Fiche de l'auteure l'auteur
Fiche de l'auteure l'auteur
« Ne soyez pas trop avare de flatteries envers les idiots, si vous voulez prendre du bon temps en enfer »,
Roberto Bolaño.
Roberto Bolaño, 2666, Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2008, Christian Bourgois éditeur, folio Gallimard n° 5205, 1360 pages.
Roberto Bolaño est un écrivain chilien, né à Santiago en 1953. Après des années d’errance dans plusieurs pays d’Amérique latine, il se fixe en Espagne. Gravement malade, il meurt à Barcelone, à l’âge de cinquante ans, alors qu’il attendait une greffe du foie.
Quelques articles, en anglais et en espagnol, que l’on peut trouver sur le web, laissent entendre qu’il existerait une controverse sur les causes de son décès : la maladie qui a emporté Roberto Bolaño a-t-elle été la conséquence de l’abus d’alcool et/ou de drogue tout au long de sa vie ? Oui, ont prétendu certains journaux, le New York Times notamment ; non, répondent la veuve et le médecin de Bolaño.
« Vous en lisez 10 pages et vous comprenez que c’est un grand écrivain », disait de Roberto Bolaño Christian Bourgois, son éditeur. Si j’en juge par cette première partie de 250 pages, intitulée « La partie des critiques », que j’ai terminée il y a quelques jours ‒ il se pourrait bien, en effet, que 2666 soit un chef-d’œuvre. Ce qui me frappe d’emblée : la vigueur et la fluidité de son écriture. Mais, poursuivant ma lecture, quatre cents pages plus loin, je serai bien plus frappé encore, et séduit, par l’acuité et la profondeur de sa vision, la véracité, la présence forte de ses personnages. Toutes choses que l’excellente traduction de Robert Amutio permet d’appréhender, en français également.
2666 est paru en 2004, et en 2008, chez Christian Bourgois, pour la traduction française de l’espagnol (Chili) faite par Robert Amutio. Sans l’initiative ‒ et la pugnacité ‒ de Robert Amutio, il est probable que 2666 n’aurait pas été publié en France aussi vite. Dans une interview sur France Culture, en septembre 2016, il déclarait : « Ce n’est pas une mince affaire (…). J’ai mis des mois à trouver un éditeur acceptant ne serait-ce que de me répondre ». On trouvera d’ailleurs, sur le site de France Culture, la référence à toute une série d’émissions captivantes consacrées, l’automne dernier, à l’oeuvre de Roberto Bolaño et à l’influence qu’elle a exercée sur d’autres artistes.
Ecoutons Philippe Lançon, journaliste à Libération, s’exprimer, en 2003 : « Peu avant sa mort, Roberto Bolaño avait achevé un énorme roman de plus de 1000 pages, intitulé 2666, dont il ne savait « pas encore quoi faire ». Il voulait y faire sentir la littérature, nous disait-il, à travers quatre points de vue : « européen, nord-américain, sud-américain et critique des trois précédents ». Il devait tout corriger après son opération, « car c’est un travail de mineur du dix-neuvième siècle », Philippe Lançon, Libération, 16 juillet 2003.
Me voici donc embarqué dans la lecture d’un roman dépassant les 1000 pages… J’en prends pour plusieurs semaines, pour peu que je lise autre chose entre-temps, ce qui, j’en suis sûr, ne manquera pas d’arriver (1).
Pareille lecture, de longue haleine, va me demander une attention soutenue et, simultanément, d’accepter de me laisser porter. Pour peu que l’œuvre tienne ses promesses, j’en sortirai ébloui, comblé, peut-être même grandi ? La lecture des chefs-d’œuvre constitue, semble-t-il, une forme de méditation des plus élevées, que tout grand lecteur prend à cœur de répéter. Attendons, pour en être sûr, qu’un neurologue bien inspiré daigne brancher ses appareils sur le cerveau d’un grand lecteur acceptant de servir de cobaye ! (sachant, bien entendu, que des expériences de ce type ont déjà été menées, Voir ici).
Quelque temps avant sa mort, qu’il pressentait, Roberto Bolaño avait demandé à son éditeur de publier 2666 en cinq fois ; 5 romans, correspondant aux cinq parties de l’oeuvre, qui auraient dû paraître à intervalles réguliers, un par an. Il pensait ainsi « régler l’avenir économique de ses enfants ». Après sa mort, toutefois, le « respect de la valeur littéraire de l’oeuvre » a motivé la publication en un seul volume (Note des héritiers de l’auteur).
2666, publié en un volume, est donc divisé en cinq parties :
1.- La partie des critiques, elle comporte 250 pages
Dans cette première partie, nous faisons la connaissance de quatre professeurs. Tous enseignent à l’université, et ce sont tous des critiques, des érudits. Il y a le français Jean-Claude Pelletier, professeur d’allemand ; l’italien Piero Morini, handicapé, il se déplace en fauteuil, c’est aussi le plus discret, le plus effacé ; l’espagnol Manuel Espinoza, écrivain contrarié ; l’anglaise Liz Norton, enfin, un peu plus jeune que ses confrères. Les trois premiers sont mus par « une volonté de fer », ils veulent s’affirmer, briller dans leur discipline. Liz Norton, en revanche, « était incapable de se fixer un but précis », « à parvenir à ses fins, elle préférait le terme vivre, et en de rares occasions le terme bonheur ». Tous quatre maîtrisent la langue allemande. Ils sont tous fascinés par l’œuvre d’un énigmatique écrivain allemand, portant un nom étrange, à consonance italienne : Benno von Archimboldi. Ils vont se rencontrer tous les quatre pour la première fois, en 1994, lors d’un congrès de littérature allemande contemporaine à Brême. Et vont aussitôt se lier d’amitié. Comme de l’amitié à l’amour, la frontière est parfois mince, leurs relations vont vite évoluer, et ne pas manquer de se compliquer ! Il y a bel et bien, en effet, comme il est dit dans le prière d’insérer, une part, savoureuse, de vaudeville, dans cette première partie du roman.
Nos quatre universitaires perdent la trace d’Archimboldi en Allemagne. Selon son éditrice, il se serait exilé au Mexique, et séjournerait dorénavant à Santa Teresa. A l’exception de Morini, que son handicap dissuade de faire le voyage, les trois universitaires, toujours aussi désireux de rencontrer « leur idole », s’envolent donc pour le Mexique. Ils sont accueillis à Santa Teresa par leur confrère, le professeur Amalfitano, – la deuxième partie du roman (La partie d’Amalfitano) est entièrement consacrée à ce personnage.
Lors de leur séjour, ils apprennent que des meurtres en série sont perpétrés à Santa Teresa ; les victimes sont exclusivement des femmes. Ces meurtres ne sont pas élucidés, la ville entière est plongée dans un climat de peur. Liz Norton, sans se l’avouer, est la première à ressentir ce climat de peur. Elle va décider de rentrer en Angleterre, prenant prétexte que leur recherche de l’écrivain Archimboldi n’aboutit pas…
2.- La partie d’Amalfitano, la plus courte, elle couvre une centaine de pages (dans l’édition en folio)
Je ne résiste pas au plaisir de vous reproduire, ci-dessous, un extrait de la dernière page de cette deuxième partie ; il vous donnera un bon aperçu de l’imagination débridée, de l’ironie mordante de Roberto Bolaño, de sa complète lucidité.
Dans cet extrait, le professeur Amalfitano voit apparaître, en rêve, dans un « patio de marbre rose le dernier philosophe communiste du XXème siècle. Il parlait russe… (…) et même s’il donnait l’impression qu’il allait s’effondrer d’un instant à l’autre, il se maintenait miraculeusement debout. »
Amalfitano découvre ensuite, avec stupeur, que ce philosophe est Boris Ielstine ! Voici l’extrait proprement dit :
« Boris Ielstine regardait Amalfitano avec curiosité, comme si c’était Amalfitano qui avait fait irruption dans son rêve et pas lui dans le rêve d’Amalfitano. Il lui disait : Ecoute mes paroles avec attention, camarade. Je vais t’expliquer quel est le troisième pied de la table humaine. Moi, je vais te l’expliquer. Et ensuite, fous-moi la paix. La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça, on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l’histoire, laquelle à son tour est en train de basculer sans cesse dans les poubelles du vide. Alors prends note. L’équation est la suivante : offre + demande + magie. Qu’est-ce que la magie ? La magie est l’épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu. », page 351.
L’épopée, le sexe, la brume dionysiaque et le jeu : toutes choses, je le sens, que je retrouverai au fil de ma lecture.
3.- La partie de Fate, environ 180 pages.
Fate est un journaliste noir, qui va vraisemblablement être amené à enquêter sur les crimes commis dans l’Etat du Sonora.
4.- La partie des crimes, la plus longue, elle comporte plus de 400 pages.
5.- La partie d’Archimboldi, un peu moins de 400 pages.
(à suivre : ici)
(1) Et d’ailleurs, c’est arrivé ! Je viens de finir Propos sur le bonheur, du philosophe Alain, où l’art de… « positiver », dirait-on aujourd’hui, est décliné à travers une longue série de courts chapitres (pas loin d’une centaine). On apprend dans ce petit livre écrit d’une plume légère, entre autres mille et une choses, joyeuses, et finalement assez intéressantes, que : « Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté ».
Ce premier volume de 1248 pages est paru le 20 février 2020 aux éditions de L'Olivier, dans une traduction de Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu.
Dans "ROMANS, CLASSIQUES"
Les œuvres complètes de l'écrivain chilien Roberto Bolaño paraissent aux éditions de l'Olivier, elles comporteront 6 tomes. Les 3 premiers tomes sont maintenant parus, le tome 3 est en librairie depuis le 8 octobre.
Dans "ROMANS, CLASSIQUES"
Je continue avec un plaisir égal de découvrir l'œuvre romanesque, si riche et si singulière, de Roberto Bolaño. Le Troisième Reich est l'un de ses tout premiers romans.
Dans "ROMANS, CLASSIQUES"
Seul écrivain au monde à pouvoir toucher ses lecteurs avec une histoire de nécrophilie (lire l'indispensable Des putains meurtrières dans la non moins indispensable collection « Titres », chez Bourgois), Roberto Bolaño a la mauvaise idée de mourir en 2003, alors que le monde commence à peine à mesurer l'immensité de son œuvre. Cinq ans plus tard, paraît 2666, ouvrage d'une ambition incroyable découpé en cinq parties distinctes et profondément liées entre elles. Ce qui s'appelle réussir sa sortie…Pavé posthume autant que testament littéraire (qui brasse tous les thèmes chers à l'auteur), 2666 fait partie de ces livres qui emportent le lecteur jusqu'au vertige. Un voyage stupéfiant de beauté et d'intelligence, pour un livre qui change, un livre qui compte, un livre tout simplement magnifique. Classé d'entrée de jeu au rayon des chefs-d'œuvre du XXIe siècle par une critique dithyrambique, 2666 s'articule autour d'un axe central, la littérature. Vue par les critiques, d'abord, qui s'en éloignent tristement en cherchant à l'approcher, vue ensuite par les vivants (entendre, les protagonistes innombrables), puis les morts, et enfin par l'écrivain. À la fin du roman, la boucle est bouclée, au lecteur de recommencer à zéro en redémarrant à la page un (et ils sont peu nombreux, les livres qu'on réouvre immédiatement après les avoir terminés). Qui dit littérature dit aussi style, genre, étiquette, autant de détails dont Bolaño ne s'encombre guère, dans cette ébauche mexicano-européenne qui se veut métaphore de l'exil, mais qui s'approche aussi beaucoup d'une certaine forme d'Odyssée au sens classique du terme. 2666 est un mélange savamment organisé. Roman réaliste, roman policier, roman d'amour, roman nostalgique, roman historique, roman fantastique, roman intérieur, bref, roman total qui survole l'abîme avec classe, regarde la mort en face et laisse le lecteur pantelant, retourné, calmé net. De ce brassage hallucinant de densité et d'acuité, Bolaño tire une histoire d'une rare humanité, dans laquelle des « héros » fantomatiques, pathétiques et magnifiques vivent, baisent et meurent avec une intensité rarement vue ailleurs. De quoi mesurer l'énormité du vide créé par l'absence définitive de Roberto Bolaño. Cinq parties, donc, inégales en longueur, mais denses, serrées, belles et violentes à la fois. 2666 se veut comme une ombre, plus précisément une chasse à l'ombre. Quatre jeunes universitaires vouent leur vie professionnelle, puis leur vie tout court, à s'approcher au plus près de l'œuvre d'un mystérieux écrivain allemand, Benno Von Archimboldi, nobélisable en puissance, exilé au Mexique, dont on ignore à peu près tout. Impossible de ne pas y voir un soupçon de B. Traven, qui, s'il est encore injustement ignoré en France, bénéficie au Mexique d'une aura toujours renouvelée. Difficile aussi de ne pas songer aux dernières années fantasmées d'Ambrose Bierce et au suicide exemplaire d'Arthur Cravan, parti traverser le Golfe du Mexique à la nage et dont l'influence chez les surréalistes n'a évidemment pas laissé Bolaño de marbre. Cette « Partie des critiques » est avant tout une histoire d'amour ratée (quoique), belle et triste, à prendre comme une vision décalée de l'auteur face à la critique. Une critique qui s'approche, contourne, touche parfois, mais qui ne va jamais droit au cœur. Un cœur brisé, justement, c'est celui d'Amalfitano, obscur professeur de philosophie exilé de sa Barcelone natale avec sa fille après avoir été abandonné par sa femme, et installé à Santa Teresa, ville trou noir et calque romanesque de la bien réelle Ciudad Juarez, autour de laquelle gravitent tous les protagonistes de 2666, avant d'y être attirés et désintégrés. « La partie d'Amalfinato » est le récit sensible d'un homme qui perd pied, qui entend des voix et qui compose comme il peut avec le quotidien dans un bel élan dadaïste sur le retour, tragicomique et touchant. Après ces deux entrées en matière plutôt bavardes et curieuses, 2666 change radicalement de registre, passe dans le polar racial avec « La partie de Fate » et plonge dans l'horreur la plus glaçante avec « La partie des crimes », hallucinante descente aux enfers dans la réalité mexicaine la plus mesquine et la plus sale : la ville des morts. Santa Teresa/Ciudad Juarez, la ville où des cadavres de femmes sont régulièrement retrouvés dans le désert, souvent violés, parfois mutilés, jeunes, vieilles, filles perdues, ouvrières, autant de mortes anonymes dont quasiment personne ne réclame les corps… Gros, très gros morceau de 2666, « La partie des crimes » est d'une incroyable acuité pour quiconque connaît un peu la réalité mexicaine, et, malgré l'apparent catalogage des victimes d'un ton froid et administratif, se lit avant tout comme une superbe plongée au cœur de la détresse humaine et de la vacuité existentielle des personnages squelettiques qui s'agitent au beau milieu de cette histoire sordide. Flics, nervis, fonctionnaires, témoins, juges, journalistes, truands et simples passants, leurs voix uniques s'entremêlent, se fondent dans une sorte d'apothéose littéraire qui a tout d'une apocalypse. Pourtant, le lecteur déjà durement éprouvé doit attendre la dernière partie, « La partie d'Archimboldi », pour se confronter à une apocalypse encore plus démentielle, celle de la Seconde Guerre Mondiale vue du côté Allemand par un jeune soldat nommé Hans Reiter — celui qui n'est pas encore devenu Benno Von Archimboldi. Des ruines de son pays à la lente reconstruction, de la folie pure à l'envie d'écrire, Benno Von Archimboldi vit en paria dans la Cologne d'après-guerre et doit se bousculer quand une affaire familiale le conduit au Mexique. Terminé. Il est temps de recommencer 2666 au début et de constater avec stupeur à quel point Bolaño a réussi son coup. Enorme, passionnant et indispensable, 2666 est un livre à part, un livre qui marque, une exception à lui tout seul. Un ovni comme seule la littérature est capable d'en produire. Une littérature qui se moque des codes, qui raconte et qui se fout du reste. Celle qu'on aime.
Patrick IMBERT
Tout converge vers Santa Teresa, nom donné à la ville frontalière du nord du Mexique, Ciudad Juárez, où des meurtres en série de femmes sont perpétrés. L’enquête autour de l’écrivain allemand Benno von Archimboldi, auteur d’une somme tentaculaire, disparu sans laisser de traces, conduit les personnages – universitaires, détectives, policiers, journalistes – à cette intrigue policière, cherchant en vain à élucider ces crimes. Qui se cache derrière ces œuvres ? se demandent-ils inlassablement. Comme si la réponse pouvait donner un sens à ce monde dominé par la folie, souvent présenté sous la forme d’une hallucination : « La réalité est comme un maquereau drogué au milieu d’une tempête d’éclairs et de tonnerres ». Car la question de la lecture se trouve au cœur de 2666, lançant un défi aux lecteurs. Comment lire ce livre qui fait sans arrêt vaciller le sens, qui met toute signification sur le fil, entre gravité et dérision ?
Roberto Bolaño © Daniel Mordzinski
Il est impossible de faire confiance à ce narrateur qui doute et remet en question systématiquement son récit. Impossible de se fier à ces personnages pour qui la réalité se corrompt entre rêve et cauchemar. Impossible, surtout, de s’attacher aux récits officiels ou institutionnels administrant une explication, une signification à un monde qui s’effondre. C’est contre cette impossibilité que la première partie du roman, celle « des critiques », parait nous mettre en garde : l’illusion d’une détention du sens, voire une volonté de le thésauriser, d’en faire un capital intellectuel. 2666 semble se construire de telle sorte qu’il puisse contrer toute lecture savante, universitaire. S’adresse-t-il à cette jeunesse à laquelle Bolaño dit avoir consacré son œuvre, « ces jeunes gens oubliés » dont les ossements couvrent toute l’Amérique latine ? « Tout ce que j’ai écrit est une lettre d’amour ou d’adieu à ma propre génération. » Aux fous, plus que jamais présents dans ce roman, les seuls capables de lire les signes avant-coureurs de la catastrophe, les seuls à véritablement regarder l’horreur en face, ou encore aux vagabonds, ceux qui ont tout lâché et sont partis sur les routes, comme l’auteur le prônait dans son manifeste infraréaliste ?
Ce mouvement essentiel, ce doute permanent, que Roberto Bolaño produit ici, nous force à lire autrement, à l’instar de ce « lecteur actif » préconisé par Córtazar, dont il est question dans « La partie d’Amalfitano », ce professeur chilien, naufragé à Santa Teresa après des années passées à Barcelone. Il faudrait donc se méfier en permanence, rester sur ses gardes, « commencer la lecture avec un coup de pied aux testicules de l’auteur et voir immédiatement en celui-ci un homme de paille, un factotum au service de quelque colonel des Renseignements, ou peut-être de quelque général avec des prétentions d’intellectuel ». Nombreux sont les passages qui dénoncent par l’humour cette complicité des intellectuels avec le pouvoir – ainsi de ces écrivains mexicains amadoués par un système gouvernemental de bourses. Ils vivent « de dos » à la réalité, incapables de percevoir quoi que ce soit, continuant à employer « la rhétorique là où l’on a l’intuition d’un ouragan ».
La littérature est certes une chose sérieuse, voire dangereuse, mais, nous prévient sans cesse l’auteur chilien, il ne faut pas se prendre au sérieux. D’où son penchant pour le rire, la blague, la dérision et l’insolence, déployés lors des moments les plus tragiques, comme dans « La partie des crimes », où se conjuguent le macabre décompte de femmes assassinées et le récit hilarant du profanateur d’églises. Ou avec le « ready-made malheureux » de Duchamp, ce livre ouvert suspendu en l’air pour discréditer « le sérieux d’un livre empli de principes [un manuel de géométrie] » dont Amalfitano refait l’expérience dans sa cour à Santa Teresa, sur son étendoir à linge. Il était en effet question d’exposer le livre « aux rigueurs du temps » pour qu’il saisisse enfin « deux ou trois choses de la vie ». Ready-made, idée-jeu, dit Amalfitano, qui nous rappelle que la littérature n’est pas dans les livres mais dans le geste courageux qui les accomplit : « La littérature ressemble beaucoup aux combats des samouraïs, affirme l’écrivain dans son discours de Caracas, mais un samouraï ne se bat pas avec un autre samouraï, il se bat contre un monstre. Par ailleurs, il sait généralement qu’il sera défait. Garder courage en sachant au préalable qu’on sera vaincu et aller au combat, c’est ça la littérature. » Écrire, lire et vivre sont indissociables et dictent un code d’honneur où la loyauté et le courage sont les valeurs directrices.
Roberto Bolaño a fait des poètes et des écrivains les protagonistes, les héros, de ses fictions ; il a fait de la littérature l’unique question qui vaille vraiment la peine d’être posée. Ainsi, 2666, émaillé de réflexions sur ce qu’écrire veut dire, semble vouloir se construire à l’image de « grandes œuvres, imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l’inconnu », celles qui luttent contre « ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées ». Un écrivain, mais aussi un lecteur, ne peut alors que s’exposer, se mettre en péril, abandonner son confort, aller vers le désert, celui du nord du Mexique qui hante l’ensemble de l’œuvre de Bolaño, celui de cette langue d’une violence extrême, vide de sens. Cette œuvre immense se referme ainsi sur ce lieu qui l’a tant inspiré, México, le dernier qu’il ait écrit, lieu du rêve et des pires cauchemars, lieu de cette mort fantasmée : « J’aurais dû être détective privé et à l’heure qu’il est, je serais certainement déjà mort. Je serais mort à Mexico, à 30 ans ou à 32 ans, tué par balle dans une rue, et cela aurait été une belle mort et une belle vie ». Lieu de la poésie, comme une manière de résister à cette mort omniprésente.
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Il y a d’abord le titre comme une enseigne, une monstrueuse enseigne aux promesses démoniaques, et puis il y a ensuite la masse du volume, qu’on le lise en Bourgois, Folio, ou dans la récente édition de l’Olivier : le mastodonte qu’est 2666 pourrait légitimement faire peur, par sa taille, par son projet, mais aussi par son statut de grand livre contemporain. Qu’on se rassure pourtant, sans hésiter davantage à entreprendre sa lecture, car l’une des qualités, première et magistrale, de 2666 par rapport à d’autres monstres du même acabit (qu’on pense à Outremonde, au Tunnel, à l’Arc-en-ciel de la gravité) est sa très grande lisibilité. Parler de chef d’œuvre, on le sait, est une vieille antienne, vieille rengaine que l’on met aussitôt à distance en dévoyant une époque qui célèbre à tout va des chefs d’œuvres qui n’en sont pas. Pourtant 2666 pourrait légitimement prétendre à ce titre, car il a une qualité supplémentaire qui le rend peut-être encore plus universel que ses autres comparses monstrueux : c’est un livre qu’on peut lire.
Comme toujours, parler d’un livre qui n’est pas passé inaperçu à sa sortie (posthume), qui n’est pas tombé dans l’oubli, qui a fait récemment l’objet d’une réédition, et dont l’auteur, entre autres mis en avant par un récent Prix Goncourt, est à deux doigts de devenir un objet pop, n’est pas chose aisée. On louvoie entre le trop dire et le pas assez, entre la méfiance pour l’engouement éphémère et la retenue envers l’approche critique. Inutile de répéter tout ce qui a été dit, d’alourdir l’œuvre sous un discours déjà énoncé. On écrit après que les lauriers du « grand livre » lui aient été décernés. Pourtant, dire qu’il s’agit d’un grand livre, ce n’est pas dire pourquoi il en est un, ni quelles sont ses spécificités par rapport aux autres grandes œuvres du même genre. A cette modeste tâche alors on peut s’atteler.
On peut quand même rappeler l’histoire de 2666, dernier roman de Bolaño publié de manière posthume en 2004, après sa mort en 2003. Le roman forme un tout achevé, même s’il nous est précisé, dans une note terminale, que Bolaño l’aurait certainement retravaillé si la maladie ne l’avait pas emporté. Bolaño avait envisagé, pour des raisons financières, de publier les cinq parties en cinq romans indépendants, mais ses exécuteurs testamentaires ont décidé de respecter la logique de l’œuvre : de là cet énorme volume de plus de 1300 pages. Le roman, divisé en cinq parties, a pour nœud et liant deux éléments distincts : d’une part, la fascination pour un écrivain allemand, Benno von Archimboldi, pseudonyme d’un homme mystérieux dont la recherche sera l’une des quêtes de ce livre ; d’autre part, la ville de Santa Teresa, et la série de féminicides en série qui est en train de s’y produire. Inutile d’en dire trop là-dessus, car s’il ne s’agit pas d’un roman policier au sens classique du terme, le plaisir de l’enquête n’est pas négligeable dans cette quête tortueuse.
La question éditoriale poste la question de la forme du livre : cinq parties, qui entretiennent des liens parfois évidents, parfois plus souterrains. L’autonomie, relative, des parties, ne laisse pourtant pas de doute : c’est d’un seul même livre qu’il s’agit, et les publier séparément n’aurait pas eu de sens (imagine-t-on la Partie des Crimes publiée seule ?). La singularité du livre de Bolaño vient, de fait, de sa structure. Il ne s’agit pas d’un entrecroisement de fils, mais bien de cinq récits se succédant linéairement, avec des liens épisodiques avec les autres parties. Là où d’autres font des montages compliqués mélangeant matières, époques, narrations, Bolaño choisit, lui, la ligne claire et directrice. Cette ligne claire n’est en rien synonyme de clarté du sens, ni de révélation du mystère – mystère quasi fantastique qui est l’une des grandes forces de l’auteur chilien. Au contraire, l’absence d’artifices narratifs tectoniques, comme dans les Détectives Sauvages, ne fait que souligner que le mystère n’a pas à se provoquer artificiellement, et que la gravitation de la lecture, le besoin de connaitre, peut naître de la clarté quand celle-ci est entièrement maitrisée. Le paradoxe de 2666 tient justement au fait que la lisibilité de la structure fait apparaître la complexité de son sens, là où un montage l’expliciterait maladroitement.
Cette linéarité couronne le retour de la pure narration face à certaines dérives du récit moderne et post-moderne. Le goût de raconter, de se mettre au service d’une histoire sans servilité, explique peut-être le succès public de Bolaño par rapport à d’autres auteurs de sa génération ; succès doublé d’un succès critique, qui prouverait, si l’on en doutait encore, que la clarté n’est pas la simplicité, pas plus que la complication de la complexité. Quand on compare 2666 aux autres grands livres torrentiels que les plus avisés ont signalé par leur importance (comme L’Infinie Comédie, par exemple), on ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire accueil que son récit fait au lecteur : dans combien de grands livres réputés pour leur valeur nous sentons-nous accueillis, bienvenus ? Cette qualité-là est suffisamment rare dans les livres-monstres pour être notée. 2666 est un livre que tous les lecteurs peuvent lire pour peu qu’ils en aient l’envie.
La clarté de la structure est aussi doublée par la puissance d’en-avant du style et de la narration. La Partie des Critiques, en cela, est peut-être la plus magistrale des cinq : elle nous entraîne dans une quête imprévue, nous fait même admettre sans problème le fait invraisemblable que trois professeurs d’université n’ont rien d’autre à faire que de se rendre au Mexique sur les traces d’un écrivain mystérieux. Pourquoi agissent-ils comme des aventuriers ? Parce que la magie du romanesque opère à plein poumons, sur le lecteur comme sur les personnages. Même la Partie des Crimes, la plus dure à lire en raison de sa violence et de son caractère répétitif, est construite depuis une force motrice impressionnante. Cette clarté est liée à une volonté de lumière : porter la lumière sur ces séries de meurtres atroces à Santa Terasa/Ciudad Juarez, sur la transformation de la rage poétique de la jeunesse en une forme de désarroi qui n’est pas encore la défaite, sur sa propre poétique et ses thèmes fétiches, dans un livre que le destin (mais aussi, n’en doutons pas, l’intention d’un homme qui se savait malade) a rendu testamentaire.
Si Bolaño a toujours écrit de manière claire, sans fioritures ni forfanteries d’obscurantisme (si l’on excepte certains passages, post-Burroughs, de sa poésie et d’Anvers), il atteint dans 2666 une forme de grâce de la narration. Ce qu’il y a de plus admirable dans ce roman est peut-être sa coulée narrative, qui parvient à être limpide sans jamais être simple. La qualité particulière de la prose romanesque de 2666 est qu’elle est toute entière dédiée à sa narration : c’est-à-dire qu’il n’y a aucun effet de manche, ni de recherche de la belle page ouvragée. On se sépare aussi de tout un attirail romanesque post-balzacien (il n’y a presque aucune description, ni de personnages, ni de lieux, ni d’objets) ; seulement on vit, on agit, on dialogue, on raconte.Par cette efficacité, Bolaño rappelle parfois le Haruki Murakami de 1Q84, lui aussi capable d’imprimer à son récit ce plaisir de lecture : comme si les deux écrivains trouvaient, chacun à un moment de leur œuvre, une sorte de narration universelle, compréhensible par tous, une clarté-miracle de la prose. Comme si le diapason d’un romanesque très rare venait d’être trouvé : cette sensation de justesse qui se dégage d’un récit, récit qui semble entraîné par le poisson-torpille de sa nécessité.
La grande force de Bolaño tient aussi à sa capacité à rendre présent ses personnages, en les faisant agir, parler, exécuter de menues actions sans importance capitale ; donc, vivre. Faire vivre ses personnages, sans recours à l’extraordinaire ou à la dramatisation, mais avec une conscience aiguë de ce que représente la vie contemporaine. C’est un prosaïsme sans vulgarité ni vulgarisation (à la différence d’un Houellebecq), qui se rapprocherait presque d’un Raymond Carver par la subtilité de sa préhension des sentiments.
2666 exemplifie particulièrement, dans ce style coulant, une manière de procéder de Bolaño. Il représente ainsi des personnages lambda, ayant l’apparence et les attitudes des gens que nous rencontrons dans la vie quotidienne. Ces personnages parlent de choses et d’autres, dans le prosaïsme de la vie usuelle, et tout d’un coup il leur met dans la bouche des propos qui, sans dépareiller, brillent d’un éclat tout autre, d’une valeur beaucoup plus importante. Ainsi, Amalfitano, le protagoniste de la seconde partie, se met à un moment à entendre une voix. Devient-il fou ? La voix lui dit qu’elle est son grand-père, puis son père : la voix-père engueule son fils-petit fils pour des raisons futiles, lui parle de boxe, des fonctionnaires, des homosexuels. SOudain le propos change de ton : « La voix dit : il est nécessaire de conserver son calme, seul le calme est incapable de nous trahir. Amalfitano dit : Tout le reste nous trahit ? La voix : Oui, en effet, oui, c’est dur de l’admettre, je veux dire, c’est dur de devoir l’admettre devant toi, mais c’est ça la vérité. L’éthique nous trahit ? Le sens du devoir nous trahit ? L’honnêteté nous trahit ? La curiosité nous trahit ? L’amour nous trahit ? Le courage nous trahit ? L’amour nous trahit ? L’art nous trahit ? Eh bien, oui, dit la voix, tout, tout nous trahit, ou te trahit toi, ce qui est autre chose, mais qui en l’occurrence revient au même, sauf le calme, le calme seul ne nous trahit pas, ce qui, permets que je te l’accorde, n’est pas non plus garanti. Non, dit Amalfitano, le courage ne nous trahit jamais. Et l’amour des enfants non plus. Ah, non ? dit la voix. Non, dit Amalfitano, se sentant tout à coup calme. » Cette capacité de renversement, d’intrusion dans la prose romanesque d’un discours direct, est l’une des forces certaines de Bolaño, et ce sont bien les valeurs de l’écrivain qui passent par la bouche d’Amalfitano. Manière de rappeler, aussi, une dernière fois, que son geste de littérature est avant tout un geste de courage, d’abnégation, de refus.
Ce que montre ce livre (comme le montrait, dans le tome 4, Tombes de Cow-boys), et ce qu’on oublierait presque tant 2666 est aujourd’hui connu, c’est que ce livre est assez différent du reste de l’œuvre de Bolaño. Bien sûr, il traite de sujets présents depuis le début de l’œuvre (la quête de la littérature, l’exil, le mal, le nazisme) mais il omet un thème majeur, présent dans presque toute l’œuvre : la jeunesse poétique, c’est-à-dire, au fond, souvent de jeunes écrivains ou artistes, parfois jeunes gens tout court (c’est plus rare, ils sont souvent poètes), qui, sans grandiloquence mais une fermeté silencieuse et une obstination acharnée, ont fait de leur vie une quête poétique. Les Détectives Sauvages, Étoile Distante, l’Esprit de la science-fiction, un grand nombre des nouvelles, s’attachent à la figure du poète, redéfini par Bolaño : souvent des jeunes hommes, parfois des jeunes femmes, lucides mais révoltés, courageux, s’employant à croire fermement en une quête salvatrice qui passe par la littérature. Dans 2666, aucun poète de ce type : même le personnage d’Arcimboldi, que la dernière partie approfondira, ne peut être vu comme un poète puisqu’on ne sait presque rien de ses désirs d’écriture, ni du contenu de ses œuvres. Dans 2666, en fait, il n’est presque pas question de jeunes gens, ou de l’énergie propre à la jeunesse et aux personnages de Bolaño. Les personnages sont plus calmes, plus âgés, plus désabusés, plus défaits par la vie et ses revers.
Livre des féminicides, c’est aussi un livre où les femmes (Norton dans la Partie des Critiques, Elvira Campos dans la Partie des Crimes) renversent parfois la hiérarchie des hommes : manière de dire autrement que quelque chose a changé.
La rage qui habitait les livres précédents de Bolaño, ce désir de révolte, de combat du poing levé, ironique mais toujours tendu, cette force-là semble céder le pas à un sentiment de déréliction, presque une mélancolie. Jamais la défaite n’a été plus sensible dans l’œuvre de Bolaño que dans ces cinq quêtes, à chaque fois inaccomplies, arrêtées volontairement avant le dénouement, dans une boue ou un piège métaphysique qui sont ceux d’un siècle naissant, doublé du chiffre du diable. Au magazine Playboy qui lui demandait si on pouvait sauver le monde, Bolaño répondit : « le monde est vivant, et rien de vivant ne peut être sauvé, et c’est là notre destin ». Cette défaite cependant n’est pas actée. Les personnages ne sont pas passifs, ils sont confrontés au désarroi de leur époque. Pourtant ils continuent de chercher — c’est-à-dire de combattre.
Roberto Bolaño, 2666, Œuvres complètes 6, trad. Robert Amutio, éditions de l’Olivier, mai 2022, 1168 p., 29 €
La suite de ce texte figure dans J'ai mis la main à la charrue.
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