« Ne soyez pas trop avare de flatteries envers les idiots, si vous voulez prendre du bon temps en enfer »,
Roberto Bolaño.

Roberto Bolaño, 2666, Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, 2008, Christian Bourgois éditeur, folio Gallimard n° 5205, 1360 pages.

Roberto Bolaño est un écrivain chilien, né à Santiago en 1953. Après des années d’errance dans plusieurs pays d’Amérique latine, il se fixe en Espagne. Gravement malade, il meurt à Barcelone, à l’âge de cinquante ans, alors qu’il attendait une greffe du foie.

Quelques articles, en anglais et en espagnol, que l’on peut trouver sur le web, laissent entendre qu’il existerait une controverse sur les causes de son décès : la maladie qui a emporté Roberto Bolaño a-t-elle été la conséquence de l’abus d’alcool et/ou de drogue tout au long de sa vie ? Oui, ont prétendu certains journaux, le New York Times notamment ; non, répondent la veuve et le médecin de Bolaño.

« Vous en lisez 10 pages et vous comprenez que c’est un grand écrivain », disait de Roberto Bolaño Christian Bourgois, son éditeur. Si j’en juge par cette première partie de 250 pages, intitulée « La partie des critiques », que j’ai terminée il y a quelques jours ‒ il se pourrait bien, en effet, que 2666 soit un chef-d’œuvre. Ce qui me frappe d’emblée : la vigueur et la fluidité de son écriture. Mais, poursuivant ma lecture, quatre cents pages plus loin, je serai bien plus frappé encore, et séduit, par l’acuité et la profondeur de sa vision, la véracité, la présence forte de ses personnages. Toutes choses que l’excellente traduction de Robert Amutio permet d’appréhender, en français également.

2666 est paru en 2004, et en 2008, chez Christian Bourgois, pour la traduction française de l’espagnol (Chili) faite par Robert Amutio. Sans l’initiative ‒ et la pugnacité ‒ de Robert Amutio, il est probable que 2666 n’aurait pas été publié en France aussi vite. Dans une interview sur France Culture, en septembre 2016, il déclarait : « Ce n’est pas une mince affaire (…). J’ai mis des mois à trouver un éditeur acceptant ne serait-ce que de me répondre ». On trouvera d’ailleurs, sur le site de France Culture, la référence à toute une série d’émissions captivantes consacrées, l’automne dernier, à l’oeuvre de Roberto Bolaño et à l’influence qu’elle a exercée sur d’autres artistes.

Ecoutons Philippe Lançon, journaliste à Libération, s’exprimer, en 2003 : « Peu avant sa mort, Roberto Bolaño avait achevé un énorme roman de plus de 1000 pages, intitulé 2666, dont il ne savait « pas encore quoi faire ». Il voulait y faire sentir la littérature, nous disait-il, à travers quatre points de vue : « européen, nord-américain, sud-américain et critique des trois précédents ». Il devait tout corriger après son opération, « car c’est un travail de mineur du dix-neuvième siècle », Philippe Lançon, Libération16 juillet 2003.

Me voici donc embarqué dans la lecture d’un roman dépassant les 1000 pages… J’en prends pour plusieurs semaines, pour peu que je lise autre chose entre-temps, ce qui, j’en suis sûr, ne manquera pas d’arriver (1).

Pareille lecture, de longue haleine, va me demander une attention soutenue et, simultanément, d’accepter de me laisser porter. Pour peu que l’œuvre tienne ses promesses, j’en sortirai ébloui, comblé, peut-être même grandi ? La lecture des chefs-d’œuvre constitue, semble-t-il, une forme de méditation des plus élevées, que tout grand lecteur prend à cœur de répéter. Attendons, pour en être sûr, qu’un neurologue bien inspiré daigne brancher ses appareils sur le cerveau d’un grand lecteur acceptant de servir de cobaye ! (sachant, bien entendu, que des expériences de ce type ont déjà été menées, Voir ici).

Quelque temps avant sa mort, qu’il pressentait, Roberto Bolaño avait demandé à son éditeur de publier 2666 en cinq fois ; 5 romans, correspondant aux cinq parties de l’oeuvre, qui auraient dû paraître à intervalles réguliers, un par an. Il pensait ainsi « régler l’avenir économique de ses enfants ». Après sa mort, toutefois, le « respect de la valeur littéraire de l’oeuvre » a motivé la publication en un seul volume (Note des héritiers de l’auteur).

2666, publié en un volume, est donc divisé en cinq parties :

1.- La partie des critiques, elle comporte 250 pages

Dans cette première partie, nous faisons la connaissance de quatre professeurs. Tous enseignent à l’université, et ce sont tous des critiques, des érudits. Il y a le français Jean-Claude Pelletier, professeur d’allemand ; l’italien Piero Morini, handicapé, il se déplace en fauteuil, c’est aussi le plus discret, le plus effacé ; l’espagnol Manuel Espinoza, écrivain contrarié ; l’anglaise Liz Norton, enfin, un peu plus jeune que ses confrères. Les trois premiers sont mus par « une volonté de fer », ils veulent s’affirmer, briller dans leur discipline. Liz Norton, en revanche, « était incapable de se fixer un but précis », « à parvenir à ses fins, elle préférait le terme vivre, et en de rares occasions le terme bonheur ». Tous quatre maîtrisent la langue allemande. Ils sont tous fascinés par l’œuvre d’un énigmatique écrivain allemand, portant un nom étrange, à consonance italienne : Benno von Archimboldi. Ils vont se rencontrer tous les quatre pour la première fois, en 1994, lors d’un congrès de littérature allemande contemporaine à Brême. Et vont aussitôt se lier d’amitié. Comme de l’amitié à l’amour, la frontière est parfois mince, leurs relations vont vite évoluer, et ne pas manquer de se compliquer ! Il y a bel et bien, en effet, comme il est dit dans le  prière d’insérer, une part, savoureuse, de vaudeville, dans cette première partie du roman.

Nos quatre universitaires perdent la trace d’Archimboldi en Allemagne. Selon son éditrice, il se serait exilé au Mexique, et séjournerait dorénavant à Santa Teresa. A l’exception de Morini, que son handicap dissuade de faire le voyage, les trois universitaires, toujours aussi désireux de rencontrer « leur idole », s’envolent donc pour le Mexique. Ils sont accueillis à Santa Teresa par leur confrère, le professeur Amalfitano, – la deuxième partie du roman (La  partie d’Amalfitano) est entièrement consacrée à ce personnage.

Lors de leur séjour, ils apprennent que des meurtres en série sont perpétrés à Santa Teresa ; les victimes sont exclusivement des femmes. Ces meurtres ne sont pas élucidés, la ville entière est plongée dans un climat de peur. Liz Norton, sans se l’avouer, est la première à ressentir ce climat de peur. Elle va décider de rentrer en Angleterre, prenant prétexte que leur recherche de l’écrivain Archimboldi n’aboutit pas…

2.- La partie d’Amalfitano, la plus courte, elle couvre une centaine de pages (dans l’édition en folio)

Je ne résiste pas au plaisir de vous reproduire, ci-dessous, un extrait de la dernière page de cette deuxième partie ; il vous donnera un bon aperçu de l’imagination débridée, de l’ironie mordante de Roberto Bolaño, de sa complète lucidité.
Dans cet extrait, le professeur Amalfitano voit apparaître, en rêve, dans un « patio de marbre rose le dernier philosophe communiste du XXème siècle. Il parlait russe… (…) et même s’il donnait l’impression qu’il allait s’effondrer d’un instant à l’autre, il se maintenait miraculeusement debout. »
Amalfitano découvre ensuite, avec stupeur, que ce philosophe est Boris Ielstine ! Voici l’extrait proprement dit :

« Boris Ielstine regardait Amalfitano avec curiosité, comme si c’était Amalfitano qui avait fait irruption dans son rêve et pas lui dans le rêve d’Amalfitano. Il lui disait : Ecoute mes paroles avec attention, camarade. Je vais t’expliquer quel est le troisième pied de la table humaine. Moi, je vais te l’expliquer. Et ensuite, fous-moi la paix. La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça, on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l’histoire, laquelle à son tour est en train de basculer sans cesse dans les poubelles du vide. Alors prends note. L’équation est la suivante : offre + demande + magie. Qu’est-ce que la magie ? La magie est l’épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu. », page 351.

L’épopée, le sexe, la brume dionysiaque et le jeu : toutes choses, je le sens, que je retrouverai au fil de ma lecture.

3.- La partie de Fate, environ 180 pages.
Fate est un journaliste noir, qui va vraisemblablement être amené à enquêter sur les crimes commis dans l’Etat du Sonora.

4.- La partie des crimes, la plus longue, elle comporte plus de 400 pages.
5.- La partie d’Archimboldi, un peu moins de 400 pages.

(à suivre : ici)

(1) Et d’ailleurs, c’est arrivé ! Je viens de finir Propos sur le bonheur, du philosophe Alain, où l’art de… « positiver », dirait-on aujourd’hui, est décliné à travers une longue série de courts chapitres (pas loin d’une centaine). On apprend dans ce petit livre écrit d’une plume légère, entre autres mille et une choses, joyeuses, et finalement assez intéressantes, que : « Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme est de volonté ».