"John le Carré, romancier du désenchantement"
"John le Carré, romancier du désenchantement"
Le britannique publie L'Héritage des espions, superbe livre d'un temps qui n'est plus. Fan, Bernard Minier analyse l'oeuvre.T/AFP
Quel est le premier roman de John le Carré que vous ayez lu ?
Bernard Minier L'Espion qui venait du froid. Sorti dix ans plus tôt, découvert à la maison de la presse de mon village, en Haute-Garonne. J'avais 13 ans. Ce qui m'a attiré, c'est le titre du livre et le nom de l'auteur. Le titre était intrigant, le nom évoquait une figure géométrique et sonnait français. J'étais capté. C'est une histoire habilement construite, une mécanique précise révélant une double tromperie. Ce qui m'a d'abord plu, c'est l'écriture à l'os. Factuelle. Froide. Beaucoup plus resserrée d'ailleurs que dans ses romans suivants, comme La Taupe ou Un pur espion. J'étais habitué à Ian Fleming et à James Bond et voilà que je me rendais compte que le monde de l'espionnage était gris et silencieux. Le livre est réaliste mais pas réel. Le Carré l'a dit : c'est une fiction. J'ai arrêté de le lire pendant deux ans parce que je ne trouvais plus ses ouvrages à la maison de la presse. Je le redécouvre avec La Taupe grâce à mon prof d'anglais qui voyait dans ce livre l'essence même de l'anglicité. La Taupe est très différent de L'Espion qui venait du froid ; il ne s'y passe quasiment rien. C'est extraordinaire de pouvoir raconter une histoire à partir de rien. Entre L'Espion qui venait du froid et La Taupe, le Carré est entré en littérature. Je l'ai lu jusqu'à La Constance du jardinier, je l'ai perdu de vue et je l'ai retrouvé.
Qu'entendez-vous par "entré en littérature"
B. M. L'Espion qui venait du froid, son troisième livre, est resserré au maximum, mais dans Un amant naïf, le sixième, on sent qu'il a envie de dépasser le roman d'espionnage pour raconter des destins individuels. Son écriture accompagne ce mouvement. Il déborde le genre espion ; son style déborde aussi : des incises, une langue plus riche, des phrases plus amples...
Et le refus du psychologisme...
B. M. Oui, mais le Carré n'est pas behavioriste. Il est très classique, finalement. Par exemple, il ne définit pas ses personnages par leurs actes, technique du béhaviorisme, mais il les présente longuement. Voyez Charlie dans La Petite Fille au tambour ou Smiley dans La Taupe : il fait dans le traditionnel et détaille la biographie qu'il mélange, de temps en temps, avec de l'action. Un des plus beaux débuts de roman se trouve dans Le Tailleur de Panama : c'est le réveil de la famille Pendel, la langue se fait fantasque et, à la page huit, elle change de registre et se fait classique. On y sent l'influence de Dickens et de Balzac, dont le Carré est un grand admirateur. Je ne suis pas d'accord avec William Boyd qui écrit dans Les Cahiers de L'Herne que les monologues de le Carré laissent à désirer. Qu'il relise Un pur espion ou Le Tailleur de Panama : les monologues sont délicieux et plein d'humour.
Pourquoi l'avez-vous quitté pendant quelques années ?
B. M. J'ai adoré la période de la Guerre froide. Après, on sent qu'il se demande de quoi il va parler. Dans les années 1990, il lutte contre la mode et le succès du techno-thriller façon Tom Clancy. La Maison Russie ne me convainc pas. N'empêche, il écrit depuis presque soixante ans et reste le grand écrivain de la géopolitique mondiale. Il a abordé la Guerre froide, le conflit israélo-palestinien, la politique des Etats-Unis en Amérique latine, l'effondrement soviétique, la montée de l'ultralibéralisme. Il rebondit avec Le Tailleur de Panama, trouve un second souffle et devient un Snowden littéraire ; un lanceur d'alerte. Il se régale. Il adorait taper sur Blair et Bush à l'époque de la guerre d'Irak. Et, dès 2008, il a écrit sur la question des migrations dans Un homme très recherché.
Que pensez-vous de son nouveau roman L'Héritage des espions ?
B. M. Je me suis régalé. J'y retrouve l'esprit de La Taupe. En plongeant dans les archives du "Cirque", la maison des espions britanniques, le Carré se fait le peintre de la nostalgie et du désenchantement. Le thème était déjà au coeur du Miroir aux espions, en 1965. D'ailleurs, presque tous ses romans évoquent le bon vieux temps. C'est consubstantiel à son oeuvre. Dans ce nouveau roman, le Carré évoque une nouvelle génération d'espions en col blanc, propre sur elle, et décidée à ne pas faire les mêmes erreurs que l'ancienne. Il dénonce le règne du politiquement correct. Au siècle dernier, au nom du patriotisme, la fin justifiait les moyens pour défendre le Royaume-Uni contre le bloc soviétique ; on s'autorisait tout. C'était le temps du sacrifice sur l'autel de la nation. La nouvelle génération se fout de la nation ; ce qui lui importe, c'est d'être irréprochable moralement. Le point de vue de le Carré est critique ; ce temps n'est plus le sien.
Les auteurs que vous aimez vous ont-ils poussé à écrire ou, au contraire, vous ont-ils paralysé ?
B. M. Ils poussent à écrire. On a tous besoin de modèles. Mais ayant commencé à publier à 50 ans, j'imagine qu'ils m'ont aussi un peu paralysé. A chaque manuscrit que j'écrivais, j'étais persuadé que le suivant serait meilleur, donc je ne les envoyais à aucun éditeur. Mon premier livre publié, Glacé, m'a tout de même libéré.
Avec le recul, voyez-vous une influence des auteurs que vous avez lus et relus, notamment le Carré ?
B. M. Il y a des trucs qui remontent à la surface. Les dialogues précis et enlevés façon le Carré, par exemple. C'est intégré, je n'y pense même plus. Je n'arrive pas à son niveau, mais je sais que je me dois de faire au mieux. Ce qui est tout de même étonnant c'est que dans L'Héritage des espions et dans Soeurs, mon nouveau roman, un personnage s'appelle Gustav, écrit sans "e", ce qui n'est pas fréquent. Etrange... Un des points communs entre nos deux romans, c'est de dire qu'on ne peut comprendre le présent qu'au regard du passé. C'est ainsi que le Carré tente de comprendre la complexité du monde d'aujourd'hui. Pour lui, la nouvelle génération est peu curieuse de l'Histoire ; seuls comptent le présent et le futur. C'est inquiétant. Le Carré aborde aussi le lien entre le macrocosme et le microcosme. Ce que j'essaie modestement de faire.
Pensez-vous être influencé par le succès des séries télé ?
B. M. La jeune génération d'écrivains, dont fait partie Franck Thilliez, par exemple, l'est sans doute plus que moi. Je suis plus vieux et la culture littéraire reste toujours très importante à mes yeux. J'écris factuel mais l'envie des descriptions vient de mes lectures. Cela dit, aujourd'hui, les séries télé ont une exigence qu'elles n'avaient pas il y a quelques années. Prenez Le Bureau des légendes, pour rester dans le monde des espions : il y est question d'amour, de trahisons, de destins individuels. Comme chez le Carré.
Pensez-vous écrire un roman d'espionnage un jour ?
B. M. J'ai failli en écrire un, du style Clancy ou Forsythe mais j'y ai renoncé. Cela dit, je n'ai pas renoncé à plonger mon héros Martin Servez dans le grand bain de la géopolitique. On revient toujours à John le Carré.
L'Héritage des espions, par John le Carré. Trad. de l'anglais (Grande-Bretagne) d'Isabelle Perrin. 320 p., 22 euros.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/john-le-carre-est-le-romancier-du-desenchantement_1998992.html
Pour John Le Carré, maître absolu du roman d'espionnage depuis la parution, en 1963, de L'Espion qui venait du froid, la chute du Mur aurait pu être une catastrophe. La guerre froide, le duel planétaire entre deux systèmes politiques irréconciliables, l'affrontement dans l'ombre des intelligences de l'Est et de l'Ouest en un combat douteux où les défenseurs du monde libre s'avéraient aussi dénués de scrupules que leurs adversaires, tel était en effet son «fonds de commerce», le ressort et l'inspiration de ses plus beaux romans. Mais cet homme ne saurait vivre sans écrire et raconter des histoires; et ses derniers romans, Le Directeur de nuit, Le Tailleur de Panama et, aujourd'hui, Single & Single, montrent que ce monde qui a changé, avec ses nouvelles menaces, éclatées, diffuses, qui ont nom conflits ethniques, trafics en tout genre, gangrène mafieuse, offre à son imagination un terreau plus que fertile.
Né en 1931, en Angleterre, de son vrai nom David Cornwell, l'écrivain a fait ses études à Berne puis à Oxford, avant d'enseigner à Eton. Lorsqu'il publie son premier roman, il travaille pour le Foreign Office, ce qui l'oblige à signer d'un pseudonyme. Ce sera John Le Carré, dont il affirme aujourd'hui ne plus savoir l'origine. Dans les années où James Bond devient, sur tous les écrans du monde, la figure emblématique de l'espion de Sa Gracieuse Majesté en superman couvert de filles, John Le Carré, qui a lui-même appartenu aux services secrets britanniques, invente son exact contraire: George Smiley, tête pensante du Service – le Cirque, comme il l'appelle. Un intellectuel, petit, replet, pensif et mal fagoté, qui a des inquiétudes de père pour ses espions. Un homme secret, peu bavard, obsédé par la mortelle partie d'échecs qu'il joue contre Karla, son alter ego moscovite.
La trilogie dont il est le héros – La Taupe, Comme un Collégien et Les Gens de Smiley – est sans doute son chef-d'œuvre: la densité des personnages, leur fragilité, l'ambiguïté fondamentale de l'espion et de son rôle, donnent une rare authenticité à des histoires complexes ficelées de manière étourdissante. On ne peut pas les lâcher. S'il faut en croire Le Carré lui-même, Smiley fut pour lui comme un père de substitution. Son vrai père, en effet, loin d'être exemplaire, était un être insaisissable, quoique charmant, un menteur invétéré par tempérament et par nécessité: homme d'affaires aux entreprises aussi douteuses que malchanceuses, poursuivi pour faillites frauduleuses, obligé, pour fuir ses créanciers, de changer souvent d'identité, de nom, de s'inventer des biographies (comme un espion). Un homme, enfin, que sa conscience ne tourmentait jamais. Un père difficile à vivre, devenu personnage dans le plus autobiographique des romans de son fils, Un Pur Espion.
Un père qui pourrait bien avoir aussi inspiré celui figurant dans Single & Single. On ne doit pas déflorer les histoires de Le Carré en les racontant: le suspense, les effets de surprise y jouent un rôle essentiel. Disons que le ressort en est, vu de très haut, la corruption des institutions financières occidentales par l'argent des mafias venues de l'Est (voir les journaux, ces dernières semaines). Vu de plus près, Single est une société financière londonienne qui prospère grâce à ses clients russes et géorgiens, auxquelles elle propose mille et un moyens légaux de mettre leur argent en lieu sûr après l'avoir, tout aussi légalement, rendu plus blanc que blanc. Single père, Tiger de son prénom, ne se pose pas de questions quant à l'origine de ces fonds. Il n'en va pas de même de son fils et héritier, le deuxième Single. Et la belle mécanique un jour se grippe.
John Le Carré, Single & Single, Trad. de Mimi et Isabelle Perrin, Seuil, 400 p.
https://www.letemps.ch/culture/meme-sil-sen-defend-carre-un-moraliste
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John le Carré, «brillant» et « populaire»
Le maître britannique du roman d’espionnage John le Carré, qui a vendu plus de 60 millions de livres dans le monde, est décédé à l’âge de 89 ans d’une pneumonie.
« C’est avec une grande tristesse que je dois annoncer que David Cornwell, connu dans le monde sous le nom de John le Carré, est décédé après une courte maladie [non liée à la COVID-19] en Cornouailles samedi soir, le 12 décembre 2020. Il avait 89 ans », a déclaré son agent, Jonny Geller, p.-d.g. du groupe Curtis Brown, dans un communiqué publié sur le site Internet de cette agence artistique basée à Londres. L’écrivain laisse une femme et quatre fils.
« C’est avec une grande tristesse que nous devons confirmer que David Cornwell — John le Carré — est décédé d’une pneumonie samedi soir après une courte bataille contre la maladie », a confirmé sa famille dans un message relayé par son agent.
John le Carré a écrit vingt-cinq romans et un volume de mémoires, Le tunnel aux pigeons (2016).
Il s’était inspiré de sa carrière d’agent secret, ruinée par l’agent double britannique Kim Philby, qui avait révélé sa couverture et celle de nombre de ses compatriotes au KGB, le poussant à démissionner du MI6.
« Nous avons perdu une grande figure de la littérature anglaise », a déclaré son agent, louant son « grand esprit », sa « gentillesse », son « humour » et son « intelligence ».
Le roi du roman d’horreur, l’Américain Stephen King, a déploré sur Twitter la mort d’un « géant littéraire » et « esprit humanitaire ». L’écrivain et historien britannique Simon Sebag Montefiore s’est dit sur le même réseau social « bouleversé » par la mort d’un « titan de la littérature anglaise ».
« Brillant et populaire »
John le Carré était devenu célèbre dans le monde entier après la parution de son troisième roman, L’espion qui venait du froid (1964), qu’il écrivit à 30 ans, « mangé par l’ennui » que ses activités de diplomate à l’ambassade britannique de Bonn en Allemagne lui procuraient.
Le manuscrit avait été autorisé par les services secrets, qui avaient conclu qu’il s’agissait d’une œuvre de « pure fiction du début à la fin », avait écrit John le Carré en 2013 dans le quotidien The Guardian. Mais la presse avait eu une tout autre opinion, racontait-il, décidant que ce récit n’était « pas simplement authentique, mais était une sorte de message révélateur venu de l’Autre Côté ».
Le roman, vendu à plus de 20 millions d’exemplaires dans le monde, raconte l’histoire d’Alec Leamas, un agent double britannique, passé en Allemagne de l’Est. Son adaptation au grand écran, avec Richard Burton dans le rôle-titre, a marqué le début d’une longue collaboration avec le cinéma et la télévision.
Le romancier Robert Harris a décrit John le Carré comme « l’un de ces auteurs qui non seulement étaient des écrivains brillants, mais qui ont aussi pénétré la culture populaire — et c’est très rare ».
L’espion qui venait du froid est un « chef-d’œuvre », a déclaré M. Harris à la chaîne de télévision SkyNews. « C’est une histoire incroyablement captivante et très profonde, et elle a transformé l’écriture du roman d’espionnage. C’était un brillant portrait psychologique de l’espionnage, de la trahison et du déclin du pouvoir britannique », a-t-il ajouté.
De son côté, Simon Sebag Montefiore n’avait pas manqué de souligner que les « chefs-d’œuvre » de John le Carré, avant d’être des thrillers d’espionnage, étaient de véritables « études de traîtrise, d’honneur, de caractère, d’idéalisme et de pouvoir ».
Hommages outre-Atlantique
Au Québec, le décès du romancier britannique n’est pas passé inaperçu, plusieurs figures publiques lui ayant rendu hommage.
L’ancien chef du Parti québécois et chroniqueur au Devoir, Jean-François Lisée, s’est dit « en deuil » sur Twitter. « Il a fait du roman d’espionnage un art. Je me suis régalé de chacun de ses ouvrages », a-t-il écrit.
« Je savourais ses livres », a de son côté déclaré l’ancien collègue de M. Lisée Bernard Drainville. « Cette écriture fine et pleine d’esprit va me manquer terriblement. »
Le Devoir
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