vineri, 28 august 2020

PASTERNAK 1(Boris Pasternak et le christianisme)


Couverture fasciculeDOCTEUR JIVAGO, C'EST MATHÉMATIQUES(fermaton.overblog.com) - De la  conscience humaine(fermaton.overblog.com)PASTERNAK : Le docteur Jivago - Edition Originale - Edition-Originale.com

Pasternak et le judaïsme 

[article]


  Année 1968  9-3-4  pp. 353-364

============================================================

Revue des études slaves XC-3 | 2019 Varia
Jacqueline de Proyart
30 mai 1927-30 janvier 2019
Francis Conte

Boris Pasternak et le christianisme du Docteur Jivago
Les rapports de Pasternak avec le judaïsme étant complexes, Jacqueline de
Proyart savait que c’est dans le Docteur Jivago qu’il fallait essayer de trouver
des réponses à ses interrogations. en effet, c’est d’abord l’ami d’enfance de
iouri Jivago – Micha Gordon, qui, dès l’âge de 10 ans, s’interroge à ce sujet :
« Que signifie être Juif ? Pourquoi cela existe-t-il ? Qu’est-ce qui récompense ou justifie ce défi désarmé, qui n’apporte que des chagrins ?1»
Ces réflexions furent aussi probablement celles du jeune Boris lorsqu’il prit
conscience de sa propre condition. nous trouvons là deux thèmes fondamentaux
que Pasternak développe ainsi dans le roman :
« Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n’avait jamais cessé de demander avec étonnement comment, avec les mêmes bras et les mêmes jambes, le
même langage et les mêmes habitudes, on pouvait être autre chose que tous les
autres et par-dessus le marché quelque chose qui ne plaisait guère et qu’on
n’aimait pas ?2 »
Micha Gordon, adulte, trouvera la solution, la seule qui lui paraîtra efficace
et raisonnable : la conversion – ce qui avait été la solution choisie par boris
Pasternak. Pour lui la figure du Christ marque alors la rupture avec le monde
antique, et la naissance d’une ère nouvelle :
« … Il y avait [à l’époque romaine] plus de gens sur terre que jamais il n’y
en eut depuis, ils s’écrasaient dans les couloirs du Colisée et ils souffraient. Et
c’est dans cet engorgement sans goût de marbre et d’or qu’il est venu, léger et
vêtu de lumière, homme avec insistance, provincial avec intention, galiléen, et
depuis cet instant les peuples et les dieux ont cessé d’exister et l’homme a commencé…3 ».
Pour Pasternak, c’est avec la venue du Christ que l’individu commence enfin
sa marche dans l’histoire, et que s’écrit le nouveau testament. Comme le dit
l’oncle de Iouri – Védéniapine :
« Jusqu’ici on a considéré que ce qui importait le plus dans l’Évangile,
c’étaient les maximes morales et les règles contenues dans les commandements ; pour moi l’essentiel est ce que le Christ a exprimé en paraboles tirées
de la vie courante, éclairant la vérité par la lumière du quotidien4 ».

1. b. Pasternak, le Docteur Jivago, Paris, Gallimard, le livre de Poche, 1958, p. 23. voir l’étude d Judith stora qui nous a guidés dans ce domaine : « Pasternak et le judaïsme », in Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 9, no 3-4, Juillet-décembre 1968, p. 353-364.
persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_3_1759
2. Pasternak, le Docteur Jivago…, p. 23.
3. Ibid., p. 62-63.
4. Ibid., p. 533.
486 néCroloGie 
On sait maintenant que, le 10 décembre 1955, Pasternak avait confié à Varlam
Chalamov les raisons presque mystiques qui l’avaient poussé à écrire le Docteur
Jivago : « Я окончил роман, исполнил долг, завещанный от бога, но кругом
ничего не изменилось » (« J’ai terminé le roman, accompli le devoir que Dieu
m’avait confié, mais rien n’a changé alentour…5 »).
=============================================







Prix Nobel en 1958, considéré comme un très grand poète en Russie dès les années 1920, l'écrivain doit sa célébrité mondiale à son chef-d'oeuvre, Le Docteur Jivago. Ce roman unique livre le plus puissant tableau des bouleversements et des violences de la Russie des premières décennies du XXe siècle.
A l'ère soviétique, les Russes le tenaient pour l'un de leurs plus grands poètes. Même quand ses vers paraissaient sibyllins ou quand l'originalité de ses images les déconcertait, leur "oreille" ne les trompait pas. En Occident, hormis quelques férus de poésie -et ceux qui se souvenaient de la forte impression qu'il fit en tant que membre de la délégation soviétique dépêchée à Paris au Congrès des écrivains contre le fascisme (juin 1935), sa notoriété fut -elle l'est encore- liée à un seul livre: Le Docteur Jivago, un grand roman longtemps inconnu des Russes -et pour cause, puisqu'il n'a été édité, hormis quelques samizdats, qu'en 1988! La publication de ce roman en Occident joua beaucoup dans l'attribution à Pasternak du prix Nobel de littérature, le 23 octobre 1958. Il fallut la grâce pulpeuse de Julie Christie et le charme un peu vitreux d'Omar Sharif pour que le nom de Pasternak devienne familier à ceux qui, sans cette adaptation, n'auraient jamais lu le roman quand bien même David Lean, le réalisateur, en a occulté la profondeur philosophique et poétique en en faisant un mélodrame sentimental avec en toile de fond l'entraînante "chanson de Lara". Un visage lunaire à la Buster Keaton, des regards où se laissent lire tour à tour l'effroi devant le réel piétiné, l'étonnement de l'enfant qu'un poète demeure un peu plus longtemps qu'un autre et l'assurance de ceux qui savent qu'ils sont du côté de la vie achèvent le signalement convenu d'un écrivain souvent sous-estimé. 

Biographie
10 février 1890: naissance à Moscou. 

février 1909: renonce à la carrière musicale.  

1912: renonce à une carrière universitaire de philosophe et se consacre à la poésie. 

1917: moment-clé, la rédaction de Ma soeur la vie, inspiré par la Révolution de février et sa relation avec Elena Vinograd.  

1922: parution de Ma soeur la vie, début de la célébrité. 

1934: Boukharine le qualifie de "plus grand poète soviétique". 

1947: début de la rédaction du Docteur Jivago. 

1957: Le Docteur Jivago paraît en Italie (version originale en russe), en français en 1958 (Gallimard). 

23 octobre1958: prix Nobel de littérature. 

30 mai 1960: meurt à Peredelkino des suites d'un cancer des poumons.  

1988: réhabilitation et parution en U.R.S.S. du Docteur Jivago.  

1990: l'Unesco célèbre l'"Année Pasternak". 

Pasternak est né le 10 février 1890 au coeur du vieux Moscou. Issu d'une famille juive originaire d'Odessa, il est le fils aîné des quatre enfants d'un portraitiste reconnu, Leonid Pasternak, et d'une pianiste, Rosa Kaufman, qui renonça à sa carrière d'interprète pour élever ses enfants. La prime enfance de Pasternak n'en fut pas moins celle d'un enfant d'artistes avec pour ordinaire ce qui, chez la plupart, fait l'extraordinaire de la vie. Leonid, devenu professeur à l'Ecole de peinture, fréquentait ainsi Scriabine, Rilke ou Tolstoï, personnalités qui influencèrent profondément la vie spirituelle et la destinée d'artiste de Boris. Un temps, la figure de Scriabine prédomina -"Scriabine/Oh, Comment fuir les pas de mon idole? (1)"- et, suivant l'exemple de ce maître admiré, Boris projeta, alors qu'il était encore lycéen, de devenir compositeur. En 1909, une sonate pour piano reçut même les encouragements du maître.  

Importante aussi fut pour le destin de Boris la sérieuse chute de cheval qu'il fit adolescent, le 6 août 1903. Elle eut pour conséquence une claudication légère, qui devait par la suite le dispenser du service militaire et lui permettre "[d'échapper] en une soirée à deux guerres futures (2)". Si l'on en croit la biographie de son fils aîné, Evgueni, parue en 1997, elle détermina sa vision poétique du monde: "Il perçoit dans son délire le passage des rythmes ternaires et syncopés du galop et de la chute. Désormais, le rythme sera pour lui événement et les événements seront rythmes (3). "  

Parce qu'il estimait ne pas avoir "l'oreille absolue (4)", Pasternak décida de se tourner vers la philosophie et de s'inscrire en 1912 à l'université de Marbourg, notamment pour suivre les cours de Hermann Cohen, gloire du néokantisme. Renoncement définitif à la musique? Malgré la radicale hétérogénéité de l'expression musicale et du langage parlé, soutenue par Pasternak lui-même, la rémanence de motifs de composition transposés de l'univers musical à l'univers poétique, qui se sent, par exemple, dans Thèmes et variations(1922), montre que la musique n'a jamais cessé de diriger en sourdine la plume du poète. Dans "La Vocation" (1919), tirée du cycle "J'ai pu les oublier", Pasternak évoque le terreau originairement musical de sa poésie: "On commence ainsi. Vers deux ans/On fuit dans l'obscur des mélodies/On pépie, on siffle, et les mots/Viennent à la troisième année (5) [...]" et le poème se conclut par ce vers: "Ainsi commence-t-on à vivre en poème." 

 Boris Pasternak au bac? Chrétien orthodoxe....et Jivago, le Christ "en trop"

Décalage spirituel
Dans Hommes et positions(1957), autobiographie tardive, Pasternak souligne un autre trait essentiel de son caractère: une proximité affective avec les humiliés et les offensés, plus généralement une sensibilité exacerbée devant le spectacle de l'humanité souffrante, tout spécialement vis-à-vis des femmes gâchées par le cynisme ou la lâcheté des hommes. Il en a "retiré une pitié prompte à se glacer d'effroi pour la femme et une pitié encore plus intolérable pour [ses] parents qui allaient mourir plus tôt que [lui] et qu'[il devait] délivrer de l'enfer en accomplissant quelque chose d'extraordinairement lumineux et sans précédent (6)." Ce mixte d'élection et de culpabilité nourrit en Pasternak, outre la conviction qu'il devait faire quelque chose de noble pour se justifier, une dimension sacrificielle, qu'on perçoit aussi bien dans sa vie d'homme et d'écrivain que dans ses personnages de fiction, et qui trouva à se fixer dans la figure du Christ.  

Bien qu'il fût issu d'un milieu juif assimilé et qu'il n'en fît guère état dans le contexte soviétique, Pasternak se considérait comme chrétien -une de ses nourrices, Akoulina Gavrilovna, l'aurait même baptisé. Qu'il ait reçu ou non le sacrement dans les règles strictes de l'orthodoxie russe, Pasternak y attachait une grande importance, y voyant même "la source de son originalité (7)" et les racines de sa vision du monde. Ce n'était pas pour renier ses origines juives: son alter ego romanesque, Iouri Jivago, intervient, indigné, pour interrompre le spectacle dégradant d'un jeune cosaque maltraitant un vieux juif sous les rires des villageois (8). Quoi qu'il en soit, cette dimension spirituelle juive et chrétienne, plutôt qu'étroitement religieuse, est indissociable de la liberté intérieure qu'elle consolida en lui. Elle ne l'empêcha pas d'être pleinement conscient des bouleversements du siècle. L'an 1905 (publié en 1925), L'Enseigne de vaisseau Schmidt (1927) et bien évidemment Le Docteur Jivago -encore que les épisodes révolutionnaires y soient repoussés à l'arrière-plan pour mieux en faire ressortir les effets sur les personnages- témoignent que les échos de l'histoire se répercutent dans son oeuvre. 

Dans la centrifugeuse moscovite
Un dépit amoureux à Marbourg le bouleversa au point de lui faire prendre conscience que, trop émotif pour devenir un vrai philosophe, sa vocation était de devenir poète et, à l'exemple de Rilke, son second modèle, d'écrire désormais des vers nécessaires, et non plus seulement de circonstance. Malgré les bons exemples fournis par le génie impétueux d'un Blok ou celui, surabondant, d'un Biély, cela impliquait de rompre avec le symbolisme de ses premiers vers, suspects d'affectation et d'enflure, pour tenter d'atteindre à cet art, à ses yeux typiquement tolstoïen -le troisième modèle-, de "voir les choses dans leur qualité unique et définitive d'un instant particulier, [...] comme nous les voyons bien rarement dans l'enfance ou sur la crête d'un bonheur qui renouvelle tout de fond en comble [...] (9)".  

"Février" (première version en 1911) fut, à ses propres yeux, sa première vraie réussite: "Février. De l'encre et pleurer !/Ecrire à sanglots février,/Cependant que la boue flamboie,/Assourdissant un printemps noir (10)." Ayant achevé avec succès ses études de philosophie à l'université de Moscou, il se lança fougueusement dans la vie intellectuelle moscovite. Animateur du groupe Tsentrifouga (La Centrifugeuse) qui polémiquait avec les futuristes, il rencontra Maïakovski qui le subjugua aussitôt. Mais cette vie d'artiste agitée ne lui convenait pas, il n'était encore à ses yeux qu'un "fort en thème qui s'est gavé de rimes (11)". Pasternak traversait une crise sentimentale, existentielle, une dépression, annonciatrice comme souvent chez lui d'une renaissance.  

Ma soeur la vie
Cet été 1917 devait constituer le premier grand moment d'exaltation de sa vie de créateur. "J'ai une envie folle, passionnée, de vivre, et vivre, cela signifie toujours s'élancer en avant, vers quelque chose de supérieur, vers la perfection, s'élancer et s'efforcer de l'atteindre (12)", clame Iouri Jivago. Ce type d'élan fut à l'origine de la série de poèmes - publiés en partie en 1922 sous le titre Ma soeur la vie -qui rendirent Pasternak célèbre. Il s'agit, dans ces vers, de saisir le mouvement explosif de la vie, dans une sorte de conversion à soi et à la nature. Pasternak fit dater sa maturité poétique de ce recueil: "Quand vint Ma soeur la vie, [...] il me devint tout à fait indifférent de savoir comment s'appelait la force qui avait donné naissance à ce livre, parce qu'elle était infiniment plus grande que moi et que les conceptions poétiques qui m'entouraient [... ]. En 1917 et 1918, j'avais envie de rapprocher mes témoignages de l'impromptu. [... ] Je n'ai noté que ce qui par sa forme verbale, par son tour de phrase, paraissait jaillir spontanément et tout d'une pièce, involontaire et indivisible, inattendu et péremptoire. Le principe de la sélection [...] n'était pas l'élaboration et le perfectionnement des esquisses, mais bien la force avec laquelle certaines de ces choses partaient d'un seul coup et se couchaient en plein élan avec justement toute leur fraîcheur et tout leur naturel, leur hasard et leur bonheur (13)." Autrement dit, retrouver par l'art le réel "à l'éclatante vérité de son harmonie native (14)". Il en résulta une expérience de "défamiliarisation": "Nous cessons de reconnaître la réalité. Elle se présente comme dans une nouvelle catégorie. Cette catégorie nous paraît être son état à elle, et non le nôtre. En dehors de cet état, tout est déjà nommé. Lui seul n'est pas nommé, est neuf. Nous essayons de le nommer. Il en résulte l'art (15)." La nouvelle de 1918, Lettres de Toula, vint en contrepoint illustrer le dégoût du poète à l'égard de tous les cabotinages de l'avant-garde.  

La tentation épique
Reconnu et mal compris à la fois, Pasternak avait aussi tenté, dans les années 1920, d'exprimer "sa" perception de la révolution d'Octobre réfractée par "cette sensation d'un quotidien observé à chaque pas, et qui, en même temps, devenait l'histoire, ce sentiment d'une éternité descendue sur terre et qui vous sautait aux yeux partout (16)". S'étant marié en 1922 avec Evguenia Lourié et étant devenu père d'un petit Evgueni, il dut s'adapter non sans mal à la réalité nouvelle. Aussi Spektorski (1931), pièce narrative en vers, racontant la déchéance finale de Serge Spektorski, premier alter ego du poète et préfiguration de Jivago, et Haute Maladie, sous couvert de greffer l'épique historique sur le lyrisme poétique, évoquant un poète incapable de trouver sa place dans le monde nouveau, contrastent avec des pièces plus dans l'esprit du temps comme L'an 1905 ou L'Enseigne de vaisseau Schmidt.  

A la différence d'un Spektorski, d'un Jivago ou de Maïakovski qui se suicida en avril 1930, Pasternak, lui, tel le Phénix, connut une nouvelle naissance grâce à un second amour, avec l'artiste peintre Zinaïda Neuhaus qui lui donna un autre fils en 1938, grâce aussi à la découverte de la Géorgie et des poètes géorgiens. Le poète put ainsi survivre spirituellement au "Grand Tournant" de 1929-1931. Après la mort de Maïakovski, les temps exigeant que la place du poète "ne [demeurât] pas vide (17)", il échut à Pasternak de l'occuper, presque malgré lui.  

Seconde Naissance
Publié en 1932, Seconde Naissance faisait référence à l'été 1917, première naissance du poète à lui-même. Ce fut comme une flambée sans lendemain inaugurant une longue période de mutisme prudent du poète (hormis quelques écrits de commande et les traductions qui lui permirent de vivre). Pasternak, parfois au bord du suicide, dut, pendant ces années, composer au moins mal de ce qu'exige l'honneur avec le "tyran préchrétien" qui régnait alors sans partage, ainsi qu'en témoigne le fameux (et controversé) épisode du coup de téléphone de Staline, après l'arrestation de Mandelstam: "Dites-moi, Mandelstam est-il votre ami?"  

Ce fut pendant les années 1930 que se dessina plus nettement le projet d'écrire le livre qui fut le point d'aboutissement de sa vie d'écrivain. En fait, l'idée lui en était venue sans doute bien plus tôt: "Depuis qu'il était au lycée, il [Iouri Jivago] rêvait d'une oeuvre en prose, d'un livre de biographies où, dissimulées comme des charges explosives, il pourrait faire entrer les choses les plus étourdissantes qu'il avait vues et pensées. Mais il était encore trop jeune pour écrire ce livre, aussi se contentait-il de faire des vers, comme un peintre qui passerait sa vie à dessiner des études pour un grand tableau (18)."  

Le choix de Pasternak de se retenir d'écrire une biographie des années révolutionnaires n'était pas seulement dicté par la prudence, il pensait aussi que ce qu'il avait à faire comme artiste dépassait le cadre de l'autobiographie, car il considérait "que seul un héros mérite une véritable biographie, et que l'histoire d'un poète est, sous cette forme, absolument inimaginable. [...] Le poète donne à toute sa vie une inclinaison si volontairement abrupte qu'elle ne peut pas être dans la verticale biographique où nous nous attendons à la trouver. [...] Plus l'individualité productrice est refermée sur elle-même, plus son histoire est collective, sans la moindre allégorie (19)." Ce ne fut qu'avec la fin de la Seconde Guerre mondiale que Pasternak put, sous l'impulsion d'un troisième amour, semi-clandestin celui-là, avec Olga Ivinskaïa, entreprendre en 1947 la rédaction du Docteur Jivago. 

Jivago, le Christ "en trop"
A première vue, la biographie imaginaire de Iouri Jivago présente, sous la forme d'un roman à la manière de Tolstoï, avec des chapitres courts, l'évocation des destins croisés des personnages principaux entre la Révolution de 1905 et la guerre civile, l'épilogue en deux parties évoquant brièvement la NEP et la Seconde Guerre mondiale. Sans faire de l'onomastique une clé de lecture, le prénom du héros, Iouri (Georges) renvoie au saint patron de la Russie qui terrassa le dragon, et Jivago -s'il évoque clairement la formule liturgique désignant le "fils du Dieu vivant" ("syn Boga Jivago")- est présenté, au troisième chapitre, comme un nom connu désignant "une foule d'objets les plus divers". Pasternak confia l'avoir lu une fois en relief sur une plaque en fonte.  

Janus bifrons, Jivago est par certains aspects extraordinaire: médecin oblatif -hommage sans doute à Tchekhov que Pasternak avait relu pendant qu'il rédigeait son Docteur-, poète d'exception, quoique méconnu; personnage tenant à la fois de Hamlet, juge souffrant de son époque, et du Christ au jardin de Gethsémani, implorant son père de lui épargner la coupe amère de sa Passion. Par d'autres aspects, Jivago est un homme ordinaire, faible, manquant de volonté, sans autre force que d'acquiescer à sa destinée. Il importait en fait à Pasternak de montrer que Jivago était n'importe qui, car tout homme avait "le droit inné et universel de ne pas partager les errements de son époque (20)". Jivago est bien un de ces "hommes en trop" de la littérature russe, ainsi nommés parce que, se référant à un idéal atemporel, ils sont rejetés du monde.  

Enfin, le roman est aussi (surtout?) le récit de la victoire de l'amour sur la haine, de l'éternel sur le temporel. Ainsi s'explique le caractère quasi cosmique de l'amour de Jivago et de Lara Guichard/Antipova, la "jeune fille d'un autre milieu". C'est un amour aussi nécessaire qu'impossible, et qui, plusieurs fois différé par les manigances du destin (autrement dit de l'auteur), finit par s'épanouir et par triompher -ne fût-ce qu'en un bref moment de pause et de répit- sur les forces du mal. Ces dernières sont notamment incarnées par Komarovski (le jouisseur qui déflora Lara), qui symbolise la corruption du monde livré à la convoitise égoïste. Elles le sont aussi, paradoxalement, par Antipov (le premier mari de Lara) qui, devenu un inflexible dirigeant révolutionnaire sous le surnom de Strelnikov que la rumeur a rebaptisé "Rastrelnikov" -"le Fusilleur"-, est un coeur sec, moins incarnation d'un principe moral que principe désincarné et, de ce fait, incapable de justice et de grandeur véritables. 

Art poétique
La seule chose en notre pouvoir, c'est de ne pas fausser la voix qui résonne en nous (21)." Encore faut-il se mettre à l'écoute. C'est dans la partie intitulée "Retour à Varykino", où, menacés d'être arrêtés, Lara et lui se sont réfugiés, que Jivago (Pasternak en fait) révèle le mécanisme de son inspiration: "Le rapport des forces qui régissent la création paraît alors se renverser. Ce qui reçoit la priorité, ce n'est plus l'homme et l'état d'âme auquel il cherche à donner une expression, mais le langage par lequel il veut l'exprimer. Le langage, patrie et réceptacle de la beauté et du sens, se met lui-même à penser et à parler pour l'homme, et devient tout entier musique, non par sa résonance extérieure et sensible, mais par l'impétuosité et la puissance de son mouvement intérieur. [...] Iouri Andreïevitch sentait que ce n'était pas lui qui faisait l'essentiel de son travail, mais quelque chose de plus haut qui le dominait et le dirigeait: l'état de la poésie et de la pensée universelles, leur avenir, le pas que devait accomplir maintenant leur développement historique. Et il sentait qu'il n'était que le prétexte et le point d'appui de ce mouvement (22)."  

Avec son Jivago, Pasternak n'a pas cherché autre chose que ce que vise tout grand art véritable: "La traduction de l'être non pas comme quelque chose qui déçoit et asservit, mais comme quelque chose qui étonne, attire, affranchit" (à J. de Proyart, 20 mai 1959). Pour qui a conscience que la vie n'a pas cessé à la fin de l'U.R.S.S. d'être mutilée, pour qui sait que, sous d'autres formes, plus glamour peut-être, le saccage continue dans le monde du tout marchandise, le roman de Pasternak n'a rien d'inactuel. Il atteste que la culture authentique ne peut être éradiquée, dût-elle un temps se faire souterraine, se figer comme le "sorbier givré" du Docteur Jivago. 

Notes
1.L'an 1905, trad. Benjamin Goriély, Debresse poésie, 1958. 2. Sauf-conduit, La Pléiade, p. 533/Quarto Gallimard, p. 41. 3. Citation traduite par Hélène Henry, Quarto, p. 1 135. 4. Hommes et positions, La Pléiade, p. 653 /Quarto, p. 162 5. Thèmes et variations, trad. Hélène Henry, Boris Pasternak de Dmitri Bykov, Fayard, p. 24. 6. Hommes et positions, La Pléiade, p. 642/Quarto, p. 152. Essai d'autobiographie, Hommes et situations, Idées/ Gallimard, p. 11. 7. Lettre à Jacqueline de Proyart, 2 mars 1959. 8. Le Docteur Jivago, quatrième partie, "Les échéances approchent", XI, La Pléiade, p. 832/Quarto, p. 354. 9. Hommes et positions, XIV, La Pléiade, p. 670 /Quarto, p. 179 /Essai d'autobiographie, Hommes et situations, Idées-Gallimard, p. 68. 10. Traduction d'Hélène Henry, dans Boris Pasternak de Dmitri Bykov, Fayard, p. 61. 11. Spektorski, v. 4. 12. Le Docteur Jivago, La Pléiade, p. 1242. 13. Lettre du 6 octobre 1957 à Simon Tchikovani. 14. Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne. 15. Sauf-conduit, La Pléiade, p. 575. 16. Hommes et positions, appendice, La Pléiade, p. 1 694/Quarto, p. 1 931. 17. "A un ami", 1931. 18. Le Docteur Jivago, La Pléiade, p. 772. 19. Sauf-conduit, La Pléiade, p. 542/Quarto, p. 48. 20. Boris Pasternak de Dmitri Bykov, Fayard. 21. Quelques propositions III, La Pléiade, p. 1 328. 22. Le Docteur Jivago, La Pléiade, p. 1 189. 

Bibliographie
Oeuvres 

Oeuvres, sous la direction de Michel Aucouturier, La Pléiade, 1990. Ecrits autobiographiques, Le Docteur Jivago, Quarto/Gallimard, 2005, comprend, outre d'excellentes annexes, la reprise du Dossier de l'affaire Pasternak. L'an 1905 et autres poèmes, trad. de Benjamin Goriély, Portes de France, 1947. Sauf-conduit, trad. de Michel Aucouturier, L'Imaginaire/Gallimard, 1989. Poèmes (choisis par son fils Evguéni Pasternak), Ed. Vie Ouvrière, Bruxelles, 1989. Ma soeur la vie, Poésie/Gallimard, 2003. Le Docteur Jivago, Folio, 1998. Correspondance à trois. Eté 1926. Rilke, Pasternak, Tsvétaïeva, L'Imaginaire/Gallimard, 2003. "Seconde naissance". Lettres à Zina suivi de Souvenirs par Zinaïda Pasternak, Stock, 1995. Correspondance avec Evguénia 1921- 1960, Gallimard, 1997. Correspondance 1910-1954, Boris Pasternak-Olga Freidenberg, Gallimard, 1987. Lettres à mes amies françaises 1956-1960, introduction et notes de Jacqueline de Proyart, Gallimard, 1991. Pasternak écrivant en français, certaines lettres sont d'un grand intérêt pour comprendre l'homme et l'oeuvre. 

Sur Pasternak 

Yves Berger, Boris Pasternak, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 1958. André Du Bouchet, Le Second Silence de Pasternak, La Rivière échappée, 2009 (réédition d'un article de 1959 paru dans la revue Critique). Michel Aucouturier, Pasternak par lui-même, Ecrivains de toujours, Seuil, 1963. Jacqueline de Proyart, Pasternak, Gallimard, 1964. Jacqueline de Proyart, Le Dossier de l'affaire Pasternak, Gallimard, 1994 (Archives du CC et du Politburo, trad. de Sophie Benech. Indispensable pour comprendre l'imbroglio de l'exfiltration du manuscrit du Docteur Jivago, excellente introduction tenant lieu de biographie politique de Pasternak.) Olga Ivinskaïa, Otage de l'éternité. Mes années avec Pasternak, Fayard, 1978. Varlam Chalamov, Correspondance avec Boris Pasternak, Arcades/Gallimard, 1991. Irina Emélianova, Légendes de la rue Potapov, Fayard, 2002. Remarquables évocations de Pasternak à travers les souvenirs de la fille d'Olga Ivinskaïa. 

Biographie 

Henri Troyat, Pasternak, Grasset, 2006. Dmitri Bykov, Boris Pasternak, trad. Hélène Henry, Fayard, 2012. 

Audiovisuel 

Le lecteur mélomane peut juger des essais musicaux de Pasternak sur Internet. Boris Pasternak, Michel Andrieu, documentaire, Les Films du Village, 1998. Outre le film de David Lean (1965), on notera l'adaptation de Giacomo Campiotti (téléfilm anglais, 2002) -"nicht frei von Kitsch" remarqua un critique allemand- disponible en DVD et celle d'Alexandre Prochkine (11 épisodes, 2006) pour la télévision russe NTV, visible avec des sous-titres en anglais à l'adresse sur Youtube.fr. Oleg Menchikov y interprète Jivago. 
================================================================


Niciun comentariu:

Trimiteți un comentariu