Isolé de son vivant, attaqué par les radicaux de tous bords, le prix Nobel de littérature mort accidentellement à 46 ans, le 4 janvier 1960, n’a cessé de nous accompagner. Pourtant, tout se passe comme si on le redécouvrait avec la relecture de « La Peste ».
À la fin des années 1950, on courait grand risque à monter dans une Facel Vega qui, tenant mal la route, pouvait échapper au contrôle de son conducteur. La presse avait déjà évoqué les faiblesses de ce modèle puissant, responsable de trop d’accidents malheureux.
Le 4 janvier 1960, Albert Camus, qui devait rallier Paris en train, son billet en poche, décide de remonter de Lourmarin (Vaucluse), après les fêtes de fin d’année, dans la Facel Vega de son vieux complice, Michel Gallimard. Rue de Valois, André Malraux, ministre de la culture, attend son retour pour le nommer à la tête d’un grand théâtre, l’Athénée.
→ ÉDITO. Urgence Camus
À 13 h 54, après le déjeuner, aux abords de Villeblevin (Yonne), sur la Nationale 5, le bolide du neveu de son éditeur s’encastre à vive allure dans l’un des nombreux platanes, sentinelles impitoyables des longues lignes droites. Albert Camus meurt sur le coup ; Michel Gallimard, grièvement blessé, succombe cinq jours plus tard.
Autour de la voiture désarticulée, parmi les bagages éparpillés, quelqu’un ramassera la sacoche dans laquelle Albert Camus avait rangé le manuscrit, encore incomplet, du roman qui devait être son Guerre et Paix, le symbole éclatant de sa renaissance littéraire, après des années d’errements et d’impuissance. Le Premier Homme.
Un fils de pauvre devenu philosophe
Albert Camus, prix Nobel de littérature 1957, fauché à 46 ans… Son cercueil, porté par les habitants du village, sera enterré à Lourmarin, dans une froide lumière d’hiver, sous les arbres dénudés du Luberon. L’émotion est considérable partout, en France comme dans le monde. « La disparition fulgurante d’Albert Camus ne fut pas seulement celle d’un homme mais aussi celle d’un possible qu’il représentait, l’existence du fait moral dans un monde dépouillé de sens », écrit Vincent Duclert, dans Camus, des pays de liberté, un bel essai paru récemment.
Au-dessus de la tombe, une simple stèle de pierre grise : Albert Camus 1913-1960. Le poète René Char dont, sur les photos, la haute stature domine le cortège funéraire, dira : « Avec celui que nous pleurons, nous avons cessé de parler mais ce n’est pas le silence. »
Après bien des hésitations de ses amis et un long travail de différentes versions et notations raboutées par sa fille Catherine, gardienne infatigable de ses écrits et de sa mémoire, Le Premier Homme paraît trente-quatre plus tard. L’histoire d’un orphelin, né pauvre, dont le père est mort à la guerre en 1914, « et personne ne lui avait parlé et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité ». Autant d’accents autobiographiques, en écho à son premier essai publié à 21 ans – L’Envers et l’Endroit –, dont la publication posthume révélera que Camus tenait là son grand œuvre. Une découverte éblouissante et douloureuse, tirée à 760 000 exemplaires.
Sartre, le « saigneur », l’exécutera dans sa revue Les Temps modernes.
Enterré, Camus l’avait déjà été par les fossoyeurs de Saint-Germain-des-Prés, après la publication de L’Homme révolté, en 1952. Son ami depuis des années, Jean-Paul Sartre, avait lâché ses chiens dans Les Temps modernes, sa revue alors fort influente, pour briser avec condescendance ce fils de pauvre qui ne pouvait, à ses yeux d’agrégé, se prétendre philosophe. Supérieur et méprisant, il avait jeté cet argument à la figure de Camus, sans doute déjà suspect devant ces beaux esprits de répéter que les stades de football et les théâtres avaient été ses seules universités.
Assassinat intellectuel
De quoi fut-il accusé ? D’avoir dénoncé les dérives du marxisme, décrit le mécanisme implacable de ce totalitarisme sanglant et répressif, le système soviétique qui avait dénaturé l’élan révolutionnaire. Crime impardonnable aux yeux des thuriféraires de l’URSS. Les grandes manœuvres furent déployées contre cet irrégulier libertaire qui ne rentrait pas dans le rang.
Sartre, le « saigneur », l’exécutera dans sa revue et le rabaissera par des traits cinglants, utilisant ses affidés pour ostraciser cet « humaniste à la morale de Croix-Rouge ». Catherine Camus n’a que 7 ans au moment de « l’assassinat intellectuel » de son père. Elle le voit un matin se tenir la tête entre les mains, le regard triste. « Je suis seul… », lui dit-il, d’un air las.
C’est dans ce climat de règlement de comptes que Camus, rejeté par les apparatchiks marxistes et l’intelligentsia germanopratine retranchée au Café de Flore, reçoit, écrasé par la charge, l’annonce de son prix Nobel à l’automne 1957. Loin de le réjouir, cette consécration mondiale, qui le couronne à 44 ans, l’enfonce un peu plus. Il se sent embaumé de son vivant. Depuis des mois, il n’arrive plus à écrire, marine dans une sourde dépression, songe à en finir. Pourtant, son discours de Stockholm fera date.
On se souviendra longtemps de sa voix traînante de sépulcre, au léger accent couleur de soleil, distribuant des piques à ses ennemis, dépassant les vaines querelles par une formule très camusienne. « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » Son retentissement moral n’effacera pas les flétrissures. Dix ans après sa mort, un critique littéraire bien en vue dégainera à son tour un libelle dont on ne retiendra que le titre : Camus, philosophe pour classe terminale. Ultime pelletée de terre…
Un « traître » aux yeux des radicaux
Si Camus, armé de son honnêteté, ne refusait pas la bagarre, il avait horreur des coups bas. Face à lui, une gauche marxiste s’arrogeant le camp dit du progrès l’attaquait par esprit de meute, et la droite conservatrice fustigeait le peu de patriotisme de cet enfant d’Alger. Toute sa courte vie, Albert Camus fut désigné comme un « traître » par les radicaux des deux bords, hostiles à son désir autant qu’à la nécessité, après les massacres et les attentats, de rendre conciliable ce que la guerre rendit inconciliable. La question algérienne sera la pierre de touche des jugements sans appel contre lui et de ses propres tourments.
Conscient du destin sanglant vers lequel basculait sa terre natale, il prôna le dialogue et un compromis.
Et quand, conscient du destin sanglant vers lequel basculait sa terre natale, il prôna en 1956 par un Appel pour une trêve civile une troisième voie vers le dialogue et un compromis, les deux camps, le FLN partisan du terrorisme pour arracher l’indépendance et les ultras de l’Algérie française, violemment arc-boutés sur les acquis de la colonisation, le chasseront de leur terrain d’affrontement. Condamnant cet homme de bonne volonté à un silence qu’il ne rompra qu’au lendemain du discours de Stockholm, lors d’une conférence de presse, poussé dans ses retranchements par un jeune étudiant kabyle l’accusant publiquement de ne pas prendre parti pour le FLN.
Que répond Camus, qui fut le premier journaliste expulsé d’Algérie pour avoir mené campagne en faveur des Arabes ? « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » On ne voudra retenir que la dernière partie de la phrase pour mieux l’accabler, sans lui reconnaître l’humanité du propos, ni lui concéder la dignité de cette réponse.
Il passera dès lors pour « une belle âme », insensible au drame de son peuple, à l’urgence de se libérer du joug colonial et à l’inéluctable indépendance. Et comme il condamne le terrorisme du FLN, c’est donc qu’il est pour l’Algérie française… Emballez, c’est pesé ! Ce fut bien le procès le plus mal ficelé à son endroit mais aussi celui qui laissera le plus de traces.
Un « humanisme raisonné »
Tous ces assauts, violents, ne pouvaient qu’atteindre ce partisan inlassable d’un « humanisme raisonné », qui avait su prendre les armes face aux nazis. Comment pouvait-on le traîner devant le tribunal de l’opinion, lui, le fils de pauvre, né le 7 novembre 1913, à Mondovi, orphelin de père, élevé par sa mère, sourde, illettrée, femme de ménage et sa grand-mère, femme rigide et intraitable ?
Fidèle à ses origines, il sera et restera la voix des humbles, des invisibles, des humiliés. Sauvé par l’école où deux enseignants, Louis Germain son instituteur à Alger, puis Jean Grenier, son professeur de philosophie au lycée Bugeaud, l’arrachèrent à la fatalité de sa condition sociale en lui ouvrant les portes de la culture, l’accompagnant sur les chemins de sa liberté. Le fameux vers de René Char, l’un de ses amis les plus proches, aurait pu être écrit pour le jeune Albert Camus : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. »
Très vite, ce boursier, qui a connu « la honte » du regard porté sur lui par les autres, puis « la honte d’avoir honte », attire l’attention de ses professeurs qui distinguent l’élève hors du commun. Il dispose de tous les talents, écrit, se fait un nom dans la grande ville, dès ses premiers articles, mûr dans ses idées, charpenté dans ses convictions. Séduisant, solaire et rayonnant mais aussi pudique, modeste, perclus de doutes qui ne le lâcheront jamais.
La fureur de vivre
Il éprouve un vrai bonheur à jouer, très bien, au football où il acquiert au milieu de ses coéquipiers, unis et complémentaires dans l’action, « le peu de morale » qu’il s’attribue et qu’il conservera comme le trésor de ses jeunes années algéroises. Le gardien de but qui court vers un destin de professionnel est terrassé par la tuberculose. Il frôle la mort à 17 ans. Il comprend que la vie ne sera qu’une brève aventure et qu’il ne doit pas passer à côté.
« Il y a ainsi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie qui est la vertu que j’honore le plus dans ce monde », écrira-t-il. Comme il se sait en sursis, il ne traîne pas en chemin. Il vivra à fond ses engagements, sa création, ses amours. « Pourquoi faudrait-il aimer rarement pour aimer beaucoup ? » Une jolie formule qui recouvrira la souffrance de quelques cœurs brisés mais témoigne de la sincérité de ses attachements.
Il fait du théâtre sur le modèle du TNP de Jean Vilar, s’épanouit dans l’exercice de la mise en scène, fortifie ses amitiés et multiplie les conquêtes. Il n’a que 24 ans lorsqu’il rédige L’Envers et l’Endroit, vibrant récit autobiographique sur ses origines de pauvreté et de lumière, bréviaire destiné à le préserver des « deux dangers qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction ».
Un grand journaliste
Chroniqueur judiciaire, position qui lui offre de sonder les obscurités de l’âme humaine, critique littéraire, reporter, journaliste de terrain, il signe, à 25 ans, une retentissante enquête sur « La misère en Kabylie » dont chaque phrase est un réquisitoire contre la colonisation. À la même époque, son Manifeste pour un journaliste libre, qui sera censuré, pose les quatre commandements d’un digne exercice de ce métier : la lucidité, le refus, l’ironie, l’obstination.
Il recommande déjà de « ne rien publier qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir ». Des années plus tard, il quittera Combat, que son engagement et ses articles tranchants avaient hissé au plus haut niveau, en invoquant l’incompatibilité entre l’argent et l’indépendance. « Les capitaux ne vont jamais sans servitude. »
C’est à Alger que s’ancre chez ce Méditerranéen son héliotropisme sensuel, son goût charnel des paysages, ses inclinations pour les femmes auxquelles le relient des passions parallèles, de ferventes complicités intellectuelles et le désir de graver par de longues lettres les heures passées qui en prolongent le plaisir et en augmentent l’attente. C’est à Alger que s’affirme chez cet agnostique le sens du tragique, que se forge son éthique de la liberté, que s’élabore sa philosophie de l’absurde.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Il entre, évidemment, dans la Résistance, journaliste à Combat le jour, clandestin la nuit, organisateur de l’ombre au péril de sa vie. Et trouve même le temps de finir d’écrire La Peste.
« Ses articles et ses éditos, irrigués par une réflexion déontologique plus que jamais nécessaire, restent très inspirants, note Maria Santos-Sainz, auteure de Camus, journaliste. La cohérence de son propos, résumée par son célèbre Ni victimes, ni bourreaux, et sa recherche obsessionnelle de la vérité dégagent une métaphysique de la dignité. Rendre visible l’inadmissible et la souffrance des humiliés. Soigner le langage, toujours chercher le mot juste, admirablement synthétisé par sa formule si souvent citée et si mal appliquée : “Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.” Combat fut la courroie de transmission de son humanisme réconciliateur. »
Éditorialiste de choc à Combat, il impose un ton, un style et une lucidité qui forcent l’admiration.
Directeur de collection et membre du comité de lecture de Gallimard, éditorialiste de choc à Combat, l’organe de la Résistance qui tirait à 200 000 exemplaires après la Libération, Albert Camus impose un ton, un style et une lucidité qui forcent l’admiration. Au lendemain de Hiroshima, il est le premier à entrevoir le gouffre vers lequel plonge l’humanité. « Ses articles dans Combat sont magnifiques et méritent d’être lus en public au même titre que ses grands textes littéraires, comme Noces », soutient Agnès Spiquel, ancienne présidente de la Société des études camusiennes.
L’éternel garde-fou
Ses écrits obligent les intellectuels du moment à se confronter à cette pensée de la mesure, ferme sur les principes, inflexible sur la recherche de la vérité et la dénonciation des injustices. Début du malentendu mais aussi de la différence de perception entre le vaste peuple de ses lecteurs et le carré de l’intelligentsia, acharné à le réduire en le cataloguant soit comme « fasciste » (mais oui !), soit comme un indécis.
« Sa” pensée de midi”, qualifiée de “morale pour boy-scout”, rappelle Agnès Spiquel, ne correspond en rien à la caricature du juste milieu où on a tant voulu l’enfermer. C’est une morale exigeante, en équilibre fragile, en tension permanente avec des forces opposées. La conciliation, chez Camus, réclame d’écouter les raisons de l’adversaire et de dialoguer pour arriver à la possibilité de négocier. Et la mesure, c’est opposer l’éthique à l’efficacité, consentir à être moins efficace à court terme mais pour bâtir l’avenir sur des fondations solides. » Quand l’heure est aux excommunications, comment recevoir cet apôtre d’une justice équitable ? Camus trouve les mots pour se défendre. Et attaquer. « La démesure ? Une posture toujours, une carrière parfois. »
Marylin Maeso, professeure de philosophie à Orléans, auteure de L’Abécédaire d’Albert Camus, revient sur cette querelle capitale. « Camus a raison. L’excès fait vendre. C’est facile, intense, ne demande pas beaucoup d’efforts et assure une bonne image. L’époque actuelle, qui privilégie le jugement lapidaire à l’analyse, nous en inflige le spectacle tous les jours, sur les écrans et les réseaux sociaux. Camus nous apprend l’importance vitale de la nuance et de la réflexion, le recul, le pas de côté pour se défaire du schématique et du manichéisme, le temps du silence pour dépassionner les débats trop virulents. Il est l’éternel garde-fou contre les tentations extrêmes. »
Le destin de Camus est glorieusement et tragiquement lié à celui des Gallimard. Gaston Gallimard le porta sur les fonts baptismaux de l’édition et Michel Gallimard l’entraîna dans une farandole d’amitié qui les mena tous deux à la mort. Depuis, Gallimard, avec le soutien de sa fille Catherine Camus, maintient haut le flambeau de son héritage par une politique éditoriale exemplaire.
« Rien de ce qui touche à Albert Camus ne laisse indifférent. »
Parution posthume du Premier Homme, deux publications de ses Œuvres complètes dans la Pléiade, de multiples éditions renouvelées en Folio, exhumation de ses Carnets, Conférences et discours, révélation de ses nombreuses Correspondances dont la dernière en date, celle, volumineuse et ardente (865 lettres…) avec l’actrice Maria Casarès, dont les ventes (60 000 exemplaires) se sont envolées.
« Rien de ce qui touche à Albert Camus ne laisse indifférent. Ce succès de librairie impressionnant atteste qu’il demeure une figure très présente dans notre culture », souligne Alban Cerisier, secrétaire général des Éditions Gallimard. Il fut même question, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, de le transférer au Panthéon, projet recalé par ses enfants.
« Une conscience contre le chaos »
Au printemps 2020, l’engouement soudain pour La Peste, provoqué par la pandémie, ramène sur le devant de la scène l’éternel Albert Camus, plus actuel que jamais, envisagé comme un phare dans la tempête, éclairant par une description clinique l’enchaînement des événements qui nous emportent. Du déni à l’affolement, quand la vague invisible du virus submerge les corps et les esprits. « Camus montre comment l’obstination de quelques-uns quand tout semble perdu, la solidarité et l’engagement individuel au service du collectif deviennent la force de tous, pour tous », souligne Marylin Maeso.
Le recours à Camus renvoie aux années lycée, à la découverte émue de ses livres à l’adolescence, période de grandes questions philosophiques, ces futurs bagages existentiels. « Les réseaux sociaux fourmillent de ses citations, relève Alban Cerisier. Il accompagne nos vies, touche l’intimité de ses lecteurs. Par son refus des explications trop faciles, par son insistance à rappeler que chacun de nos actes nous lie à une communauté de destins, il nous aide à penser le monde. »
→ DOSSIER. La Croix L’Hebdo
Soixante ans après, sa mort marque la fin d’une époque. « Nous avions tellement besoin de ce juste, dira Ionesco. Il était, tout naturellement, dans la vérité. » Le 5 janvier 1960, lendemain de l’accident, le titre de l’édito barre la une de Combat, son ancien journal : « Une conscience contre le chaos ». N’est-ce pas, au fond, plongés dans le désarroi d’une catastrophe sanitaire, humaine, économique, en quête de repères, avides de solidarité et de fraternité, ce que les lecteurs de 2020 cherchent en ouvrant La Peste ?