https://www.fabula.org/colloques/document12014.phpThéo Di Giovanni
Violence et variation dans 2666 de Roberto Bolaño
Violence and Variation in Roberto Bolaño’s 2666
Roberto Bolaño, 2666
« Ne soyez pas trop avare de flatteries envers les idiots, si vous voulez prendre du bon temps en enfer »,
Roberto Bolaño.
Roberto Bolaño, 2666, Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2008, Christian Bourgois éditeur, folio Gallimard n° 5205, 1360 pages.
Roberto Bolaño est un écrivain chilien, né à Santiago en 1953. Après des années d’errance dans plusieurs pays d’Amérique latine, il se fixe en Espagne. Gravement malade, il meurt à Barcelone, à l’âge de cinquante ans, alors qu’il attendait une greffe du foie.
Quelques articles, en anglais et en espagnol, que l’on peut trouver sur le web, laissent entendre qu’il existerait une controverse sur les causes de son décès : la maladie qui a emporté Roberto Bolaño a-t-elle été la conséquence de l’abus d’alcool et/ou de drogue tout au long de sa vie ? Oui, ont prétendu certains journaux, le New York Times notamment ; non, répondent la veuve et le médecin de Bolaño.
« Vous en lisez 10 pages et vous comprenez que c’est un grand écrivain », disait de Roberto Bolaño Christian Bourgois, son éditeur. Si j’en juge par cette première partie de 250 pages, intitulée « La partie des critiques », que j’ai terminée il y a quelques jours ‒ il se pourrait bien, en effet, que 2666 soit un chef-d’œuvre. Ce qui me frappe d’emblée : la vigueur et la fluidité de son écriture. Mais, poursuivant ma lecture, quatre cents pages plus loin, je serai bien plus frappé encore, et séduit, par l’acuité et la profondeur de sa vision, la véracité, la présence forte de ses personnages. Toutes choses que l’excellente traduction de Robert Amutio permet d’appréhender, en français également.
2666 est paru en 2004, et en 2008, chez Christian Bourgois, pour la traduction française de l’espagnol (Chili) faite par Robert Amutio. Sans l’initiative ‒ et la pugnacité ‒ de Robert Amutio, il est probable que 2666 n’aurait pas été publié en France aussi vite. Dans une interview sur France Culture, en septembre 2016, il déclarait : « Ce n’est pas une mince affaire (…). J’ai mis des mois à trouver un éditeur acceptant ne serait-ce que de me répondre ». On trouvera d’ailleurs, sur le site de France Culture, la référence à toute une série d’émissions captivantes consacrées, l’automne dernier, à l’oeuvre de Roberto Bolaño et à l’influence qu’elle a exercée sur d’autres artistes.
Ecoutons Philippe Lançon, journaliste à Libération, s’exprimer, en 2003 : « Peu avant sa mort, Roberto Bolaño avait achevé un énorme roman de plus de 1000 pages, intitulé 2666, dont il ne savait « pas encore quoi faire ». Il voulait y faire sentir la littérature, nous disait-il, à travers quatre points de vue : « européen, nord-américain, sud-américain et critique des trois précédents ». Il devait tout corriger après son opération, « car c’est un travail de mineur du dix-neuvième siècle », Philippe Lançon, Libération, 16 juillet 2003.
Me voici donc embarqué dans la lecture d’un roman dépassant les 1000 pages… J’en prends pour plusieurs semaines, pour peu que je lise autre chose entre-temps, ce qui, j’en suis sûr, ne manquera pas d’arriver (1).
Pareille lecture, de longue haleine, va me demander une attention soutenue et, simultanément, d’accepter de me laisser porter. Pour peu que l’œuvre tienne ses promesses, j’en sortirai ébloui, comblé, peut-être même grandi ? La lecture des chefs-d’œuvre constitue, semble-t-il, une forme de méditation des plus élevées, que tout grand lecteur prend à cœur de répéter. Attendons, pour en être sûr, qu’un neurologue bien inspiré daigne brancher ses appareils sur le cerveau d’un grand lecteur acceptant de servir de cobaye ! (sachant, bien entendu, que des expériences de ce type ont déjà été menées, Voir ici).
Quelque temps avant sa mort, qu’il pressentait, Roberto Bolaño avait demandé à son éditeur de publier 2666 en cinq fois ; 5 romans, correspondant aux cinq parties de l’oeuvre, qui auraient dû paraître à intervalles réguliers, un par an. Il pensait ainsi « régler l’avenir économique de ses enfants ». Après sa mort, toutefois, le « respect de la valeur littéraire de l’oeuvre » a motivé la publication en un seul volume (Note des héritiers de l’auteur).
2666, publié en un volume, est donc divisé en cinq parties :
1.- La partie des critiques, elle comporte 250 pages
Dans cette première partie, nous faisons la connaissance de quatre professeurs. Tous enseignent à l’université, et ce sont tous des critiques, des érudits. Il y a le français Jean-Claude Pelletier, professeur d’allemand ; l’italien Piero Morini, handicapé, il se déplace en fauteuil, c’est aussi le plus discret, le plus effacé ; l’espagnol Manuel Espinoza, écrivain contrarié ; l’anglaise Liz Norton, enfin, un peu plus jeune que ses confrères. Les trois premiers sont mus par « une volonté de fer », ils veulent s’affirmer, briller dans leur discipline. Liz Norton, en revanche, « était incapable de se fixer un but précis », « à parvenir à ses fins, elle préférait le terme vivre, et en de rares occasions le terme bonheur ». Tous quatre maîtrisent la langue allemande. Ils sont tous fascinés par l’œuvre d’un énigmatique écrivain allemand, portant un nom étrange, à consonance italienne : Benno von Archimboldi. Ils vont se rencontrer tous les quatre pour la première fois, en 1994, lors d’un congrès de littérature allemande contemporaine à Brême. Et vont aussitôt se lier d’amitié. Comme de l’amitié à l’amour, la frontière est parfois mince, leurs relations vont vite évoluer, et ne pas manquer de se compliquer ! Il y a bel et bien, en effet, comme il est dit dans le prière d’insérer, une part, savoureuse, de vaudeville, dans cette première partie du roman.
Nos quatre universitaires perdent la trace d’Archimboldi en Allemagne. Selon son éditrice, il se serait exilé au Mexique, et séjournerait dorénavant à Santa Teresa. A l’exception de Morini, que son handicap dissuade de faire le voyage, les trois universitaires, toujours aussi désireux de rencontrer « leur idole », s’envolent donc pour le Mexique. Ils sont accueillis à Santa Teresa par leur confrère, le professeur Amalfitano, – la deuxième partie du roman (La partie d’Amalfitano) est entièrement consacrée à ce personnage.
Lors de leur séjour, ils apprennent que des meurtres en série sont perpétrés à Santa Teresa ; les victimes sont exclusivement des femmes. Ces meurtres ne sont pas élucidés, la ville entière est plongée dans un climat de peur. Liz Norton, sans se l’avouer, est la première à ressentir ce climat de peur. Elle va décider de rentrer en Angleterre, prenant prétexte que leur recherche de l’écrivain Archimboldi n’aboutit pas…
2.- La partie d’Amalfitano, la plus courte, elle couvre une centaine de pages (dans l’édition en folio)
Je ne résiste pas au plaisir de vous reproduire, ci-dessous, un extrait de la dernière page de cette deuxième partie ; il vous donnera un bon aperçu de l’imagination débridée, de l’ironie mordante de Roberto Bolaño, de sa complète lucidité.
Dans cet extrait, le professeur Amalfitano voit apparaître, en rêve, dans un « patio de marbre rose le dernier philosophe communiste du XXème siècle. Il parlait russe… (…) et même s’il donnait l’impression qu’il allait s’effondrer d’un instant à l’autre, il se maintenait miraculeusement debout. »
Amalfitano découvre ensuite, avec stupeur, que ce philosophe est Boris Ielstine ! Voici l’extrait proprement dit :
« Boris Ielstine regardait Amalfitano avec curiosité, comme si c’était Amalfitano qui avait fait irruption dans son rêve et pas lui dans le rêve d’Amalfitano. Il lui disait : Ecoute mes paroles avec attention, camarade. Je vais t’expliquer quel est le troisième pied de la table humaine. Moi, je vais te l’expliquer. Et ensuite, fous-moi la paix. La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça, on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l’histoire, laquelle à son tour est en train de basculer sans cesse dans les poubelles du vide. Alors prends note. L’équation est la suivante : offre + demande + magie. Qu’est-ce que la magie ? La magie est l’épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu. », page 351.
L’épopée, le sexe, la brume dionysiaque et le jeu : toutes choses, je le sens, que je retrouverai au fil de ma lecture.
3.- La partie de Fate, environ 180 pages.
Fate est un journaliste noir, qui va vraisemblablement être amené à enquêter sur les crimes commis dans l’Etat du Sonora.
4.- La partie des crimes, la plus longue, elle comporte plus de 400 pages.
5.- La partie d’Archimboldi, un peu moins de 400 pages.
(à suivre : ici)
(1) Et d’ailleurs, c’est arrivé ! Je viens de finir Propos sur le bonheur, du philosophe Alain, où l’art de… « positiver », dirait-on aujourd’hui, est décliné à travers une longue série de courts chapitres (pas loin d’une centaine). On apprend dans ce petit livre écrit d’une plume légère, entre autres mille et une choses, joyeuses, et finalement assez intéressantes, que : « Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté ».
Seul écrivain au monde à pouvoir toucher ses lecteurs avec une histoire de nécrophilie (lire l'indispensable Des putains meurtrières dans la non moins indispensable collection « Titres », chez Bourgois), Roberto Bolaño a la mauvaise idée de mourir en 2003, alors que le monde commence à peine à mesurer l'immensité de son œuvre. Cinq ans plus tard, paraît 2666, ouvrage d'une ambition incroyable découpé en cinq parties distinctes et profondément liées entre elles. Ce qui s'appelle réussir sa sortie…Pavé posthume autant que testament littéraire (qui brasse tous les thèmes chers à l'auteur), 2666 fait partie de ces livres qui emportent le lecteur jusqu'au vertige. Un voyage stupéfiant de beauté et d'intelligence, pour un livre qui change, un livre qui compte, un livre tout simplement magnifique. Classé d'entrée de jeu au rayon des chefs-d'œuvre du XXIe siècle par une critique dithyrambique, 2666 s'articule autour d'un axe central, la littérature. Vue par les critiques, d'abord, qui s'en éloignent tristement en cherchant à l'approcher, vue ensuite par les vivants (entendre, les protagonistes innombrables), puis les morts, et enfin par l'écrivain. À la fin du roman, la boucle est bouclée, au lecteur de recommencer à zéro en redémarrant à la page un (et ils sont peu nombreux, les livres qu'on réouvre immédiatement après les avoir terminés). Qui dit littérature dit aussi style, genre, étiquette, autant de détails dont Bolaño ne s'encombre guère, dans cette ébauche mexicano-européenne qui se veut métaphore de l'exil, mais qui s'approche aussi beaucoup d'une certaine forme d'Odyssée au sens classique du terme. 2666 est un mélange savamment organisé. Roman réaliste, roman policier, roman d'amour, roman nostalgique, roman historique, roman fantastique, roman intérieur, bref, roman total qui survole l'abîme avec classe, regarde la mort en face et laisse le lecteur pantelant, retourné, calmé net. De ce brassage hallucinant de densité et d'acuité, Bolaño tire une histoire d'une rare humanité, dans laquelle des « héros » fantomatiques, pathétiques et magnifiques vivent, baisent et meurent avec une intensité rarement vue ailleurs. De quoi mesurer l'énormité du vide créé par l'absence définitive de Roberto Bolaño. Cinq parties, donc, inégales en longueur, mais denses, serrées, belles et violentes à la fois. 2666 se veut comme une ombre, plus précisément une chasse à l'ombre. Quatre jeunes universitaires vouent leur vie professionnelle, puis leur vie tout court, à s'approcher au plus près de l'œuvre d'un mystérieux écrivain allemand, Benno Von Archimboldi, nobélisable en puissance, exilé au Mexique, dont on ignore à peu près tout. Impossible de ne pas y voir un soupçon de B. Traven, qui, s'il est encore injustement ignoré en France, bénéficie au Mexique d'une aura toujours renouvelée. Difficile aussi de ne pas songer aux dernières années fantasmées d'Ambrose Bierce et au suicide exemplaire d'Arthur Cravan, parti traverser le Golfe du Mexique à la nage et dont l'influence chez les surréalistes n'a évidemment pas laissé Bolaño de marbre. Cette « Partie des critiques » est avant tout une histoire d'amour ratée (quoique), belle et triste, à prendre comme une vision décalée de l'auteur face à la critique. Une critique qui s'approche, contourne, touche parfois, mais qui ne va jamais droit au cœur. Un cœur brisé, justement, c'est celui d'Amalfitano, obscur professeur de philosophie exilé de sa Barcelone natale avec sa fille après avoir été abandonné par sa femme, et installé à Santa Teresa, ville trou noir et calque romanesque de la bien réelle Ciudad Juarez, autour de laquelle gravitent tous les protagonistes de 2666, avant d'y être attirés et désintégrés. « La partie d'Amalfinato » est le récit sensible d'un homme qui perd pied, qui entend des voix et qui compose comme il peut avec le quotidien dans un bel élan dadaïste sur le retour, tragicomique et touchant. Après ces deux entrées en matière plutôt bavardes et curieuses, 2666 change radicalement de registre, passe dans le polar racial avec « La partie de Fate » et plonge dans l'horreur la plus glaçante avec « La partie des crimes », hallucinante descente aux enfers dans la réalité mexicaine la plus mesquine et la plus sale : la ville des morts. Santa Teresa/Ciudad Juarez, la ville où des cadavres de femmes sont régulièrement retrouvés dans le désert, souvent violés, parfois mutilés, jeunes, vieilles, filles perdues, ouvrières, autant de mortes anonymes dont quasiment personne ne réclame les corps… Gros, très gros morceau de 2666, « La partie des crimes » est d'une incroyable acuité pour quiconque connaît un peu la réalité mexicaine, et, malgré l'apparent catalogage des victimes d'un ton froid et administratif, se lit avant tout comme une superbe plongée au cœur de la détresse humaine et de la vacuité existentielle des personnages squelettiques qui s'agitent au beau milieu de cette histoire sordide. Flics, nervis, fonctionnaires, témoins, juges, journalistes, truands et simples passants, leurs voix uniques s'entremêlent, se fondent dans une sorte d'apothéose littéraire qui a tout d'une apocalypse. Pourtant, le lecteur déjà durement éprouvé doit attendre la dernière partie, « La partie d'Archimboldi », pour se confronter à une apocalypse encore plus démentielle, celle de la Seconde Guerre Mondiale vue du côté Allemand par un jeune soldat nommé Hans Reiter — celui qui n'est pas encore devenu Benno Von Archimboldi. Des ruines de son pays à la lente reconstruction, de la folie pure à l'envie d'écrire, Benno Von Archimboldi vit en paria dans la Cologne d'après-guerre et doit se bousculer quand une affaire familiale le conduit au Mexique. Terminé. Il est temps de recommencer 2666 au début et de constater avec stupeur à quel point Bolaño a réussi son coup. Enorme, passionnant et indispensable, 2666 est un livre à part, un livre qui marque, une exception à lui tout seul. Un ovni comme seule la littérature est capable d'en produire. Une littérature qui se moque des codes, qui raconte et qui se fout du reste. Celle qu'on aime.
Le testament de Bolaño
Quelqu’un est-il capable de résoudre l’énigme ? Telle semble être la question adressée aux lecteurs par Roberto Bolaño dans 2666. Une question qui, comme en témoigne l’édition de ses œuvres complètes par L’Olivier, revient de manière obsessionnelle d’un livre à l’autre. Cette énigme est celle de la violence qui fait peser sa menace à chaque page, qui brise la langue. Une violence à laquelle le Mexique semble s’être habitué : « Personne n’accorde d’attention à ces assassinats, mais en eux se cache le secret du monde. » Et si l’écriture se déploie presque démesurément, c’est comme pour s’opposer à une incapacité à s’exprimer devant l’horreur : 2666 est un roman vaste et sombre qui prend le risque de se confronter à cette violence, qui s’efforce de la cerner à travers l’excès de sa représentation. Bolaño a même négligé sa santé afin de finir ce livre, publié de manière posthume en 2004, dans lequel on peut voir un testament, un dernier manifeste, qui exalte le pouvoir – ou l’impouvoir – de la littérature, interroge son inscription dans le monde.
Roberto Bolaño, 2666. Œuvres complètes. Volume VI. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. L’Olivier, 1 168 p., 29 €
Tout converge vers Santa Teresa, nom donné à la ville frontalière du nord du Mexique, Ciudad Juárez, où des meurtres en série de femmes sont perpétrés. L’enquête autour de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, auteur d’une somme tentaculaire, disparu sans laisser de traces, conduit les personnages – universitaires, détectives, policiers, journalistes – à cette intrigue policière, cherchant en vain à élucider ces crimes. Qui se cache derrière ces œuvres ? se demandent-ils inlassablement. Comme si la réponse pouvait donner un sens à ce monde dominé par la folie, souvent présenté sous la forme d’une hallucination : « La réalité est comme un maquereau drogué au milieu d’une tempête d’éclairs et de tonnerres ». Car la question de la lecture se trouve au cœur de 2666, lançant un défi aux lecteurs. Comment lire ce livre qui fait sans arrêt vaciller le sens, qui met toute signification sur le fil, entre gravité et dérision ?

Roberto Bolaño © Daniel Mordzinski
Il est impossible de faire confiance à ce narrateur qui doute et remet en question systématiquement son récit. Impossible de se fier à ces personnages pour qui la réalité se corrompt entre rêve et cauchemar. Impossible, surtout, de s’attacher aux récits officiels ou institutionnels administrant une explication, une signification à un monde qui s’effondre. C’est contre cette impossibilité que la première partie du roman, celle « des critiques », parait nous mettre en garde : l’illusion d’une détention du sens, voire une volonté de le thésauriser, d’en faire un capital intellectuel. 2666 semble se construire de telle sorte qu’il puisse contrer toute lecture savante, universitaire. S’adresse-t-il à cette jeunesse à laquelle Bolaño dit avoir consacré son œuvre, « ces jeunes gens oubliés » dont les ossements couvrent toute l’Amérique latine ? « Tout ce que j’ai écrit est une lettre d’amour ou d’adieu à ma propre génération. » Aux fous, plus que jamais présents dans ce roman, les seuls capables de lire les signes avant-coureurs de la catastrophe, les seuls à véritablement regarder l’horreur en face, ou encore aux vagabonds, ceux qui ont tout lâché et sont partis sur les routes, comme l’auteur le prônait dans son manifeste infraréaliste ?
Ce mouvement essentiel, ce doute permanent, que Roberto Bolaño produit ici, nous force à lire autrement, à l’instar de ce « lecteur actif » préconisé par Córtazar, dont il est question dans « La partie d’Amalfitano », ce professeur chilien, naufragé à Santa Teresa après des années passées à Barcelone. Il faudrait donc se méfier en permanence, rester sur ses gardes, « commencer la lecture avec un coup de pied aux testicules de l’auteur et voir immédiatement en celui-ci un homme de paille, un factotum au service de quelque colonel des Renseignements, ou peut-être de quelque général avec des prétentions d’intellectuel ». Nombreux sont les passages qui dénoncent par l’humour cette complicité des intellectuels avec le pouvoir – ainsi de ces écrivains mexicains amadoués par un système gouvernemental de bourses. Ils vivent « de dos » à la réalité, incapables de percevoir quoi que ce soit, continuant à employer « la rhétorique là où l’on a l’intuition d’un ouragan ».
La littérature est certes une chose sérieuse, voire dangereuse, mais, nous prévient sans cesse l’auteur chilien, il ne faut pas se prendre au sérieux. D’où son penchant pour le rire, la blague, la dérision et l’insolence, déployés lors des moments les plus tragiques, comme dans « La partie des crimes », où se conjuguent le macabre décompte de femmes assassinées et le récit hilarant du profanateur d’églises. Ou avec le « ready-made malheureux » de Duchamp, ce livre ouvert suspendu en l’air pour discréditer « le sérieux d’un livre empli de principes [un manuel de géométrie] » dont Amalfitano refait l’expérience dans sa cour à Santa Teresa, sur son étendoir à linge. Il était en effet question d’exposer le livre « aux rigueurs du temps » pour qu’il saisisse enfin « deux ou trois choses de la vie ». Ready-made, idée-jeu, dit Amalfitano, qui nous rappelle que la littérature n’est pas dans les livres mais dans le geste courageux qui les accomplit : « La littérature ressemble beaucoup aux combats des samouraïs, affirme l’écrivain dans son discours de Caracas, mais un samouraï ne se bat pas avec un autre samouraï, il se bat contre un monstre. Par ailleurs, il sait généralement qu’il sera défait. Garder courage en sachant au préalable qu’on sera vaincu et aller au combat, c’est ça la littérature. » Écrire, lire et vivre sont indissociables et dictent un code d’honneur où la loyauté et le courage sont les valeurs directrices.
Roberto Bolaño a fait des poètes et des écrivains les protagonistes, les héros, de ses fictions ; il a fait de la littérature l’unique question qui vaille vraiment la peine d’être posée. Ainsi, 2666, émaillé de réflexions sur ce qu’écrire veut dire, semble vouloir se construire à l’image de « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu », celles qui luttent contre « ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées ». Un écrivain, mais aussi un lecteur, ne peut alors que s’exposer, se mettre en péril, abandonner son confort, aller vers le désert, celui du nord du Mexique qui hante l’ensemble de l’œuvre de Bolaño, celui de cette langue d’une violence extrême, vide de sens. Cette œuvre immense se referme ainsi sur ce lieu qui l’a tant inspiré, México, le dernier qu’il ait écrit, lieu du rêve et des pires cauchemars, lieu de cette mort fantasmée : « J’aurais dû être détective privé et à l’heure qu’il est, je serais certainement déjà mort. Je serais mort à Mexico, à 30 ans ou à 32 ans, tué par balle dans une rue, et cela aurait été une belle mort et une belle vie ». Lieu de la poésie, comme une manière de résister à cette mort omniprésente.
Cet article a été publié sur Mediapart. EaN a rendu compte de l’adaptation théâtrale de 2666, et des volumes 5, 4, 2 et 1 des Œuvres complètes de Roberto Bolaño.
28/01/2014
2666 de Roberto Bolaño, 1 : au bord du précipice et du monstre romanesque, par Gregory Mion
«En 1947, le couple retourne au Mexique. Barreda reprend ses relations quotidiennes avec ses anciennes connaissances. Celles-ci, ou l’air du Mexique, refont de lui le Barreda redouté d’avant la réconciliation : son caractère s’assombrit, il reprend goût à la boisson et aux petites chanteuses, il n’écoute plus sa femme, ne lui parle plus, rapidement les mauvais traitements verbaux arrivent et une nuit, après qu’Irma a défendu devant des amis l’honnêteté et les réussites du régime franquiste, Barreda de nouveau la bat.»
Roberto Bolaño, La littérature nazie en Amérique.
«L’histoire de l’humanité n’est pas l’histoire de la lutte des classes, c’est l’histoire des horreurs.»
Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe.
«Pour qu’un homme comprenne à quel point le matin peut être doux à son cœur et à ses yeux, il faut que la nuit lui ait été cruelle.»
Bram Stoker, Dracula.
Rappel



Cette note inaugure une série de cinq articles consacrés au roman 2666 de Roberto Bolaño. Chacun de ces textes traitera de l’une des cinq parties qui composent le roman. J’ai longtemps repoussé le travail sur Bolaño et 2666, jugeant ce livre hors d’atteinte. Mais la perspective du dixième anniversaire de Stalker m’a incité à revenir sur mes appréhensions. Il suffit un instant de repenser à la décennie colossalement littéraire que Juan Asensio vient de boucler pour surmonter, en comparaison, la perspective d’un moindre investissement. J’avais vingt ans lorsque Stalker a fait son apparition. J’ai consulté assidûment les articles qui ont peu à peu investi la Zone, et, d’emblée, j’ai repéré la probité que je ne sentais guère à l’Université, milieu auquel je dois évidemment mes humanités, mais milieu dont je me suis lentement retiré ces dernières années faute d’y avoir trouvé la sincérité escomptée. Tout mon temps est désormais occupé par l’enseignement secondaire. Quant au reste, je le consacre modestement à l’écriture et à la traduction, à des niveaux si confidentiels que je ne devrais même pas en parler, et surtout à la réflexion littéraire, exercice vain tant il nous ramène à notre ignorance, exercice de surcroît enlaidi par toute une presse accablante de médiocrité, irrespectueuse de ce qu’elle est censée incarner et prodigieusement versée dans le mauvais copinage. Voilà une bonne raison de garder l’énergie, même dans les journées difficiles, et ceci explique pour l’essentiel mon choix de contribuer à Stalker depuis presque deux ans. Ces notes sur 2666 ne pouvaient en ce sens qu’être dédiées à deux personnes, ainsi qu’à une troisième qui correspond en réalité à un groupe : à Juan Asensio d’abord, à Roberto Bolaño bien sûr, ainsi qu’aux rares, très rares personnes qui m’ont aidé et qui m’aident encore à traverser les tempêtes.
Précisons enfin que toute la pagination de ces notes renvoie à l’édition de poche de 2666 (Éditions Gallimard, coll. Folio, 2011). Il est impératif, enfin, de signaler le nom de Robert Amutio, traducteur génial de Bolaño, à qui nous devons la chance de pouvoir lire un auteur non moins génial.
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Quelle attitude privilégier au contact d’un grand livre ?
À mesure qu’un certain journalisme dilettante s’est cru autorisé à discourir en toute complaisance sur la littérature contemporaine, celle-ci a perdu en cohérence, elle s’est formalisée de façon regrettable, mais surtout, elle a beaucoup perdu de son suivi critique. Considérée dans ses grandes largeurs, la critique du journalisme littéraire s’est vicieusement professionnalisée, habile à dissimuler ses carences derrière le protocole d’une médiatisation de masse, à l’endroit même, donc, où la qualité d’une œuvre se décide en fonction de sa capacité à être résumée et comprise par des individus qui n’ont aucune idée de ce que représente l’histoire littéraire, pas plus qu’ils n’ont eu de scrupule à transformer la vie de l’écrivain en quelque chose de scolaire et de spectaculaire, comme si le seul critère qui comptait, désormais, c’était d’être tête de liste dans un classement, réduit à une note moyenne, à une appréciation censée nous indiquer la probabilité d’être couronné par telle ou telle distinction automnale, ce qui se complètera, pour les plus conformistes des auteurs, par une tournée générale de télévision consanguine, entre chroniqueurs mondains et présentateurs d’une redoutable crétinerie. La conséquence directe de ces mystifications a été de rendre à peu près tous les livres équivalents, quand on n’a pas hardiment jeté l’opprobre sur les écrivains sérieux, quand on ne les a pas ringardisés, tout cela étant conduit par un regrettable impératif de productivité qui pousse la créativité dans un angle mort.
Au milieu de cette anarchie où le sentiment médiatique l’emporte sur la moindre intuition ou connaissance privée, il n’existe aucune littérature digne de ce nom. C’est l’une des raisons qui doit nous inciter à remettre en cause la simili-expertise du système médiatique, afin, plutôt, de préférer ce que l’on pourrait appeler les contre-allées de la critique, occupées, il faut bien le dire, par d’authentiques professionnels, en l’occurrence par des lecteurs qui ne confondent pas le désordre de leurs sentiments avec l’intuition qui préside à toute œuvre littéraire de qualité. Ces livres de qualité ont un contenu intrinsèque qui exige des sentiments autrement plus élaborés, non pas qu’ils s’adressent à des hyper-sensibles, mais ils invitent à la délicatesse et au temps long de la méditation. En s’imposant dès la première lecture, ces livres réveillent en nous des pressentiments, ils font remonter des souvenirs intuitifs, des objets antérieurs à nous, comme le poète se donne pour tâche de communiquer avec l’infini, car, en chantant pour un homme, il chante le destin de tous les hommes. Cela signifie que la scandaleuse binarité de l’opinion médiatique ne devrait pas avoir tant de place, attendu qu’un livre susceptible d’accorder d’emblée nos intuitions n’est pas réductible à l’impression du jour ni au temps qu’il fait, mais qu’il demande peut-être, au détriment d’une profession d’expertise, une sorte de profession d’ignorance qui pourra laisser s’exprimer ce qu’il y a de plus innocent ou de plus virginal chez celui qui se destine au commentaire d’une œuvre aussi clairvoyante (1).
Avec 2666, Roberto Bolaño propose un roman à la pensée si élargie que celle-ci déclasse tout de suite les avatars sentimentaux, de même qu’elle suggère une lecture prudente, progressive et forcément lacunaire. Parmi la multitude de questions posées par le livre, il nous faudra faire des choix, des découpages, des approximations, autant de preuves qu’il s’agit d’un roman exceptionnel, immunisé contre le défaut de superfluité. Tel que l’a fait remarquer Juan Asensio, on devine déjà la grandeur de ce livre en ce qu’il dialogue avec d’autres romans significatifs, que ce soit de manière transparente ou cryptique. Jusqu’où peut-on remonter dans la logique d’un texte qui, de surcroît, se présente à nous comme étant une œuvre posthume, la dernière officiellement écrite par Bolaño ? Il serait trop maladroit de parler d’une œuvre testament à l’intérieur de laquelle se révèlerait, à la suite d’une série d’efforts exégétiques et de recoupements divers, l’ensemble des énigmes littéraires qui ont accompagné l’auteur pendant ses années de création. Au lieu de nous en remettre à cette facilité, nous préférons parler d’un roman à la structure ouverte, de bout en bout transporté par une remarquable compossibilité littéraire, comme si le livre racontait toutes les histoires du monde à la fois, en se réservant simultanément les forces de raconter la sienne, c’est-à-dire celle de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, romancier introuvable, à l’apparence presque «incitable», un homme d’arrière-monde auquel ne s’intéressent plus que des factions éparpillées d’universitaires, un homme plein de dérobades et désormais soupçonné de vivre dans une zone très criminelle du Mexique.
Cette attitude de pondération que nous adoptons envers Bolaño, elle se justifie dans le texte même du roman, lorsque Mme. Bubis, l’éditrice de von Archimboldi, s’interroge sur le degré de compréhension que nous pouvons avoir d’une œuvre : «Mais elle se posait la question (et en passant elle la leur posait) de savoir jusqu’à quel point quelqu’un peut connaître l’œuvre de quelqu’un d’autre ?» (p. 52). Mme Bubis illustre le problème avec un exemple d’esthétique subjectiviste : si deux personnes qui peuvent se prévaloir d’une affinité certaine avec une œuvre éprouvent des sentiments différents à son contact, est-ce que cela signifie que l’un de ces sentiments est erroné ? Comme n’importe quel problème d’esthétique subjectiviste, il est difficile d’arrêter une réponse, et les différentes tournures que Mme. Bubis donne à son illustration nous rappellent l’épisode des goûteurs de vin de Don Quichotte. Sancho raconte que deux de ses parents furent mis à l’épreuve pour évaluer la saveur d’un vin. L’un repéra dans le breuvage un goût de fer, l’autre un goût de cuir. Ils ne purent s’entendre sur leur désaccord, aussi décida-t-on de vider le tonneau qui contenait ce vin. On aperçut alors une clé sur laquelle était attachée une lanière de cuir. Les deux parents de Sancho avaient chacun un peu raison, à ceci près qu’ils n’ont pas été suffisamment sociables l’un envers l’autre pour envisager la construction simultanée de leur délicatesse respective.
28/07/2017
Le Troisième Reich de Roberto Bolaño, par Gregory Mion
«Quelle bêtise. C’est précisément là qu’est le problème. Pour me brancher sur le concret, j’ai d’abord besoin de savoir ce qu’est le concret, et je ne le sais pas, et d’après toi je ne peux pas le savoir si je ne me branche pas d’abord sur le concret. Bref, un vrai cercle vicieux. Mais le concret est comme un mixeur. Si je me mets à militer avec vous et à aller aux masses et à réciter Mao, je finirai par me convertir en marxiste-léniniste-pensée-Mao-Zedong pur et dur et unidimensionnel, comme vous. Mais, de même, si je me mets à faire les exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, je finirai chez les jésuites, inexorablement. Et je ne sais pas si c’est ce que je veux.»
Antonio Caballero, Un mal sans remède.
Jouer avec la guerre : un divertissement ambigu

Depuis la découverte et les succès relativement récents de Roberto Bolaño en France, parmi lesquels on ne peut manquer de citer l’intarissable 2666 et les non moins fascinants Détectives sauvages, la critique journalistique, donc la réclame nunuche et illettrée, relègue souvent Le Troisième Reich dans la catégorie des seconds couteaux de l’œuvre pour le moment traduite (1), mais c’est une erreur que ne commettent pas les passionnés de l’écrivain chilien trop tôt disparu. Avec son titre, déjà, ce livre composé à la fin des années 1980 par un Bolaño trentenaire assoit le nazisme sur un important fauteuil mental du romancier. Il s’agit d’un nazisme pour ainsi dire encombrant, très callipyge, dont l’arrière-train ne daignera presque plus jamais quitter la folle conscience du créateur après avoir trouvé son matelas psychique. En effet, toute la création de Bolaño est traversée par la mise en intrigue du Mal, et celui-ci ne laisse d’être interrogé par une multitude d’emprunts aux fantômes de la période hitlérienne, pour être d’autant mieux réinvesti littérairement dans plusieurs autres de ses manifestations post-nazies (la continuité des génocides, la violence sociale décuplée, l’extrême droitisation latente de la politique, le destin aberrant du Chili des années Pinochet, etc.). C’est pourquoi ce roman de jeunesse, du moins à l’échelle de publication de Bolaño, peut être lu non seulement pour ce qu’il est au premier chef, en l’occurrence une histoire racontée avec talent et qui pourrait constituer un point d’entrée commode dans l’œuvre bolañesque, mais il peut aussi l’être par goût de l’intertextualité, par amour de l’enquête esthétique, dans sa manière de préparer les thématiques obsessionnelles qui ne cesseront d’infester les écrits suivants.
Le livre se présente comme le journal intime d’Udo Berger, un jeune Allemand qui revient en Espagne pour la fin de l’été, à l’hôtel Del Mar, dix ans après sa dernière visite effectuée ici même avec ses parents alors qu’il était adolescent. Udo est accompagné de sa fiancée Ingeborg et c’est la première fois qu’il a l’opportunité de partir en vacances avec elle. Ils espèrent que la situation du Del Mar, situé dans une station balnéaire à proximité de Barcelone, leur procurera de saines joies et des divertissements du même cru. C'est toutefois sans compter sur la passion dévorante du jeune homme pour les «wargames» (p. 45), à savoir des jeux de société très élaborés où il s’agit de faire la guerre avec des pions, de fomenter des stratégies, d’entrer dans la tête de son adversaire, d’être habile en contre-offensive, le tout sur des plateaux cartonnés où se dessinent des territoires la plupart du temps européens. Dès le début du séjour, le jeu de guerre est évoqué (cf. p. 20), puis nous apprenons que nous avons affaire à une véritable sommité de la question. Champion d’Allemagne dans cette catégorie de joueurs, Udo écrit des articles dans plusieurs revues internationales, exposant des manœuvres, des variantes, des ouvertures, tel qu’on le ferait pour revisiter une mémorable partie d’échecs. La seule différence, évidemment, c’est que les pions qu’il manipule sont des soldats et des blindés. L’autre particularité d’Udo, c’est qu’il est considéré comme un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et qu’il incarne systématiquement les Allemands dans l’univers diégétique d’un jeu intitulé Le Troisième Reich.
La conséquence directe de son appétit pour les jeux de guerre se manifeste par une peau d’une extrême pâleur (cf. p. 29). Casanier, reclus dans les greniers domestiques de cet étrange sport en chambre, Udo ne sait même pas quand la nuit tombe (cf. pp. 60 et 237). Quand Ingeborg est à la plage, lui se concentre sur «les lignes initiales de [sa] variante» et il en prend scrupuleusement note dans son «Cahier de campagne» (p. 51). Le descriptif de ses fantaisies martiales écrase en quantité le compte rendu de ses rapports sexuels, qui tiennent en quelques mots dépourvus d’exaltation, réduits à des mentions routinières. L’acte sexuel n’est tout au plus qu’un expédient conventionnel, un devoir conjugal auquel Udo s’adonne avec utilité, probablement dans le but de s’épargner les caprices d’Ingeborg et de bénéficier d’un temps de jeu considérable. Une quinzaine de jours de vie commune équivalent à cinq rapports sexuels grammaticalement insignifiants (2). À côté de ces notations austères, si Udo et Ingeborg se sont épanchés en érotisme, il ne nous est pas permis de le déduire du texte. La probabilité d’une intimité sentimentalement riche est faible néanmoins car, en réalité, la tension entre les deux amants s’exacerbe au fur et à mesure du séjour (cf. pp. 57 et 85). Udo est conscient qu’il doit éviter au maximum de parler du jeu en présence d’Ingeborg. Sa petite amie ressent d’ailleurs de la honte envers lui lorsqu’elle l’entend disserter au sujet de ses troupes fictives (cf. pp. 51-2).
D’autre part, signalons que le Reichsführer putatif Udo Berger s’attribue des prérogatives en littérature. En tant qu’érudit des guerres, des batailles et des humeurs belliqueuses qui ont jalonné les siècles, Udo estime qu’il pourrait être un écrivain spécialisé, un «essayiste créatif» (p. 92) au royaume des wargames. Il a aussi un intérêt assez vif pour la littérature allemande, transmis par son mentor Conrad, qui l’a initié aux jeux et aux livres soi-disant patriotiques. Des figures tutélaires comme Goethe et Jünger sont mises en avant, représentatives d’une «littérature qui s’écrit avec le sang» (p. 55). Ces références sont évidemment survolées, subordonnées aux objectifs brutaux des joueurs, car ils ne possèdent ni le génie de Goethe, ni la puissance critique de Jünger, lequel aurait plutôt comparé Udo Berger au personnage du Grand Forestier dans son chef-d’œuvre Sur les falaises de marbre.
leçons de clarté (Œuvres complètes 6)

Il y a d’abord le titre comme une enseigne, une monstrueuse enseigne aux promesses démoniaques, et puis il y a ensuite la masse du volume, qu’on le lise en Bourgois, Folio, ou dans la récente édition de l’Olivier : le mastodonte qu’est 2666 pourrait légitimement faire peur, par sa taille, par son projet, mais aussi par son statut de grand livre contemporain. Qu’on se rassure pourtant, sans hésiter davantage à entreprendre sa lecture, car l’une des qualités, première et magistrale, de 2666 par rapport à d’autres monstres du même acabit (qu’on pense à Outremonde, au Tunnel, à l’Arc-en-ciel de la gravité) est sa très grande lisibilité. Parler de chef d’œuvre, on le sait, est une vieille antienne, vieille rengaine que l’on met aussitôt à distance en dévoyant une époque qui célèbre à tout va des chefs d’œuvres qui n’en sont pas. Pourtant 2666 pourrait légitimement prétendre à ce titre, car il a une qualité supplémentaire qui le rend peut-être encore plus universel que ses autres comparses monstrueux : c’est un livre qu’on peut lire.
Comme toujours, parler d’un livre qui n’est pas passé inaperçu à sa sortie (posthume), qui n’est pas tombé dans l’oubli, qui a fait récemment l’objet d’une réédition, et dont l’auteur, entre autres mis en avant par un récent Prix Goncourt, est à deux doigts de devenir un objet pop, n’est pas chose aisée. On louvoie entre le trop dire et le pas assez, entre la méfiance pour l’engouement éphémère et la retenue envers l’approche critique. Inutile de répéter tout ce qui a été dit, d’alourdir l’œuvre sous un discours déjà énoncé. On écrit après que les lauriers du « grand livre » lui aient été décernés. Pourtant, dire qu’il s’agit d’un grand livre, ce n’est pas dire pourquoi il en est un, ni quelles sont ses spécificités par rapport aux autres grandes œuvres du même genre. A cette modeste tâche alors on peut s’atteler.
On peut quand même rappeler l’histoire de 2666, dernier roman de Bolaño publié de manière posthume en 2004, après sa mort en 2003. Le roman forme un tout achevé, même s’il nous est précisé, dans une note terminale, que Bolaño l’aurait certainement retravaillé si la maladie ne l’avait pas emporté. Bolaño avait envisagé, pour des raisons financières, de publier les cinq parties en cinq romans indépendants, mais ses exécuteurs testamentaires ont décidé de respecter la logique de l’œuvre : de là cet énorme volume de plus de 1300 pages. Le roman, divisé en cinq parties, a pour nœud et liant deux éléments distincts : d’une part, la fascination pour un écrivain allemand, Benno von Archimboldi, pseudonyme d’un homme mystérieux dont la recherche sera l’une des quêtes de ce livre ; d’autre part, la ville de Santa Teresa, et la série de féminicides en série qui est en train de s’y produire. Inutile d’en dire trop là-dessus, car s’il ne s’agit pas d’un roman policier au sens classique du terme, le plaisir de l’enquête n’est pas négligeable dans cette quête tortueuse.
La question éditoriale poste la question de la forme du livre : cinq parties, qui entretiennent des liens parfois évidents, parfois plus souterrains. L’autonomie, relative, des parties, ne laisse pourtant pas de doute : c’est d’un seul même livre qu’il s’agit, et les publier séparément n’aurait pas eu de sens (imagine-t-on la Partie des Crimes publiée seule ?). La singularité du livre de Bolaño vient, de fait, de sa structure. Il ne s’agit pas d’un entrecroisement de fils, mais bien de cinq récits se succédant linéairement, avec des liens épisodiques avec les autres parties. Là où d’autres font des montages compliqués mélangeant matières, époques, narrations, Bolaño choisit, lui, la ligne claire et directrice. Cette ligne claire n’est en rien synonyme de clarté du sens, ni de révélation du mystère – mystère quasi fantastique qui est l’une des grandes forces de l’auteur chilien. Au contraire, l’absence d’artifices narratifs tectoniques, comme dans les Détectives Sauvages, ne fait que souligner que le mystère n’a pas à se provoquer artificiellement, et que la gravitation de la lecture, le besoin de connaitre, peut naître de la clarté quand celle-ci est entièrement maitrisée. Le paradoxe de 2666 tient justement au fait que la lisibilité de la structure fait apparaître la complexité de son sens, là où un montage l’expliciterait maladroitement.
Cette linéarité couronne le retour de la pure narration face à certaines dérives du récit moderne et post-moderne. Le goût de raconter, de se mettre au service d’une histoire sans servilité, explique peut-être le succès public de Bolaño par rapport à d’autres auteurs de sa génération ; succès doublé d’un succès critique, qui prouverait, si l’on en doutait encore, que la clarté n’est pas la simplicité, pas plus que la complication de la complexité. Quand on compare 2666 aux autres grands livres torrentiels que les plus avisés ont signalé par leur importance (comme L’Infinie Comédie, par exemple), on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire accueil que son récit fait au lecteur : dans combien de grands livres réputés pour leur valeur nous sentons-nous accueillis, bienvenus ? Cette qualité-là est suffisamment rare dans les livres-monstres pour être notée. 2666 est un livre que tous les lecteurs peuvent lire pour peu qu’ils en aient l’envie.
La clarté de la structure est aussi doublée par la puissance d’en-avant du style et de la narration. La Partie des Critiques, en cela, est peut-être la plus magistrale des cinq : elle nous entraîne dans une quête imprévue, nous fait même admettre sans problème le fait invraisemblable que trois professeurs d’université n’ont rien d’autre à faire que de se rendre au Mexique sur les traces d’un écrivain mystérieux. Pourquoi agissent-ils comme des aventuriers ? Parce que la magie du romanesque opère à plein poumons, sur le lecteur comme sur les personnages. Même la Partie des Crimes, la plus dure à lire en raison de sa violence et de son caractère répétitif, est construite depuis une force motrice impressionnante. Cette clarté est liée à une volonté de lumière : porter la lumière sur ces séries de meurtres atroces à Santa Terasa/Ciudad Juarez, sur la transformation de la rage poétique de la jeunesse en une forme de désarroi qui n’est pas encore la défaite, sur sa propre poétique et ses thèmes fétiches, dans un livre que le destin (mais aussi, n’en doutons pas, l’intention d’un homme qui se savait malade) a rendu testamentaire.
Si Bolaño a toujours écrit de manière claire, sans fioritures ni forfanteries d’obscurantisme (si l’on excepte certains passages, post-Burroughs, de sa poésie et d’Anvers), il atteint dans 2666 une forme de grâce de la narration. Ce qu’il y a de plus admirable dans ce roman est peut-être sa coulée narrative, qui parvient à être limpide sans jamais être simple. La qualité particulière de la prose romanesque de 2666 est qu’elle est toute entière dédiée à sa narration : c’est-à-dire qu’il n’y a aucun effet de manche, ni de recherche de la belle page ouvragée. On se sépare aussi de tout un attirail romanesque post-balzacien (il n’y a presque aucune description, ni de personnages, ni de lieux, ni d’objets) ; seulement on vit, on agit, on dialogue, on raconte.Par cette efficacité, Bolaño rappelle parfois le Haruki Murakami de 1Q84, lui aussi capable d’imprimer à son récit ce plaisir de lecture : comme si les deux écrivains trouvaient, chacun à un moment de leur œuvre, une sorte de narration universelle, compréhensible par tous, une clarté-miracle de la prose. Comme si le diapason d’un romanesque très rare venait d’être trouvé : cette sensation de justesse qui se dégage d’un récit, récit qui semble entraîné par le poisson-torpille de sa nécessité.

La grande force de Bolaño tient aussi à sa capacité à rendre présent ses personnages, en les faisant agir, parler, exécuter de menues actions sans importance capitale ; donc, vivre. Faire vivre ses personnages, sans recours à l’extraordinaire ou à la dramatisation, mais avec une conscience aiguë de ce que représente la vie contemporaine. C’est un prosaïsme sans vulgarité ni vulgarisation (à la différence d’un Houellebecq), qui se rapprocherait presque d’un Raymond Carver par la subtilité de sa préhension des sentiments.
2666 exemplifie particulièrement, dans ce style coulant, une manière de procéder de Bolaño. Il représente ainsi des personnages lambda, ayant l’apparence et les attitudes des gens que nous rencontrons dans la vie quotidienne. Ces personnages parlent de choses et d’autres, dans le prosaïsme de la vie usuelle, et tout d’un coup il leur met dans la bouche des propos qui, sans dépareiller, brillent d’un éclat tout autre, d’une valeur beaucoup plus importante. Ainsi, Amalfitano, le protagoniste de la seconde partie, se met à un moment à entendre une voix. Devient-il fou ? La voix lui dit qu’elle est son grand-père, puis son père : la voix-père engueule son fils-petit fils pour des raisons futiles, lui parle de boxe, des fonctionnaires, des homosexuels. SOudain le propos change de ton : « La voix dit : il est nécessaire de conserver son calme, seul le calme est incapable de nous trahir. Amalfitano dit : Tout le reste nous trahit ? La voix : Oui, en effet, oui, c’est dur de l’admettre, je veux dire, c’est dur de devoir l’admettre devant toi, mais c’est ça la vérité. L’éthique nous trahit ? Le sens du devoir nous trahit ? L’honnêteté nous trahit ? La curiosité nous trahit ? L’amour nous trahit ? Le courage nous trahit ? L’amour nous trahit ? L’art nous trahit ? Eh bien, oui, dit la voix, tout, tout nous trahit, ou te trahit toi, ce qui est autre chose, mais qui en l’occurrence revient au même, sauf le calme, le calme seul ne nous trahit pas, ce qui, permets que je te l’accorde, n’est pas non plus garanti. Non, dit Amalfitano, le courage ne nous trahit jamais. Et l’amour des enfants non plus. Ah, non ? dit la voix. Non, dit Amalfitano, se sentant tout à coup calme. » Cette capacité de renversement, d’intrusion dans la prose romanesque d’un discours direct, est l’une des forces certaines de Bolaño, et ce sont bien les valeurs de l’écrivain qui passent par la bouche d’Amalfitano. Manière de rappeler, aussi, une dernière fois, que son geste de littérature est avant tout un geste de courage, d’abnégation, de refus.
Ce que montre ce livre (comme le montrait, dans le tome 4, Tombes de Cow-boys), et ce qu’on oublierait presque tant 2666 est aujourd’hui connu, c’est que ce livre est assez différent du reste de l’œuvre de Bolaño. Bien sûr, il traite de sujets présents depuis le début de l’œuvre (la quête de la littérature, l’exil, le mal, le nazisme) mais il omet un thème majeur, présent dans presque toute l’œuvre : la jeunesse poétique, c’est-à-dire, au fond, souvent de jeunes écrivains ou artistes, parfois jeunes gens tout court (c’est plus rare, ils sont souvent poètes), qui, sans grandiloquence mais une fermeté silencieuse et une obstination acharnée, ont fait de leur vie une quête poétique. Les Détectives Sauvages, Étoile Distante, l’Esprit de la science-fiction, un grand nombre des nouvelles, s’attachent à la figure du poète, redéfini par Bolaño : souvent des jeunes hommes, parfois des jeunes femmes, lucides mais révoltés, courageux, s’employant à croire fermement en une quête salvatrice qui passe par la littérature. Dans 2666, aucun poète de ce type : même le personnage d’Arcimboldi, que la dernière partie approfondira, ne peut être vu comme un poète puisqu’on ne sait presque rien de ses désirs d’écriture, ni du contenu de ses œuvres. Dans 2666, en fait, il n’est presque pas question de jeunes gens, ou de l’énergie propre à la jeunesse et aux personnages de Bolaño. Les personnages sont plus calmes, plus âgés, plus désabusés, plus défaits par la vie et ses revers.
Livre des féminicides, c’est aussi un livre où les femmes (Norton dans la Partie des Critiques, Elvira Campos dans la Partie des Crimes) renversent parfois la hiérarchie des hommes : manière de dire autrement que quelque chose a changé.
La rage qui habitait les livres précédents de Bolaño, ce désir de révolte, de combat du poing levé, ironique mais toujours tendu, cette force-là semble céder le pas à un sentiment de déréliction, presque une mélancolie. Jamais la défaite n’a été plus sensible dans l’œuvre de Bolaño que dans ces cinq quêtes, à chaque fois inaccomplies, arrêtées volontairement avant le dénouement, dans une boue ou un piège métaphysique qui sont ceux d’un siècle naissant, doublé du chiffre du diable. Au magazine Playboy qui lui demandait si on pouvait sauver le monde, Bolaño répondit : « le monde est vivant, et rien de vivant ne peut être sauvé, et c’est là notre destin ». Cette défaite cependant n’est pas actée. Les personnages ne sont pas passifs, ils sont confrontés au désarroi de leur époque. Pourtant ils continuent de chercher — c’est-à-dire de combattre.
Roberto Bolaño, 2666, Œuvres complètes 6, trad. Robert Amutio, éditions de l’Olivier, mai 2022, 1168 p., 29 €
jueves, 5 de junio de 2008
2666 de Roberto Bolaño
http://stalker.hautetfort.com/
12.04.2008
Ce texte que l'on pourrait appeler une tentative de critique kaléidoscopique est tout entier placé sous le signe torve de la Bifurcaria Bifurcata. Je le dédie à François Monti, qui m'a fait découvrir, au travers de ses excellentes notes, les romans de Roberto Bolaño.
Roberto Bolaño, Anvers
Lorsqu’ils arrivèrent, les écrivains disparus se trouvaient dans la salle à manger, en train de dîner et de regarder la télévision, qui à cette heure-là donnait les informations. Ils étaient nombreux, et presque tous français, ce qui étonna Archimboldi, qui n’aurait pas imaginé qu’il puisse exister autant d’écrivains disparus en France.
Roberto Bolaño, 2666
2666 es uno de esos monumentos que han llegado para quedarse, para permanecer. Bolaño, para nuestra felicidad, y con modales de faraón todopoderoso pero mortal y ateo, ha erigido esta pirámide que lo sobrevive y lo honrará por siempre. Pirámide frente a la que nosotros, afortunados testigos, turistas privilegiados – como suele suceder con las pirámides –, no dejaremos nunca de preguntarnos, una y otra vez, cómo cuernos fue que lo hizo.
Rodrigo Fresán
Une évidence: ce ne sont certainement pas les très piètres articles de la presse française dite littéraire, à l'exception, peut-être, de la critique de Philippe Lançon pour Libération (elle-même ne valant pas grand-chose comparée à celle-ci, méditation sur l'impossibilité d'écrire une critique sur 2666 plutôt que critique, signée par Rodrigo Fresán pour El País), qui peuvent nous apprendre quoi que ce soit sur ce roman. Au mieux, elles nous permettent de lire, sans tenir le livre dans nos mains, la quatrième de couverture, et peut-être même, pour les meilleures de ces bluettes journalistiques, le service de presse qui a accompagné l'envoi du roman de Bolaño. Ainsi, le lecteur qui aura lu, sur la Toile, les quelques textes-clones consacrés au roman posthume de ce magnifique écrivain chilien, sauront, émerveillés que son dernier livre est : gros, même très gros, qu'il brasse presque tous les genres littéraires (ce qui est faux), qu'il est épique, qu'il est truculent, qu'il est apocalyptique (ce qui est faux, puisqu'il ne révèle rien), qu'il évoque l'amour, le sexe, la corruption, la peur, la solitude, la mort et le mal, comme à peu près tous les livres qui ont été écrits ou seulement rêvés depuis l'invention de l'écriture et que, puisqu'il est gros et même très gros voire franchement imposant, c'était tout de même le minimum que l'on était en droit d'attendre de semblable pavé.
C'est peu? Non, au contraire, c'est le maximum que la critique littéraire telle que la pratiquent les médias et les revues semble capable de produire.
Du reste, ne le blâmons point trop injustement, cet eunuque bavard exerçant la noble profession de critique : il est illusoire, après une seule lecture de 2666, peut-être même après une deuxième et une troisième, stylo à la main, fiches dûment remplies, de prétendre écrire autre chose que des généralités. François Monti d'ailleurs, dans une magnifique esquisse, a évoqué cette impossibilité, pour le moment, de rentrer, de s'y enfoncer même, au centre de ce roman, d'en déployer les rayons non point infinis mais assurément très nombreux.
Nous essaierons de livrer quelques généralités que, du moins, le service de presse de Christian Bourgois ne nous a point susurrées. Espérons aussi que l'éditeur aura l'idée de livrer au public les carnets de notes que Bolaño tint, selon Ignacio Echevarría, durant la rédaction de son roman tentaculaire, ce qui aidera sans doute les critiques, du moins les vrais critiques (les faux, eux, se contenteront une fois de plus de la quatrième de couverture et, s'ils ont du temps, des dix premières pages et de la conclusion de ce futur livre), à faire correctement leur travail, à ouvrir de nouvelles pistes, à écarter de faux indices, à échafauder de coruscantes hypothèses bref, à accomplir à peu près correctement leur office de vigie.
Pour compléter notre liste des vertus propres à ce roman, j'ajoute que 2666 est, par son intention, par sa démesure, par sa portée enfin (je n'ai absolument pas parlé de style, indissociable d'un livre que je n'ai lu que traduit, excellemment d'ailleurs, par Robert Amutio), un livre absolument à mille coudées au-dessus du plus ambitieux roman français écrit ces trente dernières années.
Les belles âmes, scandalisées parce qu'elles prendront pour des exagérations, des approximations, des schématisations ridicules, auront dès lors une nouvelle occasion de méditer sur l'incapacité de la littérature française, à quelques très rares exceptions, comme celle du premier roman de Julien Capron, Amende honorable, de se hisser à une telle hauteur qui est, en fait, un puits, le puits de la littérature qui ne se contente pas de jouer au Lautréamont portant cache-nez et pantoufles, au combattant de l'espace intersidéral nourri par Albator, Cobra et, dans le meilleur des cas, Avalon, à la midinette avariée, lessivée comme une chaussette blanche dans le bain du festivo-public(l)ito-performativo-mégalo-pseudo-littéraire, roulant son derrière plus que sa bosse dans les cocktails parisiens et confondant Kierkegaard avec une marque danoise de pâte dentifrice, à la vieille pute égolâtre traînant son dégoût de tout et d'abord, de la littérature, et ensuite, de lui-même, distillant sa haine et son immense convoitise dans des livres qui ont moins de densité qu'une bulle de savon, aux ouvrières féministes du Saint Ovaire Rédempteur enfin qui, c'est bien connu de ces théologiennes de la laideur (souvent, leur propre laideur, l'invincible manque de féminité des féministes, ces femmes qui n'en sont point à force de vouloir en être à tout prix), n'aime pas trop les hommes et les dévore comme une idole irascible et insatiable.
Je crois avoir assez fidèlement résumé les principales tendances de la littérature française contemporaine.
Ce préambule nous permet je l'espère de constater que la nullité de la presque totalité des romans qui s'écrivent en France n'a d'égale que la presque totale nullité des critiques qui en vantent les insignifiances mille fois ressassées. Les parasites sont intoxiqués par la carne qu'ils consomment, c'est une règle évidente propre à toute pyramide alimentaire.
D'où vient cette nullité absolument irrécusable? Les causes (politiques, sociologiques, économiques, historiques et bien sûr spirituelles, les premières dans l'ordre invisible) sont multiples, complexes, anciennes bien sûr mais il en est une qui me paraît bizarrement sous-estimée: les éditeurs français publient beaucoup de merde (le mot, élégant, est de Gilles Cohen Solal, éditeur, sur le blog de son confrère Léo Scheer) qu'ils ne parviennent peut-être même pas eux-mêmes à considérer comme de la littérature. Heureusement, les attachées de presse et leurs amis les journalistes, qui ont l'odorat tout aussi peu développé que la vue, ne flairent rien.
Une merde normalisée, standardisée, préformatée, bien calibrée pour nous délivrer ses plus subtils arômes de sexe, de violence, de bien-pensance contrite, de haine de la France, de son histoire, de ses écrivains les plus illustres, de haine de Dieu, d'amour du pauvre, du marginal, même s'il n'est pas artiste, du perclus, du clochard, du beur, du noir, du jaune, du rouge, de la Terre entière et de sa versicolore diversité à l'exception de ce pays de colonisateurs blancs arrogants et capitalistes qu'est la France, une merde d'origine biologique pour faire plaisir aux écologistes et obtenir ainsi un joli tampon administratif prouvant une irrécusable traçabilité, une merde ayant la forme du temps (carrée), son odeur (mauvaise, cela va de soi) et sa consistance (friable).
Disons-le bien franchement: 90% du temps qu'un critique littéraire, amateur ou professionnel (mais surtout professionnel) consacre à ses lectures de romans français est un temps qu'il perd à s'emplir les poumons d'un langoureux, rapide, délicat, violent, exaltant, dépressif, jubilatoire, nauséeux, immonde, divin, ennuyeux nuage de merde distillée. Ayant défendu bec et ongles ces 10% (allez, soyons optimiste : 20%) qui font l'honneur des lettres françaises, je n'ai aucune espèce de leçon à recevoir, et de la part de personne, qu'il soit auteur, éditeur, journaliste, critique, blogueur.C'est assez clair? Ai-je vraiment besoin de rappeler tel passage de Roberto Bolaño lui-même qui, dans 2666, se moque des écrivains disparus, presque tous français allez savoir pourquoi, regroupés dans un asile psychiatrique (pp. 971-976) et s'interroge, sans nous donner de réponse convaincante ni même satisfaisante (peut-être parce que les titres qu'ils a choisis sont tous excellents, et qu'ils ont tous été écrits par des maîtres), sur l'étonnant tropisme qui pousse les lecteurs à choisir des livres mineurs plutôt que grands? «En laissant de côté qu’Un cœur simple et Un conte de Noël étaient, comme le titre de ce dernier l’indiquait, des contes et non des livres, le goût de ce jeune pharmacien cultivé était révélateur, un jeune pharmacien qui avait été peut-être Trakl dans une autre vie ou à qui peut-être dans celle-ci il lui avait été accordé d’écrire des poèmes aussi désespérés que ceux de son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l’œuvre mineure à l’œuvre majeure. Il choisissait La Métamorphose plutôt que Le Procès, il choisissait Bartleby plutôt que Moby Dick, Un cœur simple plutôt que Bouvard et Pécuchet et Un conte de Noël plutôt que Conte de deux villes ou Les papiers posthumes du Pickwick Club. Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano.
Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu. Il choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d’escrime d’entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, où les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur» (pp. 264-5).
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Comme tous les grands romans, 2666 de Roberto Bolaño est un roman qui évoque d'autres romans, une infinité de textes, de façon métaphorique, détournée, loufoque ou bien réelle. Pourtant, ce labyrinthe de la littérature dans lequel nous nous perdons durant des heures d'une lecture aussi joyeuse et admirative que celle du Tunnel de Gass était longue et pénible, ne cache point en son centre le Minotaure terrible que José Bergamín appelait le monstre du romanesque.
En se perdant dans la bibliothèque infinie qui doit autant aux contes de Jorge Luis Borges qu'à la trilogie romanesque d'Ernesto Sábato, Roberto Bolaño n'a qu'une seule idée en tête : à tout prix embrasser la réalité, saisir la rugueuse matière de notre vie quotidienne, que nous soyons critiques, tueurs, putains ou simples adolescentes (parfois, ce sont des putains) dont le corps a été abandonné au pied d'une décharge sauvage d'Amérique du Sud. Y parvient-il? Nul romancier ne peut prétendre avoir saisi ne serait-ce qu'une minuscule parcelle de la plus plate réalité. Et pourtant, Dieu étant pratiquement absent de 2666, ce roman pouvant être même considéré comme une grande œuvre artistique athée qui, selon George Steiner, est une aberration, je dois admettre que le romancier chilien est parfois tout près d'une révélation. Non pas une réalité qui lui serait donnée au triple ou au centuple, nous savons tous que la vraie vie, qui est absente, l'est tout de même un peu moins lorsqu'elle est gorgée d'art et, singulièrement, de littérature. Non pas l'accession au Livre absolu de Mallarmé qui, le pauvre, ne parvint qu'à en lire (et écrire) quelques bribes infimes mais bien l'entrée dans un univers qu'avec Siegfried Kracauer nous pourrions appeler celui de l'antichambre, que l'auteur définit ainsi: «L’ambiguïté appartient à l’essence de cet espace intermédiaire. Ceux qui l’habitent doivent déployer des efforts constants pour faire face aux nécessités contradictoires qu’ils rencontrent à chaque coin de rue. Ils se trouvent dans une situation précaire qui les incite même à parier sur l’absolu, à jouer de toutes sortes d’idées donquichottesques sur les vérités universelles» (1). Et l'auteur de poursuivre (2): «Centrer sur l’«authentique» dissimulé dans les interstices des convictions dogmatiques du monde, fonder ainsi une tradition des causes perdues; donner un nom à ce qui était jusqu’alors innomé», ce qui me semble une définition possible du travail réalisé par Roberto Bolaño dans 2666.
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Difficulté. «Il lui arrivait de penser qu’il ne lisait plus justement parce qu’il était athée. Disons que la non-lecture était le degré le plus élevé de l’athéisme ou du moins de l’athéisme tel que lui le concevait. Si vous ne croyez pas en Dieu, comment croire en un putain de livre?» pensait Emilio Garibay (p. 626). Difficulté apparente: Roberto Bolaño, tout en écrivant des textes remarquables, ne croit pas dans la littérature, chacun de ses textes ou presque moquant les ridicules prétentions des littérateurs, des pseudo-artistes d'avant-garde et bien sûr des critiques. Il connaît bien évidemment ses sombres pouvoirs, les terribles pouvoirs de la littérature, le surcroît bouleversant de joie, de savoirs et de peines qu'elle donne aux plus grands, mais il ne croit pas en elle, tout comme il ne croit pas en Dieu, tout en étant certain que ses livres seront lus dans un siècle, quand seront oubliés les tartufferies des Nothomb, Sollers et un bon millier d'autres. Cet apparent paradoxe est illustré par la vie de Benno von Archimboldi, qui commence comme celle d'un attardé mental, du moins d'un simple seulement désireux de contempler les algues durant de longues plongées en apnée, et finit avec la possibilité, pour ce même homme devenu romancier, de recevoir le Prix Nobel de littérature. Pas seulement une moquerie à l'égard des hommes de lettres et de leur cortège d'honneurs, mais une vérité cruelle: le romancier de génie n'est pas d'une fulgurance intellectuelle évidente. Il s'en moque du reste, le génie n'étant pas l'intelligence, le génie pouvant, après tout, parfaitement se passer de Dieu, puisqu'il en prend, modestement, la place, toutes les fois qu'il crée, singulièrement lorsqu'il écrit un livre aussi remarquable que 2666.
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Je ne suis pas très satisfait de ce que je viens d'écrire. Croire en Dieu, c'est justement, peut-être, savoir se passer des livres, des immenses tours de Babel qu'ils dressent vers le ciel, pour retrouver la vox cordis chère à Pierre Boutang, fille du secret qu'il faut transmettre de la bouche à l'oreille. Je me dis aussi que 2666 est peut-être une tentative désespérée pour, en amassant une quantité monstrueuse de phrases, aboutir au silence, le silence de la destinée d'Archimboldi, le silence annonçant l'arrivée du géant en terre sèche du désert, le silence que ne peut manquer de poursuivre un romancier comme Bolaño. Je suis en train de lire Ce qui est écrit est écrit (Les provinciales, Cerf) d'Henri Du Buit, un essai étrange (bizarrement écrit, aux concaténations pour le moins souples, comme si écriture et style mimaient la fluidité de la conversation à laquelle ce livre aspire de toutes ses forces, sans pouvoir toutefois se résoudre à abandonner sa béquille incommode : l'écriture) qui, à la suite de Tu n'écriras pas mon nom, affirme que le malheur de l'Occident est de ne point avoir su conserver la réelle présence de la parole. Il croule donc sous les écrits, la Toile étant bien sûr, aux yeux de l'auteur, le dernier masque criard dont s'est affublée l'écriture aux milles visages. Si donc 2666 est le roman absolu, le roman-monde selon l'image qu'affectionnent les journalistes, La route de Cormac McCarthy est le roman de la sortie du roman, non point dans le sens ridicule que les Byzantins (ou les Algébrosistes, pour le dire avec Marcel Jousse) ont donné à cette expression, mais dans celui qui poserait comme but de l'écriture le silence.
Position mystique? Bien évidemment, nous sommes dans la Zone. Toute écriture véritable, c'est tout de même une banalité qu'il convient de redire, en reprenant le geste démiurgique du Créateur, affirme la prééminence d'une seule action, qui est une prière : la quête de Dieu, Parole qui est silence. Le silence, pas le mutisme, le silence qui est geste, savoir ancestral selon ce même Jousse (cf. son Anthropologie du geste), geste qui intime et fonde, qui consacre et élargit toute parole au royaume infini du silence, comme j'ai tenté de le montrer, sans mots c'est-à-dire obliquement (ou imparfaitement), dans mon Éloge de Mouchette illustré par les gestes magnifiquement filmés par la caméra de Malick.
Dans le roman de McCarthy, que les ânes ne lisent que comme une enquête romanesque sur les manifestations de l'irrationalité de l'homme lorsqu'il est dénué de sa qualité d'homme, le geste est bien la tentative première, désireuse même de se passer d'une immense tradition religieuse, de fonder l'Arche d'alliance. De fait, les derniers romans de McCarthy, à mesure qu'ils s'épurent, retrouvent une oralité qui ne peut aboutir qu'à cette conséquence: le triomphe de la parole, mimée par une écriture qui s'interdit les méandres de celle, ô combien savant, de Roberto Bolaño, devra à terme conduire le romancier américain au silence. Les ânes, toujours les mêmes, s'étonneront de cet échec apparent. Nul doute qu'ils n'invoqueront aussi, l'image est belle et surtout très commode, l'ombre tutélaire de Rimbaud, sans toutefois comprendre la nécessité absolue ayant mené McCarthy non pas en dehors de l'écriture et de la littérature, mais en son dernier recès qui est: le silence.
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Bolaño est à placer, avec ce livre, parmi les plus grands romanciers. Cervantes (pas besoin de préciser je crois), Sterne (La vie et les opinions de Tristram Shandy), Potocki (Le manuscrit trouvé à Saragosse), Dostoïevski (tout ce qu'il a écrit), Borges (lui aussi, tout ce qu'il a écrit), Sábato (sa trilogie romanesque, surtout son dernier volet, L'Ange des ténèbres), Broch (Les Irresponsables), Musil (L'homme sans qualités), Canetti (Autodafé), Faulkner (Absalon, Absalon!, Parabole), Melville (Moby Dick), Conrad (Nostromo), Joyce (Ulysse), Corti (Le Cheval rouge), McCarthy (Suttree), certainement pas Vollmann. Gass? Non. Aucun français, mort (mais si: Proust) ou vivant mais un oublié tout de même, Paul Gadenne avec ses Hauts-Quartiers. Et, j'y songe tout à coup, La fosse de Babel d'Abellio. Qui s'étonnera, du reste, de pareille absence de romanciers français? Pas l'auteur de 2666 qui se moque des prétentions littéraires des écrivains français... vivants et disparus comme il se doit ou plutôt parqués dans un asile.
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Cette volonté de servir dignement la littérature tout en la moquant est illustrée par un passage (pp. 889-896) de notre monstrueux roman, où Reiter, qui vient à peine de devenir le mystérieux Benno von Archimboldi, rend visite à un vieillard qui fut autrefois écrivain et qui va lui vendre une machine à écrire avec laquelle Reiter donc va écrire ses propres livres, accédant ainsi à une gloire bizarre puisqu'elle est le fait d'une poignée de lecteurs et de quelques érudits disséminés dans le monde qui considèrent l'auteur comme l'un des plus grands écrivains, peut-être même le plus grand, après Kafka toutefois. Dans ce long passage, histoire dans l'histoire (l'auteur multiplie de fait ces mises en abyme), l'ancien auteur explique sa curieuse théorie littéraire selon laquelle les écrivains mineurs n'existent tout simplement pas, si ce n'est sous le mode peu enviable de l'illusion optique ou, pour le dire sous forme de métaphore conclusive, en tant que camouflage (p. 896): «Jésus est l'œuvre maîtresse. Les voleurs sont les œuvres mineures. Pourquoi sont-ils là? Non pour faire valoir la crucifixion, comme certaines âmes candides le croient, mais pour la cacher».
Cette thématique de l'occultation, voisine de celle du camouflage (p. 891) est peut-être bien la marque du diable qui, selon José Bergamín, n'affectionne rien tant que de se glisser tout près, le plus près possible, de son Ennemi, jusqu'à s'accrocher aux flancs du Supplicié.
Mais 2666 n'est pas, à strictement parler, un roman sur le mal et nous n'aurons pas vraiment besoin de convoquer les livres d'auteurs qui, comme Enrico Castelli ou Erwin Reisner, ont étudié les techniques picturales utilisées par les artistes pour figurer le démon, afin de les appliquer à notre roman. 2666 est un roman sur la littérature, l'écriture, l'inspiration, la critique littéraire, les mystères de la destinée des hommes, singulièrement de ceux qui se mêlent d'écriture, le secret de la gloire d'une œuvre d'art justement, qui est d'éclore à l'abri des regards, entourée d'une multitude d'arbres communs qui cacheront aux importuns (ou aux distraits, ou aux imbéciles, ou aux critiques) ce qu'il importe vraiment de voir, donc de cacher et de protéger: «Il est nécessaire qu’il y ait beaucoup de livres, beaucoup de beaux sapins, pour qu’ils veillent du coin de l’œil le livre qui importe réellement, la foutue grotte de notre malheur, la fleur magique de l’hiver» (p. 891).
L'ancien écrivain qui raconte au jeune Benno von Archimboldi cette étrange histoire a tiré toutes les conséquences de sa curieuse théorie. Si l'art véritable n'a de sens que parce qu'il aspire à l'unicité absolue du génie, il est donc inutile de croire qu'un artiste ou un écrivain qui, dès sa première ligne, ne s'est pas fixé comme but de ruiner les vérités sacrées sera autre chose qu'un amateur: «Mais j’ai aussi su que jamais je ne parviendrais à approcher ou à pénétrer une œuvre maîtresse. Vous me direz que la littérature ne consiste pas uniquement en œuvres maîtresses, mais qu’elle abonde en œuvres qu’on appelle mineures. Moi aussi je croyais cela. La littérature est une grande forêt, et les œuvres maîtresses sont les lacs, les arbres immenses ou très étranges, les éloquentes fleurs précieuses ou les grottes cachées, mais une forêt est aussi constituée d’arbres normaux, de fourrés, de flaques, de plantes parasites, de champignons et de petites fleurs sylvestres. Je me trompais. Les œuvres mineures n’existent pas en réalité. Je veux dire: l’auteur d’une œuvre mineure ne s’appelle pas Machin ou Truc. Machin et Truc existent, il n’y a pas de doute sur ça, et souffrent et travaillent et publient dans des journaux et des revues et de temps en temps ils publient même un livre qui ne gâche pas le papier sur lequel il est imprimé, mais ces livres ou ces articles, si vous faites attention, ne sont pas écrits par eux» (p. 890).
L'inspiration est un leurre. Non parce qu'elle proviendrait de quelque redoutable Furie désireuse de mettre en pièces l'artiste, vieux conte à l'époque d'un Pétrarque mais parce qu'elle est l'émanation même de la littérature, c'est-à-dire de tous les autres livres, de tous les grands autres livres, puisque les petits n'existent pas, qu'ils ne constituent que la coquille de la littérature selon Bolaño. Ce pauvre écrivain, disons, l'écrivain commun, vous et moi, ne sera même absolument rien selon le vieillard qui poursuit: «À l’intérieur de l’homme qui est assis en train d’écrire il n’y a rien. Rien qui soit lui, je veux dire. Comme ce pauvre homme ferait mieux de se consacrer à la lecture. La lecture est plaisir et joie d’être vivant ou tristesse d’être vivant et surtout elle est connaissance et questions. L’écriture, en revanche, est d’ordinaire vide. Dans les entrailles de l’homme qui écrit il n’y a rien. Rien, je veux dire, que sa femme, à un moment, puisse reconnaître. Il écrit sous la dictée» (p. 891).
Sous la dictée des grandes œuvres bien sûr, des grands auteurs puisque «Toute œuvre mineure a un auteur secret, et tout auteur secret est, par définition, un écrivain d’œuvres maîtresses. Qui a écrit telle œuvre mineure? Apparemment, un écrivain mineur. La femme de ce pauvre écrivain peut en témoigner, elle l’a vu assis à sa table, penché sur les pages blanches, se tordant et faisant glisser sa plume sur le papier. Elle a l’air d’être un témoin irréfutable. Mais ce qu’elle a vu, ce n’est que la partie extérieure. La coquille de la littérature. Une apparence, dit le vieillard ex-écrivain à Archimboldi [...]. Celui qui en vérité est en train d’écrire cette œuvre mineure est un écrivain secret qui n’accepte que la dictée d’une œuvre maîtresse» (Ibid.).
Dès lors, l'écrivain ayant renoncé à écrire expose à Archimboldi sa conclusion la plus évidente: tout écrivain mineur est un plagiaire volontaire, heureux même. «Un plagiat, direz-vous ? Oui, un plagiat, dans le sens où toute œuvre mineure, toute œuvre issue de la plume d’un écrivain mineur, ne peut être qu’un plagiat d’une œuvre maîtresse quelconque. La petite différence est qu’ici nous parlons d’un plagiat consenti. Un plagiat qui est un camouflage qui est une pièce dans une scène bigarrée qui est une charade qui probablement nous conduira au vide (p. 893).
C'est dire, en quelques mots, que la littérature est uniquement constituée par ses plus hautes réussites. Tout concourt, comme dans la philosophie de l'histoire de Hegel, à cette splendide évidence, le triomphe de l'Esprit, ici, les grands romans. Tout, même les institutions chargées de trier prétendument le bon grain de l'ivraie: «Le jeu et l’erreur sont le bandage et le ressort des écrivains mineurs. Et aussi : ils constituent la promesse de leur bonheur futur. Une forêt qui pousse à une vitesse vertigineuse, une forêt à qui personne ne met de frein, pas même les Académies, au contraire, les Académies se chargent de ce qu’elle pousse sans problème, et les entrepreneurs et les universités (pépinières de clochards), les bureaux de l’État, les mécènes, les associations culturelles, les déclamatrices de poésie, tous contribuent à ce que la forêt pousse et cache ce qu’elle doit cacher, tous contribuent à ce que la forêt reproduise ce qu’elle doit reproduire, puisqu’il est inévitable qu’elle le fasse, mais sans jamais révéler ce qu’elle reproduit, ce qu’elle reflète doucement» (pp. 892-3).
Voici donc qui rassurera les mauvais éditeurs (ils se reconnaîtront; un indice : ils publient, justement, beaucoup de merde): quelle que soit la nullité recevant les suffrages de la critique, nous saurons que Tarik Noui n'est pas l'auteur de Serviles servants, qui a été écrit, bien avant que Noui ne regarde les premiers épisodes de la série Albator et, plus grand, le film de Francis Ford Coppola, par un certain Joseph Conrad.
C'est dire encore, pour inverser la célèbre proposition de Borges selon laquelle un «grand écrivain crée ses précurseurs», qu'un grand écrivain n'a même pas besoin de descendants puisque, une fois pour toutes, il remonte non seulement l'histoire, mais la parcourt, logiquement, d'arrière en avant.
C'est conclure, en un seul mot, qu'un grand artiste, que son chef-d'œuvre sont ceci : une singularité au sens astrophysique du terme.
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Paraphrasant l'auteur (3), nous pourrions écrire que «Les personnages énigmatiques ou extravagants ne manquent pas, mais la figure centrale, celle qui se dresse solitaire au cœur du vertige et du balbutiement de la décennie maudite, est sans aucun doute Benno von Archimboldi».
Qui pourtant n'a rien de très franchement exceptionnel, comme s'amuse à le démontrer son inventeur, sans doute pour moquer les prétentions des critiques qui le voient en futur Nobel de la littérature.
Il y a donc un autre centre, caché, dans 2666: l'identité secrète (bien que fortement suggérée, émanation de réseaux mafieux liés à la drogue et au putanat de haut vol) des meurtriers des centaines de jeune femme? La ville de Santa Teresa, parangon d'une ville moderne et inhumaine? La traversée du siècle passé avec l'histoire d'Archimboldi? Le Mal déchaîné par les Nazis, qui ne semble pas beaucoup plus terrifiant que celui rongeant Santa Teresa? Quelque livre au titre mystérieux, qu'un des personnages accroche, superstitieusement, à une corde à linge? Le géant hantant les rêves du neveu et de la propre sœur d'Archimboldi, qui est bien sûr et qui n'est pas Archimboldi? Je ne le sais pas. Il me faut relire ce livre et, même après l'avoir relu, je ne suis pas certain de pouvoir donner une réponse. Cette absence de réponse n'a bien évidemment aucun lien avec l'inachèvement fort relatif de 2666 qui me semble au contraire étonnamment structuré.
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J'ai parlé de nullité de la critique française, sur ce roman (comme en général d'ailleurs). Ce n'est point une affirmation gratuite, hélas.
Voici quelques exemples de critiques anglo-saxonnes, espagnoles (et latino-américaines) et même italienne. Le lecteur confrontera ce texte aux bluettes parues dans les principaux quotidiens de langue française et jugera si je me trompe.
The New York Times Book Review.
Times Literary Supplement.
La Stampa Tuttolibri.
La Tercera (Chili).
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«Ils parlaient de Pélagie, une actrice de théâtre d’Antioche, laquelle, dans son apprentissage du Christ, change plusieurs fois de noms, se fait passer pour un homme et adopte d’innombrables personnalités, comme si dans un transport de lucidité ou de folie, elle avait décidé que son théâtre était toute la Méditerranée, et sa seule et labyrinthique œuvre, le christianisme» (p. 977). Je crois que si, à la place du mot christianisme, nous mettons celui de littérature, nous aurions la plus parfaite description de la destinée fulgurante de Roberto Bolaño.
Notes:
*Sans autre mention, les références des pages renvoient à 2666 (Christian Bourgois, traduction de Robert Amutio).
(1) Siegfried Kracauer, L’histoire des avant-dernières choses (Stock, coll. Un ordre d’idées, 2006), p. 291.
(2) Ibid., p. 293.
(3) Étoile distante (Christian Bourgois, coll. Titres, 2006, traduction de Robert Amutio), p. 134.
27/02/2014
2666 de Roberto Bolaño, 3 : hommes sans qualités et femmes sans destin, par Grégory Mion


«La force cohésive qui, dans le monde extérieur, enfonce péniblement tout homme, avec sa présomption, dans la cohue des autres corps, se relâchait un peu, en dépit de toute la discipline, sous le toit de la prison où tout vivait d’attente, où le rapport vivant qui unit l’homme à son semblable était voilé, même dans la grossièreté et la violence, d’une ombre d’irréalité.»
Robert Musil, L’homme sans qualités.
«La femme ? c’est bien simple, disent les amateurs de formules simples : elle est une matrice, un ovaire; elle est une femelle : ce mot suffit à la définir.»
Simone De Beauvoir, Le deuxième sexe.
«Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés.»
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues.
Les destins mêlés du Mexique et des États-Unis
L’incipit de cette troisième partie est similaire à celui de la deuxième : on découvre un personnage désorienté qui se pose une série de questions existentielles (cf. p. 355). Il s’appelle Quincy Williams, il est afro-américain et new-yorkais, mais il se fait appeler Oscar Fate à la rédaction du magazine Aube Noire où il officie en tant que journaliste politique. Le pseudonyme «Fate» renvoie en anglais à la notion de destin. C’est aussi un terme qu’on emploie pour évoquer la dernière rencontre de la vie, celle de la mort (to meet our fate). En choisissant le destin comme identité, Oscar Fate se préserve des longues réflexions de l’autre Oscar (Amalfitano). Il se perçoit d’entrée de jeu comme un sujet dont la relation au monde n’est pas réductible à un ensemble de théories. C’est pourquoi il accepte d’exister en fonction du Christ, le paradigme de celui qui supporte les fins dernières de l’homme, celui qui désigne un au-delà de la croix que tout individu est obligé de transporter avec lui (p. 359). Le caractère eschatologique du personnage de Fate n’est à vrai dire pas surprenant. En tant que Noir américain, il est d’emblée stigmatisé par toute une série de désignations et de classements qui reposent dans les livres d’Histoire, aussi est-il davantage intéressant de se projeter dans un avenir d’ordre supérieur plutôt que d’être contenu par un discours objectivant. À ne prendre que le nom du magazine pour lequel il écrit, on peut supposer que Fate a voulu conjurer l’idée d’une minorité crépusculaire, tant dans sa couleur de peau que dans les positions sociales qu’on lui attribue.
Ceci fait de cette partie de 2666 un roman «noir» complet. Outre que le livre continue de se situer en lisière du roman policier avec la toile de fond des meurtres, il approfondit en parallèle son diagnostic de la société contemporaine et il se penche cette fois sur la confrontation de deux milieux – celui de l’homme noir des États-Unis et celui de l’homme standard du Mexique. Cette confrontation culmine avec le match de boxe qui doit opposer à Santa Teresa l’Américain Count Pickett et le Mexicain Lino Fernández. Même si l’auteur ne fait aucune description physique de Count Pickett, à l’exception de rares propos qui revendiquent la supériorité de ce boxeur, il est néanmoins facile de déduire l’identité afro-américaine du combattant avec son prénom. Par ailleurs, c’est un concours de circonstances conduira Oscar au bord du ring, en remplacement de feu le journaliste Jimmy Lowell, assassiné quelque part dans les parages de Chicago. Si le lecteur pourrait avoir l’impression que ce match de boxe justifie le déroulement de ce troisième temps de 2666, il se fera peu à peu une opinion divergente. Ce combat n’est qu’un prétexte narratif en vue d’étudier des rapports autrement plus riches de sens. En tant que tel, le combat Pickett/Fernández se déploie timidement en quelques lignes (cf. p. 475). L’Américain fait un knock-out en deux reprises. Le corps démoli du Mexicain est évacué sur une civière, pitoyable chair qui retourne à sa condition de souffrance après les ovations du peuple. L’argument est aussi simple que le combat est bref : la domination écrasante des États-Unis sur le Mexique se dispense de n’importe quelle analyse parce qu’elle est évidente. Les données sportives ne sont qu’une façon de concentrer dans tel ou tel événement une situation d’autorité plus large. En économisant les effets de style et l’exploitation de certaines thèses, la littérature de Bolaño met l’accent sur des conclusions que le lecteur se formulera en aval. Il serait du reste inutile de faire durer le combat de boxe parce que, d’une part, l’issue de cet affrontement est jouée d’avance, et, d’autre part, l’enjeu du livre se tient sur une autre dimension, sur le terrain barbare du massacre continuel des femmes de Santa Teresa, à l’intérieur duquel «se cache le secret du monde» (p. 529).
Car en ce qui concerne Count Pickett et Lino Fernández, ce n’était qu’une histoire classique d’ascendance, la victoire respective du savoir sur l’ignorance, le triomphe attendu de la prodigalité des ressources sur la privation, preuve que la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique ne peut se traverser que dans un sens, lorsqu’il s’agit d’aller corroborer l’état d’une puissance. Quant à passer la douane pour se rendre aux États-Unis, la tâche est si ardue qu’elle implique un genre d’incarcération pour les habitants mexicains de Santa Teresa, quasiment contraints d’être sous la tutelle d’un Américain pour passer de l’autre côté. Raison pour laquelle Amalfitano, revenu à la sobriété du monde concret et maintenant éclairé par une plus vive intelligence, sollicite Fate afin que ce dernier aide sa fille Rosa à rejoindre l’Arizona, où elle devrait être en mesure de prendre le premier avion à destination de Barcelone (cf. p. 520-2). Bien que le professeur Amalfitano soit chilien d’origine et que sa fille soit de nationalité espagnole, bien que le père et la fille soient apparemment exemptés de la lourdeur du trope mexicain, cette demande de l’érudit traduit quand même un rapport de soumission à l’égard de la culture américaine. Si Dieu est une solution spirituelle contre le Mal, il est malgré tout nécessaire d’évaluer les solutions pragmatiques, et si celles-ci doivent entériner l’idée que le destin du Mexique ne sera jamais indépendant des intentions des États-Unis, tant pis. Amalfitano est devenu trop soucieux de la sécurité de Rosa pour lui présenter la récompense éventuelle du pari pascalien. En l’état actuel des choses, à Santa Teresa, ce pari ne semble pouvoir être tenu que par des hommes. Aussi, lorsque Fate demande au professeur si Chucho Flores, le récent petit copain de Rosa, est lié aux assassinats, Amalfitano répond : «Ils y sont tous mêlés» (p. 522). Cette sentence lapidaire contient la totalité du problème de Santa Teresa. Une sorte de connivence masculine s’est clandestinement organisée en vue d’éliminer les femmes des normes en vigueur. Contre cette alliance, il n’existe aucun refuge de l’esprit, aucun temps de prière. On peut s’accoutumer de la mortalité, mais on ne peut pas comprendre que Dieu ait été remplacé par des ennemis introuvables et partisans, dilués dans les nuits ténébreuses du désert.
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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