteur, et quelque chose qui se passe dans l’intervalle. On semble oublier que dans la parole humaine, entre beaucoup d’autres choses, l’émetteur est toujours en même temps un récepteur, qu’on entend le son de ses propres paroles.[12]

Ou, pour reprendre la formule de Clause Levi-Strauss lorsqu’il a découvert la théorie du signifiant de Lacan : l’émetteur lui-même reçoit du récepteur son propre message à l’envers. De ce point de vue, le récit de Juan Pablo Castel est un monologue tortueux continu, où il est à la fois l’émetteur et le récepteur, où il construit et déconstruit chaque message qu’il produit. Même les dialogues avec Maria font partie de ses monologues sans fin : l’important, ce n’est pas ce que peut dire ou faire Maria mais l’interprétation qu’il en fait. Par exemple, après avoir observé Maria Iribarne pendant le vernissage, Juan Pablo Castel raconte sur plusieurs pages la façon dont il imagine sa future rencontre avec ladite femme et même, quels pourraient être les dialogues : « Dans ces rencontres imaginaires, j’avais analysé diverses possibilités. Je me connais et je sais que les situations inopinées me font perdre tous mes moyens sous le coup de la confusion et de la timidité. J’avais donc préparé quelques variantes qui étaient logiques ou du moins possibles »[13]. L’absolu ne laisse pas non plus de place à l’improvisation.

En concevant chaque signifiant comme un signe, c’est-à-dire, comme quelque chose pour quelqu’un, lorsque Castel, pendant l’exposition, observe que Maria Iribarne prête attention à ce à quoi lui-même avait prêté attention, il voit en Maria la seule personne qui partage cette communication « pure », « muette », qui va plus loin que les mots. Dans plusieurs passages, ce type de communication, pour ainsi dire, « pure », sans failles, est portée par le regard : ce n’est pas un hasard si Juan Pablo Castel est un peintre, ce n’est pas un hasard que la partie du tableau qui déclenche l’histoire soit une fenêtre, ce n’est pas un hasard que le mari de Maria Iribarne soit aveugle. Il est intéressant de noter que Juan Pablo Castel situe ce type de communication au-delà des mots, sur un terrain inexplicable, ineffable. La plupart du temps, cette communication passe par le regard. C’est peut-être pour cela que le personnage est un peintre. C’est peut-être pour cela que Castel déteste tant les aveugles. Ainsi l’exprime-t-il durant un des premiers rendez-vous avec Maria :

Je la regardai avec anxiété : mais son visage, de profil, était indéchiffrable, avec ses mâchoires serrées. Je répondis avec assurance :

– Vous, vous pensez comme moi.

– et qu’est-ce que vous pensez ?

– Je ne sais pas, je ne pourrai pas non plus répondre à cette question. Je pourrais plutôt vous dire que vous sentez comme moi. Vous regardiez cette scène comme j’aurais pu la regarder à votre place. Je ne sais ce que vous pensez et je ne sais pas non plus ce que je pense, mais je sais que vous pensez comme moi. »[14]

Il faut alors noter deux points fondamentaux pour analyser le personnage de Juan Pablo Castel et la forme que prend le mal chez ce protagoniste. Tout d’abord, le regard – langage non parlé – ce qui déclenche et ce sur quoi s’appuie la communication. Soit, cet ineffable. À ce sujet, Jacques Lacan, dans le séminaire XI[15], avance sa théorie sur la schize entre l’œil et le regard : lorsqu’on veut observer un regard, on finit par observer les yeux : lorsqu’on observe les yeux, on ne perçoit pas le regard. C’est une rencontre impossible, le regard ne se voit pas. Le regard est une illusion qui est plus dans celui qui observe que dans l’objet. Lorsque nous voyons un regard, quel objet voyons nous ?

De ce point de vue, à partir de cette conception du langage, peu importe ce que peut dire Maria Iribarne, l’essentiel se trouve dans ce que sent Juan Pablo Castel en la regardant. À un certain moment, il ira même jusqu’à demander des explications à Maria sur sa façon de sourire, même si elle a juste esquissé un sourire. « Je ne savais que croire. Honnêtement, je n’avais pas vu de sourire, mais quelque chose comme un vestige de sourire sur un visage redevenu sérieux. »[16]

Le second point important pour analyser le personnage de Castel, c’est que l’existence même de Juan Pablo Castel, disons, sa conception de l’être est remise en question, non seulement dans ses tableaux mais aussi dans ce lien avec Maria Iribarne. Aux yeux de Castel, Maria et lui forment une sorte d’unité.

Je me rappelai le regard de Maria fixé sur l’arbre de la place, tandis qu’elle m’écoutais exposer mes idées ; je me rappelai sa timidité, sa première fuite. Et une débordante tendresse envers elle commença à m’envahir. Elle m’apparut comme une fragile créature jetée dans un monde cruel, plein de laideur et de misère. Je ressentis ce que j’avais souvent ressenti depuis le jour de l’exposition : que c’était un être tout semblable à moi. »[17]

Dans l’autre passage, Castel l’exprime de la manière suivante :

Jusqu’à ce tutoiement soudain qui me donna la certitude que Maria était à moi. Et rien qu’à moi : « Tu te tiens entre la mer et moi » ; il n’y avait personne d’autre, nous étions tous les deux seuls, comme j’en avais eu l’intuition dès le moment où elle avait regardé la scène de la fenêtre. En vérité, comment pourrait-elle ne pas me tutoyer puisque nous nous connaissions depuis toujours, depuis des milliers d’années ? Puisque, quand elle s’était arrêtée devant mon tableau et qu’elle avait regardé cette petite scène sans entendre ni voir la foule qui nous entourait, c’était déjà comme si nous nous étions tutoyés, et aussitôt j’avais su comment elle était et qui elle était, à quel point j’avais besoin d’elle et à quel point, aussi, elle avait besoin de moi. »[18]

D’une certaine façon, il n’y a qu’une infime séparation entre lui et elle : lui sait ce qu’elle sent sans même avoir besoin de lui parler. C’est peut-être pour cette raison que sa relation avec Maria Iribarne s’impose comme une obligation pour Castel. C’est une relation nécessaire plus qu’une question de désir. Cependant, cette unité que Castel pense former avec Maria, cette communication totale qui est au-delà des mots, implique certains inconvénients : après la communication absolue arrive soudain la déception :

Je sais que, tout à coup, nous arrivions à connaître quelques instants de communion. Le fait d’être ensemble atténuait la mélancolie qui accompagnait toujours ces sensations et dont la cause était sans doute l’incommunicabilité essentielle de ces fugaces beautés. Il nous suffisait de nous regarder pour savoir que nous pensions, où plutot que nous sentions de même.

Il est certain que nous payions cruellement ces instants, car tout ce que nous vivions ensuite paraissait grossier ou maladroit. Tout ce que nous faisions alors (parler, prendre un café) s’avérait douloureux, marquant à quel point étaient éphémères nos instants de communion. Et – pire encore – cela nous éloignait encore dans la mesure où je la forçais, par désespoir de consolider cette communion d’une façon quelconque, à nous unir charnellement ; nous n’arrivions qu’à confirmer l’impossibilité de la prolonger ou de la consolider par un acte physique. Mais Maria aggravait les choses par son attitude ; en effet, sans doute désireuse d’effacer en moi cette idée fixe, elle feignait de ressentir un plaisir véritable et même incroyable ; et c’est alors que je me mettais à m’habiller en hâte et à me précipiter dans la rue, ou à lui étreindre brutalement les bras en voulant la forcer à m’avouer la vérité sur ses sentiments et ses sensations. »[19]

Nous nous heurtons à nouveau au même paradoxe qui, en partie, poussera Castel à tuer Maria Iribarne : chaque fois qu’elle exprime un « sentiment véritable », il considère immédiatement qu’il s’agit d’un mensonge et, alors, il fuit ou se met en quête d’un aveu de sa part. Lorsqu’elle exprime un véritable plaisir, la violence et le mensonge apparaissent. Paradoxalement, le mal apparaît lorsqu’est effleuré ce qui, à priori, serait l’idéal de Castel.

Contrairement à ce que pense Castel, qui est convaincu qu’il existe des signes « pures », dont le sens est entier, un signifiant renvoie toujours à un autre signifiant. C’est une des choses que Castel ne supporte pas lorsqu’il parle avec Maria Iribarne, pour lui, il doit y avoir des signifiants dont le sens est plein, qui se basent sur le sensible : l’esquisse d’un sourire sur son visage, la lumière qui ne s’allume pas dans la chambre de Maria, un regard qui fuit, etc. Lacan affirme :

Le signifiant peut s’étendre à beaucoup des éléments du domaine du signe. Mais le signifiant est un signe qui ne renvoie pas à un objet, même à l’état de trace, bien que la trace en annonce pourtant le caractère essentiel. Il est lui aussi le signe d’une absence. Mais en tant qu’il fait partie du langage, le signifiant est un signe qui renvoie à un autre signe, qui est comme tel structuré pour signifier l’absence d’un autre signe, en d’autres termes pour s’opposer à lui dans un couple. »[20]

Castel ne supporte pas ce mouvement, ce jeu dans lequel un signifiant renvoie à un autre signifiant, et où le sens se détache de ces relations entre signifiants, c’est-à-dire, là où le sens n’est pas arrêté, mais se forme en amont et/ou de manière rétroactive. En revanche, Castel cherche le signifiant qui signifie tout, le signifiant au sens total. La notion de mal se fonde sur ce point : le mal aussi exige un absolu.

En ce qui concerne Maria Iribarne, les obsessions de Castel pourraient se résumer à une question : « ment-elle ou ce qu’elle dit et fait est la vérité ? Le problème de Juan Pablo Castel, c’est qu’il ne peut pas non plus déjouer les pièges du langage : souvenons-nous ici de l’anecdote que Sigmund Freud racontait :

Vous connaissez l’histoire juive, mise en évidence par Freud, du personnage qui dit – Je vais à Cracovie. Et l’autre répond – Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie ? Tu me le dis pour me faire croire que tu vas ailleurs. Ce que le sujet me dit est toujours dans une relation fondamentale à une feinte possible, où il m’envoie et où je reçois le message sous une forme inversée.[21]

Le langage humain, à la différence du langage animal, a la capacité de mentir, même lorsqu’il dit la vérité. Et vice-versa : on peut dire la vérité en mentant. La manière particulière de concevoir le langage et l’être de Castel finissent par se rejoindre : l’être doit être vrai, dans le cas contraire, c’est un pur mensonge. Pour Castel, les mots ou les gestes doivent avoir un sens « total », dans le cas contraire, ils sont faux. Et si l’être était un mensonge seulement en partie ? Il est intéressant de rappeler à ce propos l’origine étymologique du mot « personne » : « masque ». Ce que Castel ne connaît pas et qui le fait souffrir c’est, entre autre, le fait qu’une personne est en partie un masque. C’est la caractéristique qu’il ne supporte pas chez la personne aimée, car, de fait, c’est une caractéristique qu’il ne supporte pas chez lui-même. Castel s’enfonce dans une enquête vouée à l’échec. Et lorsqu’il trouve ce qu’il cherche, alors il élimine l’objet.

Sigmund Freud affirmait que tomber amoureux impliquait de pousser à l’extrême la différence entre l’objet aimé et le reste des gens. À son tour, Jacques Lacan résumait les relations amoureuses en un aphorisme : aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Tout désir, y compris celui qui sous-tend une relation amoureuse, implique un manque, une faille, un vide. Un être entier, sans fissure ni manque, ne désire pas, puisqu’il possède déjà tout. Pour aimer, il faut désirer et éprouver le manque. Dans sa solitude avant l’apparition de Maria Iribarne, au contraire, Juan Pablo Castel n’avait pas conscience de ce manque, de ce désir : d’où son mépris pour le reste du monde. Avant l’apparition de Maria, il y avait une logique auto-satisfaisante dans le personnage de Castel. Une logique narcissique où il n’y a pas de place pour l’autre. À nouveau donc, nous sommes face à une conception de l’être selon Castel qui suppose une totalité, une intégrité, où l’on n’accepte pas les failles. Le Je est l’Idéal, il n’y a cependant pas de place pour l’autre. Peut-être pourrait-on affirmer que l’apparition de Maria tourne en ridicule cette logique narcissique. Cette logique est fausse car, en tant que sujet traversé par le langage, Castel éprouve aussi un manque à être. « Je retournai chez moi avec la sensation d’une solitude absolue. Généralement, cette sensation d’être seul au monde s’accompagnait chez moi d’un orgueilleux sentiment de supériorité : je méprise les hommes, je les vois sales, laids, incapables, avides, grossiers, mesquins ; ma solitude ne m’effraie pas, elle est pour ainsi dire olympienne. »[22]

S’il désire, alors il n’est pas « entier ». S’il désire, il est forcé de renoncer à cette solitude absolue, à ce Je-Idéal, à ce sentiment de supériorité. En même temps, si elle désire, elle non plus n’est pas « entière ». Et si elle n’est pas entière lorsqu’elle est avec lui, alors il le ressent comme un affront personnel. C’est pourquoi Castel se révolte chaque fois qu’il vérifie ou imagine que Maria ressent du plaisir. Castel place Maria à la croisée des chemins : soit elle est en fusion parfaite avec lui, soit, au contraire, elle désire et, ainsi, se transforme en une femme facile.

Je m’efforçais je penser avec une rigueur absolue, parce que j’avais l’intuition d’en être arrivé à un point décisif. Quelle était l’idée initiale ? Un certain nombre de mots apparurent en réponse à cette question que je me posais à moi-même. Ces mots étaient : Roumaine, Maria, prostituée, plaisir, simulation. Je me dis : ces mots doivent représenter le fait essentiel, la vérité profonde dont je dois partir. Je fis plusieurs tentatives pour les ranger dans l’ordre requis, et j’arrivais enfin  à formuler mon idée sous cette forme terrible mais indiscutable : Maria et la prostituée ont eu une expression semblable ; la prostituée simulait le plaisir ; Maria simulait donc le plaisir ; Maria est une prostituée. »[23]

De ce point de vue, l’accusation de Castel avant de tuer Maria prend un autre sens : « Je dois te tuer, Maria. Tu m’as laissé seul.  »[24]

Le désir et l’amour qui naissent chez Castel à partir de l’irruption de Maria dans sa vie le mettent face à une réalité de l’être qu’il refuse d’accepter : nous sommes toujours soumis au langage, nous sommes soumis au manque. Le langage nous éloigne de l’instinctif, pour nous déposer dans le champ du désir. La fusion entre deux êtres est alors impossible. On pourrait intercaler ici un autre des aphorismes lacaniens : il n’y a pas de rapport sexuels ; c’est à dire, il n’y a pas de complémentarité possible. L’amour signe l’échec d’une rencontre, car le désir, par définition, est intarissable. En s’appuyant sur la théorie psychanalytique, Terry Eagleton affirme que

le mal est une forme de privation, sans pour autant, ne plus reconnaître son pouvoir incroyable. Le pouvoir en question, […] est principalement le pouvoir de la pulsion de mort, dirigé vers l’extérieur avec  l’intention de basculer son insatiable rancœur contre un ou plusieurs de nos congénères. Mais cette furieuse violence implique une sorte d’absence : une insupportable sensation de non-être qui génère une frustration qui doit se décharger, pour le dire ainsi, sur  l’autre. Elle est aussi dirigée vers une autre forme d’absence : la nullité de la mort en soi. Là se rejoignent, donc, sa force terrifiante et sa vacuité absolue. […] Les méchants, par conséquent, sont des personnes qui ne connaissent rien à l’art de vivre.[25]

On pourrait aussi interpréter le meurtre comme une réponse à ce relativisme, à ce manque qui est sous-jacent dans chaque sujet. C’est-à-dire que l’on pourrait interpréter le meurtre comme le seul acte absolu possible pour un être humain. La mort est absence et, en même temps, excès ; elle est à la fois significative et vide de sens. Le mal a horreur des impuretés : « D’une part, on peut voir l’impureté comme l’infecte crasse nauséabonde de la négativité ; dans ce cas, la pureté réside en une angélique plénitude de l’être. D’autre part, l’impureté peut être vue comme l’excédent extrêmement volumineux du monde matériel quand celui-ci a été dépouillé de sens et de valeur ; c’est alors le non-être qui manifeste la pureté. »[26] C’est à travers le pessimisme que le mal, et dans ce cas précis Castel, trouvent leur raison d’être : « La négativité se convertit en une sorte d’ « ambition inquiète » qui ne peut jamais se contenter du présent, mais qui doit l’annuler continuellement dans son désir d’atteindre le palier suivant ».[27]

Décider de la vie et de la mort est le propre des dieux, et donc, d’un champ transcendantal. La mort, en fin de compte, est peut-être le seul absolu – ou ce qui se rapproche le plus d’un absolu – que l’être humain peut atteindre. On pourrait penser que, entre autre, Juan Pablo Castel assassine peut-être Maria Iribarne pour ne pas se suicider.

Le mal fait son apparition seulement lorsque ceux qui ressentent une douleur que l’on pourrait qualifier d’ontologique la détournent vers les autres pour se fuir eux-mêmes. Comme s’ils voulaient ouvrir les corps d’autres personnes pour exprimer la nullité, le néant, qui se cache en elles. En faisant cela, elles peuvent trouver dans ce néant un reflet consolateur d’elles-mêmes. En même temps, elles peuvent démontrer ainsi que la matière n’est pas indestructible, qu’il est possible d’étouffer, de nos propres mains, ces bouts de matière connus comme des corps humains jusqu’à les proscrire de l’existence. Ce qui est incroyable, c’est que les personne qui sont mortes sont purement, complètement et absolument mortes. Il n’y a pas de doute possible à ce sujet. Ainsi, au moins subsiste-t-il un type d’absolu dans un monde aussi excessivement provisoire que celui-ci. Tuer d’autres personnes est une preuve, et certainement la motivation de Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski, que les actes absolus sont possibles, même dans un monde de relativisme moral, de fast-food et d’émissions de téléréalité. Le mal, comme le fondamentalisme religieux, est, entre autres, une forme de nostalgie pour une civilisation plus ancienne et plus simple, dans laquelle existaient des certitudes comme le salut et la condamnation, et dans laquelle on savait toujours où était sa place. […] Selon une étrange manière de l’appréhender, le mal est une protestation contre la qualité dégradée de l’existence moderne.[28]

Le mal est considéré comme une catégorie morale. De ce point de vue, la phrase de Castel prend un autre sens : « les criminels sont des gens plus propres, plus inoffensifs que les autres. »[29]

L’idéal d’absolu qui porte Castel trouve dans la mort et, par extension, dans le meurtre, le seul acte qui ne tombe pas dans un possible relativisme et ne devienne pas insignifiant. C’est pourquoi Eagleton affirme que : « Le crime est la manière la plus puissante de reprendre à Dieu le monopole qu’il a sur la vie humaine ».[30] C’est en ce sens aussi que nous considérons que le mal est de l’ordre du transcendant. Que dit Juan Pablo Castel de lui-même au début du récit ? « En fin de compte, je suis fait de chair, d’os, de cheveux et d’ongles, comme tout autre homme, et il me paraîtrait bien injuste qu’on exige de moi, de moi précisément, des qualités particulières ; il arrive qu’on se croie un surhomme, jusqu’au jour où l’on s’aperçoit que, comme les autres, on est mesquin, répugnant et faux. »[31] Dans cette définition, on trouve clairement cette dichotomie dans laquelle évolue l’être-même du personnage. Le paradoxe réside peut-être dans le fait que ces sentiments en apparence contradictoires finissent par se confondre. Par exemple, avant de raconter la scène du crime, Juan Pablo Castel affirme : « Mon Dieu, n’était-ce pas à désespérer de la nature humaine quand on pensait qu’entre certains passages de Brahms et un cloaque, il y avait d’invisibles et ténébreuses relations souterraines ! »[32]

D’où peut bien venir une telle relation avec la putréfaction et le mortuaire ? Quelle est l’origine de cette relation particulière entre Castel et la mort ? À quel concept pouvons-nous avoir recours pour élucider cette question ? Castel souffre-t-il physiquement ou spirituellement ? Peut-être peut-on faire appel au concept freudien de pulsion. Une définition possible de la pulsion selon Freud pourrait être la suivante : « Le concept de “pulsion” nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l’intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l’exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel »[33]. Lorsque Freud travaille sur les destins pulsionnels, il remarque que les duos sadisme-masochisme et plaisir de regarder-plaisir d’être regardé sont les pulsions où se manifeste le plus clairement une ambivalence, on passe de l’un à l’autre des extrêmes de la dichotomie. Ceci est facilement observable dans le cas de Castel, surtout en ce qui concerne le masochisme et le sadisme : il passe de la violence exercée à l’encontre de Maria à celle exercée sur lui-même, ou vice-versa. En même temps, parmi les destins pulsionnels, Freud signale aussi, que la transformation d’une pulsion en son contraire s’observe dans un seul cas : lors de la transposition de l’amour à la haine. Selon Freud, l’amour et la haine se rapportent souvent en même temps au même objet, cette coexistence rend compte de l’ambivalence la plus importante liée à ce sentiment.[34] On voit aussi ce passage s’effectuer chez Castel à plusieurs occasions en ce qui concerne ses sentiments pour Maria : amour, haine.

Mais Sigmund Freud est allé plus loin en ce qui concerne son système pulsionnel. En 1920, pendant l’entre-deux-guerre, Sigmund Freud écrit son texte le plus polémique : « Au-delà du principe de plaisir ». Dans ce texte, Freud change l’axe de sa théorie : il passe du premier topique (conscient-préconscient-inconscient) à un second topique (ça-moi-surmoi). Ce qui est novateur et révolutionnaire dans ce second topique freudien, c’est l’hypothèse qui affirme que l’être humain est déterminé par deux pulsions, une pulsion de vie et une pulsion de mort. La dichotomie entre Éros et Thanatos de Freud fait toujours scandale aujourd’hui, et même plus que ses théories sexuelles. Pour certains, il est inconcevable d’accepter que la destruction et la mort puissent aussi nous procurer un plaisir particulier (en lien avec ce  que Jacques Lacan conceptualisera sous le terme de « jouissance »). La pulsion de mort est quelque chose d’impersonnel et, en même temps, d’immuable.

Sur la base de réflexions théoriques appuyées sur la biologie, nous avons supposé l’existence d’une pulsion de mort, qui a pour tâche de ramener l’être vivant organique à l’état inanimé, tandis que l’Eros poursuit le but de compliquer la vie en rassemblant, en faisant la synthèse de la substance vivante éclatée en particules, et ceci, naturellement, pour la conserver. Ainsi, les deux pulsions se manifestent pour conserver, au sens strict, car elles aspirent à rétablir un état perturbé par la genèse de la vie.[35]

Si la pulsion de vie est en lien avec le ça, c’est dans le surmoi – notre conscience morale – que l’on entretient la pulsion de mort. Il existe une relation dialectique entre la vie qui nous pousse vers le changement, l’animé et, de l’autre côté, la mort qui nous pousse vers l’inanimé. Ainsi, l’être humain se trouverait retenu dans un cercle entre désir et loi, culpabilité et transgression. La paradoxe réside dans le fait que plus nous obéissons à notre conscience morale, plus nous nous détruisons et, plus nous jouissons d’un plaisir mortuaire :

Ceux qui tombent sous l’influence de la pulsion de mort sentent cette sensation de libération extatique qui surgit lorsqu’ils songent, en vérité, que rien n’a d’importance. Le plaisir des damnés réside précisément dans le fait que rien ne vaut la peine. Ils laissent même jusqu’à leur propre intérêt de côté, car les condamnés sont des gens désintéressés à leur manière (tordue), pressés comme ils sont de se détruire avec le reste de la création. La pulsion de mort est une révolte délirante orgiastique contre l’intérêt, le courage, le sens et la rationalité. C’est le désir fou de réduire à néant tout cela au nom de rien en particulier. Et c’est un désir qui n’éprouve aucun respect pour le principe de plaisir ni pour celui de réalité, lesquels il est allègrement disposé à sacrifier de la même manière que le bruit, obscènement gratifiant pour son ouïe, du monde qui s’écroule autour de lui.[36]

L’irruption de Maria Iribarne dans la vie de Castel, ou, pour être plus précis, l’irruption de son regard, déstabilise la relation de Castel avec l’Idéal qui régissait sa vie jusqu’à ce moment-là. Lorsque nous parlons de l’idéal de Castel, nous devrions parler de ce que Freud a conceptualisé sous le terme Moi-idéal, où ce qui est conçu comme l’idéal du sujet est le substitut du narcissisme perdu de l’enfance dans lequel le sujet lui-même à été son propre idéal. Ce regard de Maria qui suppose la possibilité de communiquer, c’est-à-dire, la possibilité d’établir un contact avec autrui, implique, tout d’abord, la mort de cet idéal et, ensuite, la découverte de Castel de sa propre solitude (voilà pourquoi en la tuant il lui dit qu’elle l’a laissé seul). Elle ne le laisse pas seul parce qu’il l’a trahie ou parce qu’elle lui préfère un autre homme mais parce qu’elle révèle le vide, le manque à être, chez Castel lui-même – manque à être propre à n’importe quel sujet – précisément ce qu’il ne voulait affronter. Dans cette logique, la jalousie de Castel se comprend, dans cette logique, on comprend sa conception du langage :

Tout ce qui l’entoure paraît être étrangement irréel, car ce n’est rien d’autre qu’une vitrine peinte qui refuse de révéler quoi que ce soit de la réalité sexuelle terrible qu’elle dissimule. Les choses se résument à ce qu’elles ne sont pas. Les personnes maladivement jalouses ne peuvent pas accepter le scandale que tout soit visible, que les choses soient simplement comme elles sont, que ce que l’on voit est ce qui est en réalité.[…] Le langage […] déchire le monde et ouvre en lui un énorme trou. Il rend présent l’absent et nous incite à voir avec une clarté intolérable ce qui n’est en aucune façon là.[37]

Castel est victime de ce mensonge.

https://blog.sens-public.org/archipeleurope/2016/06/12/le-regard-et-le-mal-analyse-du-roman-le-tunnel-dernesto-sabato-par-julie-bonnet/

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La demeure d'Ernesto Sabato transformée en musée


PORTRAIT D'E. SABATO À BUENOS AIRES

En hommage à l'écrivain argentin Ernesto Sabato, l'Institut culturel de la province de Buenos Aires a décidé de transformer sa maison en musée

Le grand écrivain argentin Ernesto Sabato vient de disparaître, au seuil de sa centième année.

Auteur de trois romans : El túnel (Le Tunnel), 1948 ; Sobre héroes y tumbas (qui a eu deux titres successifs en français : Alejandra et Héros et Tombes), 1961 et Abaddón el exterminador (L'Ange des ténèbres), 1974. Il a publié de nombreux essais, parmi lesquels Hombres y engranajes et El escritor y sus fantasmas.

Il a fait des études de Physique et a travaillé à Paris à l'institut Curie. C'est à Paris qu'il se lie avec les surréalistes, à la fin des années 30. Unanimement reconnu comme un grand de la littérature argentine, il entretenait avec Jorge Luis Borges des relations tendues ; on les disait rivaux. Il a présidé la Commission d'enquête sur les disparus, après la chute de la dictature argentine. Devenu aveugle, il s'est alors consacré à la peinture...

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Ernesto Sabato, mort le 30 avril dernier à l'âge de 99 ans (voir actualité du 2 mai), est né le 24 juin 1911 à Rojas (province de Buenos Aires).

Le projet de transformer sa maison en musée est confirmé par l'Institut culturel de la province de Buenos Aires. Sabato « est un exemple magistral et notre devoir est de le mettre en valeur », a déclaré à la presse le président de l'Institut, Juan Carlos D'Amico, qui a décidé d'entamer des travaux dans la maison. Celle-ci se trouve à Santos Lugares («Lieux Saints»), située à l'ouest de la capitale.

Un gigantesque portrait (88 mètres de largeur et 34 mètres de hauteur) de l'homme a également été déployé sur l'Avenue du 9 juillet, dans le centre-ville de Buenos Aires.

Cet écrivain argentin a été médaillé Chevalier de la Légion d'honneur en France en 1979 et a obtenu le Prix Cervantès de Littérature en 1984, la plus haute distinction de la littérature en langue espagnole. Trois romans, traduits dans plus de 30 langues, lui apportent la consécration internationale: Le Tunnel (1948), salué par Albert Camus et Graham Greene, Héros et tombes (1961, publié en français sous le titre Alejandra) et L'ange des ténèbres (1974). Sabato est le dernier grand écrivain de la génération de Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares et Julio Cortazar.

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Ernesto Sábato

Ernesto Sábato
Ernesto Sábato
Naissance
Rojas,
province de Buenos Aires,
Drapeau de l'Argentine Argentine
Décès
Santos Lugares,
province de Buenos Aires,
Drapeau de l'Argentine Argentine
Activité principaleécrivain
DistinctionsPrix Cervantes (1984)
Auteur
Langue d’écritureespagnol
Genresessairoman
Signature de Ernesto Sábato

Ernesto Sábato est un écrivain argentin né à Rojas, dans la province de Buenos Aires le  et mort à Santos Lugares, dans la province de Buenos Aires, le  1.

Physicienromancieressayiste et critique littéraire, son œuvre d'inspiration mêle réalisme et métaphysique, allie à une réflexion sur le monde une puissante créativité, et témoigne de la difficulté de vivre dans le monde moderne. Son influence est remarquable en regard du nombre limité de ses œuvres.

Il est également auteur d'essais sociopolitiques (Sartre contre Sartre1968).

Biographie

Après des études de sciences physiques et de philosophie et la soutenance de son doctorat en physique à l'université nationale de La Plata, il se rend à Paris où il séjourne deux années dans les années 1930, interrompues par un bref retour en Argentine. Deux années décisives de l'avant-guerre durant lesquelles il mène une double vie : il assiste aux cours à la Sorbonne, travaillant en tant que chercheur en sciences le jour, au sein du prestigieux Institut Curie aux côtés d'Irène et Frédéric Joliot-Curie, et devient poète le soir à Montparnasse, en compagnie des surréalistes dont il a fait connaissance.

De retour en Argentine, après un passage au MIT de Cambridge (États-Unis), il continue de mener ses travaux sur la relativité. En 1940 il enseigne à l'université nationale de La Plata. Il abandonne définitivement les sciences physiques en 1945 afin de se consacrer exclusivement à la littérature.

En 1945, il écrit des articles littéraires pour le journal la Nación qui mécontentent le régime de Juan Perón et l'obligent à quitter son poste d'enseignant. Il entreprend alors la rédaction de Uno y el Universo, un recueil de réflexions et d'observations sur la politique, la société et la philosophie, dans lequel il déplore la neutralité morale de la science. Directeur pendant un an de l'hebdomadaire Mundo argentino, collaborateur de divers périodiques américains et européens, il a publié trois romans et de nombreux essais généralement polémiques.

Nommé par le gouvernement de Raúl Alfonsín, où il est président de la Commission d'enquête sur les personnes disparues en Argentine pendant la dictature (CONADEP), il recueille des milliers de témoignages de tortures, d'enlèvements, de viols et de crimes perpétrés par les militaires qui seront publiés à Buenos Aires en 1985 dans le livre Nunca más (Jamais plus).

Atteint d'une grave maladie oculaire, il cesse d'écrire et se consacre à la peinture (exposition au Centre national d'art et de culture Georges-Pompidou en 1989).

Il meurt le 30 avril 2011 à 99 ans dans sa maison de Santos Lugares, dans la province de Buenos Aires. Son épouse est décédée en 1998.

La littérature

L'univers romanesque d'Ernesto Sábato restera marqué par ces deux aspects de sa personnalité. Un va-et-vient passionné entre apologies et rejets, une alternance en quête d'interprétations valides de l'Homme et du monde. Une recherche pleine de curiosité, un plaidoyer en faveur de la contradiction, une vie que pourraient résumer ces mots de l'écrivain : On s'embarque pour des terres lointaines, on cherche la nature, on est avide de la connaissance des hommes, on invente des êtres de fiction, on cherche Dieu. Et puis on comprend que le fantôme que l'on poursuit n'est autre que Soi même.

Son premier roman, Le Tunnel, salué par Albert Camus et Graham Greene paraît en 1948. Suivront Héros et Tombes — traduit et publié en français dans un premier temps sous le titre Alejandra — considéré comme son chef-d'œuvre, en 1961, puis L'Ange des ténèbres qui constituent une trilogie de Buenos Aires.

Œuvre

Romans

Essais

Autres

  • Contributions à la revue Sur.
  • En 1977, l'écrivain s'élève avec succès contre la décision de démolir El Viejo Almacén, l'un des temples du tango argentin à Buenos Aires.
  • Nunca más, CONADEP, 1984.

Récompenses

Citations

Sur les autres projets Wikimedia :

  • « L'échec de beaucoup de personnes nous sauve un peu. » Alejandra (1961).
  • « Je crois que la vérité est parfaite pour les mathématiques, la chimie, la philosophie, mais pas pour la vie. Dans la vie, l'illusion, l'imagination, le désir, l'espoir comptent plus. » Alejandra (1961).
  • « Toute notre vie ne serait-elle qu'une suite de cris anonymes dans un désert d'astres indifférents? » Le Tunnel (1948).
  • « Mais pourquoi cette manie de vouloir trouver des explications à tous les actes de la vie? » Le Tunnel (1948).
  • « ... c'est incroyable à quel point la cupidité, l'envie, la prétention, la grossièreté, l'avidité et, en général, tout cet ensemble d'attributs qui forment la condition humaine, transparaissent sur un visage, dans une démarche, dans un regard. » Le Tunnel (1948).
  • « Il arrive à chacun de se croire un surhomme tant qu'il ne s'est pas aperçu qu'il est en même temps mesquin, impur et perfide. » Le Tunnel (1948).
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