marți, 31 martie 2020

3. Idiomul poetic: Paul Valéry (1871-195)

Paul Valéry


Écrivain français (Sète 1871-Paris 1945).
Paul Valéry - photo Henri Manuel.jpg
UNE VOCATION GAUCHIE
Le 30 octobre 1871 naissait à Cette (devenu Sète) Ambroise Paul Toussaint Jules Valéry, fils de Barthélemy Valéry, vérificateur principal des douanes, et de Fanny Grassi, issue de la noblesse italienne. Le jeune Paul entre d'abord chez les frères dominicains (1876), puis au collège de Cette (Sète) [octobre 1878]. « Ce collège avait des charmes sans pareils. Les cours dominaient la ville et la mer. » L'enfant se construit déjà un univers : « J'ai dû commencer vers l'âge de neuf ou dix ans à me faire une sorte d'île de mon esprit, et, quoique d'un naturel assez sociable et communicatif, je me réservais de plus en plus un jardin très secret où je cultivais les images qui me semblaient tout à fait miennes, ne pouvaient être que miennes […]. » En 1884, il renonce à entrer à l'École navale et tente de « dériver cette passion marine malheureuse vers les lettres et la peinture ». Il écrit ses premiers vers. Cette activité est plutôt un refuge pour échapper au lycée de Montpellier, où il entre en 1884. « Les horaires tambourinés », les exercices lui semblent absurdes. Dès cette époque et malgré la pression de l'école, Valéry se forge sa propre culture. Il lit le Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe s. au XVIe s. de Viollet-le-Duc, la Grammaire de l'ornement (The Grammar of Ornament, 1856) d'Owen Jones. Il écrit des notes, des vers, et il peint. Il étudie « les arts savants du Moyen Âge, de Byzance et quelque peu la Grèce ». Malgré cette érudition peu scolaire, il obtient son baccalauréat en 1887 et commence en 1888 son droit à Montpellier. Sous l'instigation de son ami Pierre Féline, il s'intéresse aux mathématiques. En 1889, il publie sa première œuvre, Rêve, dans la Revue maritime. Mais le monde littéraire lui est encore fermé.
C'est en 1890, au cours d'un banquet à Palavas, que Valéry fait la connaissance de Pierre Louÿs (1870-1925), qui le met en relation avec André Gide, qu'il rencontrera au mois de décembre de la même année. Une amitié, dont témoigne une correspondance, se noue entre les deux hommes. Louÿs met également Valéry en relation épistolaire avec Mallarmé, le maître de l'heure, à qui il demande conseil : « Seule en donne la solitude », répond le poète.
Valéry est alors « lancé » dans le monde des lettres. En 1891, il publie dans la Conque le premier état de Narcisse parle, l'Ermitage, le Paradoxe de l'architecte. Le Journal des débats prophétise : « Son nom voltigera sur les lèvres des hommes. » Vers la fin de cette année, Valéry séjourne à Paris, où il rencontre enfin Mallarmé et Huysmans, l'auteur d'À rebours, qu'il considère comme sa « bible et son livre de chevet ». Pendant ce temps, il termine sa licence en droit, qu'il obtiendra en 1892.

UNE ASCÈSE GÉOMÉTRIQUE

1892 : une année déterminante ; une passion platonique tourne à l'idée fixe. Et, au cours de vacances passées à Gênes, dans une nuit orageuse d'octobre, Valéry prend la décision de renoncer à toute vie sentimentale et littéraire. Il se consacrera désormais à la connaissance pure et désintéressée. Il est alors « entre moi et moi », entre ce moi ancien soudain pulvérisé, de jeune homme promis à un brillant avenir littéraire, et ce moi nouveau qu'il va se forger par la force de l'esprit pour correspondre à une image idéale à laquelle il s'efforcera d'adhérer parfaitement, image dénuée de tout sentiment, de toute sensation. Ceux-ci agressent, dérivent et détériorent le Moi pur vers lequel il s'achemine, dans lequel le hasard, auquel les surréalistes attacheront une importance fondamentale, ne doit intervenir en aucune manière. Refusant la passion, il se livre passionnément à la conscience. Sublimation ? Cela semble peu probable. Mais Valéry s'interdit d'être gouverné par l'ingouvernable. Il entend garder en permanence le contrôle de soi, une distance respectable entre ses idées et ses gestes. Il « guillotine » l'amour et la littérature pour se délivrer des faux-semblants. La question se pose : ne s'est-il pas guillotiné lui-même en parlant de l'autre comme d'un ennemi qui entame et appauvrit le Moi divin, s'il ne le fait disparaître ? Quoi qu'il en soit, l'amour lui apparaîtra comme un besoin, analogue au manger et au boire. Tout le reste est littérature, comblement du vide pour rendre attrayante une existence animée par l'ennui. L'acte sexuel est une violence dont chacun pâtit. L'amour ? il ne permet aucun dépassement. C'est un passage sournois vers la mort, un suicide pour le moins.
Dès lors, les idoles (littéraires et amoureuses) sont jetées à bas, Mallarmé y compris. De retour à Montpellier, Valéry se débarrasse de tous ses livres. Il ne s'intéresse plus qu'aux lectures ayant un rapport direct avec ses propres préoccupations, repoussant « le bizarre, l'énorme, le brutal », qui lui font « toujours un peu hausser les épaules ». Il se livre à la seule réflexion et explique ce dépouillement systématique, au jour le jour, dans ses Cahiers (il en produira 251), où il note scrupuleusement les moindres variations de son intellect préoccupé de lui-même.
En 1894, Valéry s'installe à Paris et obtient un poste de rédacteur au ministère de la Guerre. En 1900, il devient le secrétaire particulier d'Édouard Lebey, le directeur de l'agence Havas, auquel il restera attaché pendant vingt-deux ans. Cette occupation lui réserve de nombreux loisirs pour se livrer à ses recherches. Il ne publie que des essais desquels semble bannie toute préoccupation poétique : Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895), la Soirée avec Monsieur Teste (1896), la Conquête allemande (1897).

LE POÈTE OFFICIEL

Valéry ne fera sa rentrée en poésie qu'en 1917 avec la Jeune Parque. Encore a-t-il fallu les pressions amicales de Gide et de Gaston Gallimard pour le convaincre de ne pas renoncer définitivement à la littérature. Depuis 1912, ils lui avaient demandé de publier ses vers de jeunesse.
Durant ces années de silence, Valéry n'a pas rompu avec les milieux littéraires et artistiques. Il s'est lié avec les grands peintres de l'époque, et son mariage (1900) avec Jeannie Gobillard, nièce de Berthe Morisot, n'a fait que resserrer ses liens avec le monde des arts.
Le succès de la Jeune Parque est considérable. Valéry devient l'auteur à la mode. Il est invité dans les salons de la haute société, et la parution du Cimetière marin dans la Nouvelle Revue française en 1920 et de l'Album de vers anciens la même année ne font que consolider sa réputation. Charmes, en 1922, n'ajoute rien à sa gloire. Valéry a été désigné l'année précédente comme le plus grand des poètes contemporains.
À la même époque, son patron, M. Lebey, étant décédé, il décide de se consacrer uniquement à la littérature. Il est constamment sollicité pour écrire des préfaces, des essais, pour faire des tournées de conférences à travers la France et toute l'Europe, articles et conférences qui seront rassemblés dans la série de Variétés (Variété, 1924 ; Variété II, 1929 ; Variété III, 1936 ; Variété IV, 1938 ; Variété V, 1944), Tel quel (Tel quel I, 1941 ; Tel quel II, 1943), Regards sur le monde actuel (1931). Il est regardé comme une espèce de poète d'État, et tous les honneurs lui sont donnés. En 1925, Valéry est élu à l'Académie française au fauteuil d'Anatole France. Il cumule les fonctions honorifiques : président du Pen Club (de 1924 à 1934), membre du Conseil des musées nationaux, président de la cinquième session des arts et lettres à la Société des Nations (1935), titulaire de la chaire de poétique au Collège de France (1937). Il poursuit jusqu'à la fin de sa vie cette activité littéraire et mondaine, glorieuse. Les funérailles nationales en 1945 ne feront rien pour arranger cette image factice qu'on s'est faite de lui et qui met au second plan le poète qu'il fut dans toute l'acception de ce terme, le chercheur quotidien, le créateur incontesté.

UN « DÉLIRE DE LUCIDITÉ »

Le travail de Valéry s'est étendu sur une cinquantaine d'années ; années de labeur incessant. Les vingt années durant lesquelles l'écrivain afficha un refus de littérature n'ont jamais été qu'un « silence peuplé », pour reprendre l'heureuse expression d'André Nadal. Durant ces années silencieuses, Valéry s'est encore davantage fondé en lui-même ; il a aiguisé ce « pouvoir de faire des œuvres » qui l'intéresse, en fait, plus que l'œuvre elle-même. Est-ce à dire que l'œuvre est inutile ? Elle n'est qu'un moyen pour avancer dans cette quête de soi-même, un mécanisme choisi pour aider à découvrir le mécanisme de l'être humain, qui le passionne, et dont il sera le spécimen favori.
Narcissisme ? Cette obsession de soi, de son moi exclusivement, unique, autonome, inaltérable, parfois triomphant, pourrait le laisser accroire. En vérité, il ne s'agit pas d'un moi psychologique, inséré dans une histoire spécifique qui serait, en l'occurrence, la sienne, mais d'un moi pur de toute incursion étrangère, indifférent à l'événementiel, un moi « impersonnel », dirait Rimbaud. « Le moi est un pronom universel, appellation de ceci qui n'a pas de rapport avec un visage. » Ce moi édulcoré s'assume dans sa totalité après avoir écarté l'autre, le différent. « Ma vie est ce qu'elle est mais elle n'est pas celle des autres : elle est MA vie et ce possessif lui donne son prix », et ce moi, cette vie qui est la sienne et qui ne peut être assimilée à aucune autre ne deviennent ce qu'ils sont qu'à force d'attente et de patience et de volonté de les vouloir tels. Ils sont une lente et longue conquête dont la fin est sans lieu et le processus infini, incessant : « Pas de changement, pas de révolution mais une évolution jusqu'au bout de moi-même. » Le fond n'est jamais atteint. La fin donne à plonger encore davantage : « Écoute ce que l'on entend lorsque rien ne se fait entendre ? ».
Valéry réduit son univers au Moi, à son moi, qui lui est le plus proche, un objet privilégié dont il faut déjouer les faux-fuyants, dénoncer les contorsions, dénouer les entrelacs mystificateurs pour « mettre à nu le mécanisme ». Cet affrontement de soi, ce « délire de lucidité », ne peut être en partie épongé que par la toute-puissance de l'intellect appliquée sur la matière première de la poésie, du langage. « Notre poésie ignore et même redoute tout, l'époque et le pathétique de l'intellect. » À la suite de Rimbaud, en même temps que Mallarmé, Valéry déplore : « Nous n'avons pas chez nous de poète de la connaissance. » Qu'à cela ne tienne ! Il sera le premier. Cette quête passionnée de l'intellect épuré est le problème de Monsieur Teste, tout à la fois Tête et Texte imbriqués l'un dans l'autre sans séparation. Monsieur Teste possède « la froide et parfaite clarté, la lucidité meurtrière et inexorable ». Il voit « les choses comme elles sont », telles quelles, et s'efforce de découvrir les lois qui les régissent. « Qui es-tu et comment connais-tu ? » Telles sont les questions fondamentales de l'œuvre de Valéry.
L'intellect combat sans relâche les débordements trompeurs des passions, des sentiments : « L'intellect est une tentative de s'éduquer en vue d'empêcher les effets de déborder infiniment des causes. » « Tous nos orages affectifs font une énorme dissipation d'énergie et s'accompagnent d'une confusion extrême des valeurs et des fonctions. » Il s'agit de se rendre maître de cette confusion qui régit le cheminement de la conscience, de « dominer non point l'esprit des autres mais le sien propre ; en connaître le fonctionnement, s'en rendre maître afin d'en disposer à son gré » (Gide). Mais ne pas se laisser aller au flux des sentiments ou des passions ne signifie pas nécessairement qu'il faille imposer une autorité, qui, elle aussi, peut être trompeuse. Valéry propose une conduite qui n'est ni celle du relâchement, ni celle de l'autorité systématique, mais celle de l'attention, de la patience aux choses et à soi, de l'écoute permanente et lucide. Il prône le temps de « la maturation, de la classification, de l'ordre, de la perfection », qui se découvrent nécessairement si l'on écarte les faux-semblants, à partir d'ailleurs d'une contrainte justement dosée : « Il faut se soumettre à une certaine contrainte : pouvoir la supporter ; durer dans une attitude forcée pour donner aux éléments de pensée qui sont en présence ou en charge, la liberté d'obéir à leurs affinités, le temps de se joindre, de se construire et de s'imposer à la conscience et de lui imposer je ne sais quelle certitude. » Contrainte et liberté, Apollon et Dionysos s'affrontent sans que jamais l'un cède à l'autre. Avec cette rigueur de tout instant, Valéry ne risque pas de s'égarer dans l'enthousiasme et quand bien même serait-il celui de l'intellect. Quant à la passion amoureuse, elle est, par excellence, l'accident désastreux de l'esprit : « Aimer : disposer intérieurement – donc entièrement – de quelqu'un pour satisfaire un besoin imaginaire et, par conséquent, pour exciter un besoin généralisé. » Valéry ne fut jamais dupe de cette « folie » qui le guette, et, si folie il y a, c'est encore celle de l'intellect : « Je sens ma folie à travers ma raison […]. Mais c'est non ma folie mais celle des choses, de la réalité […] dans toute sa puissante inexplicabilité essentielle. » Il s'agit d'en rendre compte sans la dénaturer, de doser sa part de rêve et sa part de réalité, que les hommes insatisfaits y ont placées sans même s'en rendre compte. Non content de tenter de dire en permanence « la prise de conscience de la conscience », Valéry fut en même temps un constructeur, plus précisément un architecte d'une « méthode » (et non pas d'un système) comme moyen d'investigation. En cette matière, Léonard de Vinci fut son modèle. N'a-t-il pas le premier allié d'une manière remarquable l'esprit scientifique et l'esprit artistique, l'un étant inséparable de l'autre ?

L'ÉCRITURE COMME ARCHITECTURE INFINIE

L'un et l'autre sont en effet un moyen pour parvenir à un objet dans la plus haute perfection. Dans Eupalinos ou l'Architecte, il retrouve le problème déjà posé dans l'Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, qu'il examina. Il lui importe de saisir le chemin de labyrinthe aussi bien extérieur qu'intérieur, des méandres de la conscience, de saisir le cheminement qui va de l'observation à l'expression. « Comment connais-tu » est le problème essentiel qu'il se pose. Eupalinos est l'architecte parfait qui n'oublie aucun détail et qui, en plus de la connaissance universelle, est doué d'une lucidité à toute épreuve. Du flot de l'inspiration, Valéry saisit le purement poétique, le diamant qu'il sort de la gangue, pour parvenir à l'expression pure, à un classicisme, somme toute, où se trouve formulé essentiellement ce qui est à dire, qui a surmonté, non sans peine et sans mal, le flux tumultueux de la conscience brute. « Tout classicisme suppose un romantisme intérieur. » Le poète, obsédé par la pureté de la forme, opère un choix allant se raréfiant, mais ce choix, si strict soit-il, n'est jamais unique et définitif. L'œuvre sera donc toujours inachevée et perfectible, ce qui explique peut-être le long « silence » de Valéry, durant lequel il affirma non seulement sa conscience, mais sa maîtrise de la forme, sa « méthode ». Ce perfectionnisme incessant qui cherche à s'approprier la chose allant s'édulcorant a pu faire dire de Valéry qu'il était obscur. Valéry n'a fait que vouloir exprimer des états infiniment complexes ; d'où la complexité de la composition de ses poèmes.
À côté de Valéry poète et prosateur, il ne faut pas négliger l'essayiste qui n'a cessé de s'interroger, d'interroger les problèmes posés par le monde dans lequel il vivait, les civilisations qui l'entouraient. Humaniste, il le fut au plus haut point, recherchant l'homme autour de lui et en lui-même.
Valéry a traversé immuable la première moitié du xxe s., poursuivant son œuvre sans relâche, presque indifférent au grand courant littéraire et artistique qui l'a bouleversé, le surréalisme. Son indépendance totale, faisant fi des modes et des engouements, lui a permis de mener à bien une expérience qui, même si elle resta inachevée, témoigne d'une authenticité réelle, dont l'exemple demeure un modèle.
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Œuvres (sélection)
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1895)
La Soirée avec monsieur Teste (1896)
Essai d'une conquête méthodique (1897)
La Jeune Parque (1917)
La Crise de l’esprit (1919)
Le Cimetière marin (1920)
Album de vers anciens (1920)
Eupalinos ou l'Architecte (1921)
Charmes (1922)
L'Âme et la danse (1923), illustrations de Joseph Bernard
Variété I (1924)
Propos sur l'intelligence (1925)
Monsieur Teste (1926)
Rhumbs (Notes et autres) (1926), Paris, Le Divan
Lettre à Madame C... (1928)
Variété II (1930)
Regards sur le monde actuel (1931)
Amphion (1931)
Pièces sur l'art (1931)
L'Idée fixe ou Deux Hommes à la mer (1932)
Discours en l'honneur de Goethe (1932)
Sémiramis (1934)
Notion générale de l’art (1935)
Variété III (1936)
Degas, danse, dessin (1936)
Les Merveilles de la mer, avec Abel Bonnard (1937)
Discours aux chirurgiens (1938)
Variété IV (1938)
Philosophie de la danse (1939)
Mauvaises pensées et autres (1942)
Tel quel (1941, puis 1943) (Cahier B 1910; Moralités; Littérature et Choses tues)
Dialogue de l'arbre (1943)
Variété V (1944)
Posthumes
Mon Faust (1946)
L'Ange (1947)
Vues (1948)
Histoires brisées (1950)
Lettres à quelques-uns (1952)
Œuvres I (1957)
Les Principes d'anarchie pure et appliquée (1984)
Corona et Coronilla (2008)
Lettres à Jean Voilier. Choix de lettres 1937-1945 (2014)
La totalité des Cahiers est consultable en fac-similé à la bibliothèque du Centre Georges-Pompidou de Paris. Réédition, Gallimard, 2009.

Bibliographie
Éditions
Gallimard, coll. « Pléiade »
Cahiers, t. I : 1552 p. ; t. II : 1776 p.
Œuvres, t. I : Poésies, 1872 p. ; t. II : Monsieur Teste, Dialogues..., 1728 p.
Gallimard, coll. « Blanche ».
Édition intégrale des Cahiers (publication en cours, plusieurs volumes déjà parus). Ces volumes reproduisent un texte plus riche que celui repris par la collection de la « Pléiade ».
Biographies
Denis Bertholet, Paul Valéry, 1871-1945, Plon, 1995.
François-Bernard Michel, Prenez garde à l'amour. Les Muses et les femmes de Paul Valéry, Grasset, 2003.
Michel Jarrety, Paul Valéry, Fayard, 2008.
Dominique Bona, Je suis fou de toi. Le grand amour de Paul Valéry, Grasset, 2014.
Benoît Peeters, Paul Valéry. Une vie, Champs-Flammarion, 2016.
Études littéraires
Sylvie Ballestra-Puech, Lecture de la Jeune Parque, Klincksieck, 1993.
Philippe Baudry, Valéry trouveur : métaphysique et littérature, Kindle, 2010; CreateSpace, 2011. Valéry Finder: Metaphysics and Literature, Kindle, 2011 ; CreateSpace, 2011.
(it) Andrea Pasquino, I Cahiers di Paul Valéry, Bulzoni Editore, 1979.
Serge Bourjea, Paul Valéry, Le sujet de l'écriture, L'Harmattan, 2000.
Marcel Doisy, Paul Valéry. Intelligence et Poésie, Les Univers de la littérature IV, Paris, Le Cercle du livre / Édition Paul Mourousy, 1952.
Gabriel Germain, « Valéry au seuil du Yoga. Son expérience du moi pur et son échec spirituel » in Yoga, science de l'homme intégral, ouvrage collectif, éditions des Cahiers du Sud, Paris, 1953.
Aimé Lafont, Paul Valéry, l'homme et l'œuvre, Jean Vigneau, 1943.
Frédéric Lefèvre, Entretiens avec Paul Valéry, Le Livre, Chamontin et chez Flammarion, 1926.
Benoît Monginot, Poétique de la contingence – poétique, critique et théorie à partir de Mallarmé, Valéry et Reverdy, Honoré Champion, 2015 (ISBN 9782745328090).
Edmée de La Rochefoucauld, En lisant les cahiers de Paul Valéry, Paris, éditions universitaires, 1964, 3 vol.
Octave Nadal, La Jeune Parque, manuscrit, présentation, étude critique, Le Club du meilleur livre, 1957.
Suzanne Nash, Paul Valéry's Album de Vers Anciens - A Past Transfigured, Princeton University Press, 1983.
Jeanine Parisier-Plottel, Les dialogues de Paul Valéry, Presses universitaires de France, 1960.
Jeanine Parisier Plottel, The Poetics of Autobiography in Paul Valery [archive], L'Esprit Créateur, (Johns Hopkins University Press), vol 20, no. 3, 1980, pp. 38-45.
Benoît Peeters, Valéry. Tenter de vivre, Flammarion, 2014.
Michel Philippon, Paul Valéry, une poétique en poèmes, Presses universitaires de Bordeaux, 1993.
Michel Philippon, Un souvenir d'enfance de Paul Valéry, éditions InterUniversitaires, 1996.
Fabien Vasseur commente La Jeune Parque, Poésies, Foliothèque, Gallimard, 2006.
Pierre Vidal-Naquet, « Au pire de toi-même. Essai sur la méthode de Paul Valéry », in Sigila no 12, 2003.
Études philosophiques
Alain Badiou, « La danse comme métaphore de la pensée », in Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, 1998.
Jacques Bouveresse, « La philosophie d'un anti-philosophe : Paul Valéry », in Essais IV. Pourquoi pas des philosophes ?, Marseille, Agone, 2004.
Jean-Pierre Chopin, Valéry, l'espoir dans la crise, Presses universitaires de Nancy, 1992.
Emil Cioran, Valéry face à ses idoles, Paris, L'Herne, « Essais et Philosophie », 2007.
Jacques Derrida, « Qual Quelle. Les sources de Valéry », 1971, repris dans Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.
Jacques Ducol, La Philosophie matérialiste de Paul Valéry, Paris, L'Harmattan, « Ouverture philosophique », 2005.
Véronique Fabbri, Paul Valéry, le poème et la danse, Paris, Hermann, 2009.
Jean-Louis Le Moigne, Les Épistémologies constructivistes, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1995.
Michel Philippon, Le Vocabulaire de Paul Valéry, Paris, Ellipses, 2007.
Patricia Signorile, Paul Valéry philosophe de l’art : L’architectonique de sa pensée à la lumière des Cahiers, Paris, Vrin, 1993, 256 p.
(W.fr.)

2 Idiomul poetic: Paul Claudel (1868-1955)

Paul Claudel

Paul Claudel
Écrivain français (Villeneuve-sur-Fère, Aisne, 1868-Paris 1955).

LES ERRANCES

Paul Louis Charles Claudel est né le 6 août 1868 dans une petite commune du Tardenois, dont son grand-oncle était curé. Son père, Louis Prosper Claudel, était originaire de La Bresse, dans les Vosges. Il avait été nommé en 1860 receveur de l'enregistrement à Villeneuve et y avait épousé en 1862 Louise Cerveaux, elle-même née à Villeneuve, où son père, Athanase Cerveaux, était médecin. Les Cerveaux sont tous originaires du Tardenois ou du Soissonnais. En août 1870, Louis Prosper Claudel est nommé à Bar-le-Duc, et, l'année suivante, Paul Claudel entre à l'école des sœurs de la Doctrine chrétienne de cette ville. En 1875, il sera élève du lycée de Bar-le-Duc. En 1876, Louis Prosper Claudel est nommé conservateur des hypothèques à Nogent-sur-Seine. Paul y poursuit ses études sous la direction d'un précepteur nommé Colin. En 1879, son père ayant été nommé à Wassy-sur-Blaise, il entre au collège de cette ville. C'est là qu'il fait en 1880 sa première communion, « qui fut à la fois, écrit-il, le couronnement et le terme de mes pratiques religieuses ». En 1881, il assiste à l'agonie et à la mort très douloureuses de son grand-père Athanase Cerveaux. En 1882, la famille s'installe à Paris, boulevard du Montparnasse. La sœur de Paul, Camille, son aînée, est l'élève de Rodin.
Paul Claudel est très dépaysé par cette installation à Paris. Il poursuit ses études au lycée Louis-le-Grand, où il a pour condisciples Marcel Schwob, Léon Daudet, Romain Rolland. La distribution des prix de 1883 est présidée par Ernest Renan. En 1884-1885, Claudel est l'élève de Burdeau en philosophie : il gardera de cet enseignement, bien qu'il ne l'ait pas convaincu, un excellent souvenir. En 1885, il assiste aux funérailles nationales de Victor Hugo, qu'il devait comparer plus tard à « une descente de la Courtille ». En 1886, les Claudel s'installent boulevard du Port-Royal. C'est à cette date que le jeune homme lit les Illuminations et, un peu plus tard, Une saison en enfer. Le 25 décembre, pendant les vêpres à Notre-Dame, au chant de l'Adeste fideles, « mon cœur fut touché et je crus ». Toutefois, ce n'est que quatre ans plus tard, le 25 décembre 1890, qu'il rentrera sacramentellement dans l'Église.
Ces quatre années sont remplies d'immenses lectures, entre autres la Bible et Dante. En 1887, Claudel écrit sa première œuvre dramatique, l'Endormie. En 1888, il en écrit une seconde, Une mort prématurée, qu'il détruira plus tard et dont il ne subsiste que deux scènes, connues sous le titre de « Fragment d'un drame ». Mais c'est là que Claudel donne, pour la première fois, toute sa mesure et, comme il devait le dire plus tard à Jean Amrouche dans les Mémoires improvisés, qu'il se rend compte qu'il a « les moyens […], on peut bien appeler ça le génie, dont j'ai pris conscience à ce moment-là, et qui, plus tard, alors,  pris forme dans Tête d'or ».De fait, c'est en 1889 que, tout en préparant le concours des Affaires étrangères, où il est reçu premier en 1890, Claudel écrit la première version de Tête d'or. La première version de la Ville est commencée en 1890 et terminée en 1891. Claudel fait partie à ce moment d'un groupe littéraire qui comprend Marcel Schwob, Léon Daudet, Maurice Pottecher, Jules Renard, Camille Mauclair et Bijvanck. C'est aussi l'époque où il fréquente les mardis de Mallarmé, rue de Rome. En 1892, il s'installe quai Bourbon, dans l'île Saint-Louis, et il écrit la première version de la Jeune Fille Violaine, qui demeurera longtemps inédite.En mars 1893, nommé vice-consul à New York, Paul Claudel s'embarque pour les États-Unis. Il débarque le 2 avril. Commence pour lui un long exil qui ne s'achèvera, avec des interruptions plus ou moins longues, qu'en juin 1935, lorsque prendra fin sa carrière diplomatique. En décembre 1893, Claudel est nommé à Boston. C'est là et à New York qu'il écrit l'Échange, la deuxième version de Tête d'or et qu'il traduit l'Agamemnon d'Eschyle. Il commence même à reprendre la Ville. En novembre 1894, il est nommé à Shanghai. Pour rejoindre son poste, il passe par la France, où il séjourne de février à mai 1895. Pendant l'été, il accomplit la longue traversée vers la Chine et commence à écrire les poèmes qui composeront Connaissance de l'Est. À Shanghai, il écrit les Vers d'exil, sa seule œuvre importante en alexandrins.
Le voici en Chine pour fort longtemps. En 1896, il est nommé à Fuzhou, d'où il devait encore revenir à Shanghai, puis faire un séjour à Hankou et même un voyage au Japon. Il finira cependant par se fixer à Fuzhou, certainement la résidence chinoise qu'il a le plus aimée et le mieux connue. En 1896, il écrit le Repos du septième jour et, en 1898, termine la deuxième version de la Ville. En 1898-1899, il compose la deuxième version de la Jeune Fille Violaine.
Le 22 octobre 1899, il part en congé pour la France. En décembre, passant par Suez, il fait un pèlerinage chez les Bénédictins. En septembre-octobre 1900, il accomplit une retraite à Solesmes et à Ligugé, mais se décide finalement à repartir pour la Chine. « Il a été refusé » dans la tentative qu'il a faite pour se donner entièrement à Dieu.
C'est pendant ce séjour en France que Claudel a écrit la première partie de la première des Cinq Grandes Odes, « les Muses », et aussi « le Développement de l'Église », qui formera la troisième partie de l'Art poétique. À la fin de 1900 ou au début de 1901, il est reparti pour la Chine à bord de l'Ernest-Simons.
C'est sur ce bateau qu'il devait faire la connaissance d'Ysé, comme il est écrit au premier acte de Partage de midi. Ainsi commencèrent les années brûlantes de Fuzhou, où le poète a repris son poste de consul. Il traduit le poète anglais Coventry Patmore ; il écrit encore quelques poèmes de Connaissance de l'Est ; en 1903 et en 1904, il compose les deux premiers traités de l'Art poétique, « Connaissance du temps » et « Traité de la co-naissance au monde et de soi-même » ; en 1904, il achève « les Muses » ; Ysé le quitte au mois d'août ; en septembre, Claudel commence à tenir son Journal, qui n'est guère fait d'abord que de citations de l'Écriture et des Pères ; le 9 octobre meurt le confesseur de Claudel, l'abbé Villaume.
En avril 1905, Claudel est rentré en France, où il se déplace énormément, saisi par une fièvre d'agitation. C'est à Villeneuve-sur-Fère, en automne, qu'il écrit Partage de midi. Le 28 décembre, il se fiance à Lyon avec Reine Sainte-Marie-Perrin, fille de l'architecte de Fourvière. Le mariage aura lieu le 15 mars 1906, et, trois jours après, Claudel repart pour la Chine avec sa femme. Il résidera désormais dans le Nord, à Pékin et surtout à Tianjin. C'est à Pékin qu'il écrit la deuxième ode, « l'Esprit et l'eau ». Le 20 janvier 1907, naît à Tianjin Marie Claudel, et c'est là que Claudel écrit les trois dernières odes : « Magnificat », « la Muse qui est la grâce » et « la Maison fermée ». En mars 1908, naît, toujours à Tianjin, Pierre Claudel. Le poète écrit dans une manière nouvelle les poèmes qui formeront Corona benignitatis anni Dei ; il ébauche le premier projet de l'Otage et retourne en France avec sa famille par le Transsibérien en août-septembre 1909. En octobre, il est nommé à Prague, où il s'installe en décembre.
Le voici donc au centre de l'Europe après de très lointains voyages. En février 1910 naît Reine Claudel, et, au mois de juin, l'Otage est achevé. Presque aussitôt, Claudel se met à refaire la Jeune Fille Violaine, qui devient l'Annonce faite à Marie. La première version est achevée en 1911. C'est aussi à cette époque (exactement en février 1913) que Claudel prend contact avec le théâtre d'Hellerau. Depuis la fin de 1911, il est consul à Francfort, où il rencontre beaucoup de Juifs et où se prépare le Pain dur, qui sera commencé à Hambourg à la fin de 1913, après que Claudel eut écrit la première version de Protée. Cette même année 1913, en mars, Louis Prosper Claudel meurt, et Camille, devenue folle, est internée. Au cours de cette période extrêmement féconde, Claudel a écrit en 1911-1912 la Cantate à trois voix.
Ces années qui précèdent immédiatement la Première Guerre mondiale sont aussi celles où la gloire commence à toucher le front de Claudel. En 1911, il rejoint la Nouvelle Revue française ; le 24 novembre 1912, l'Annonce est représentée au théâtre de l'Œuvre ; un an après, elle l'est à Hellerau ; Georges Duhamel publie au Mercure de France le premier ouvrage consacré à Claudel ; en 1914, enfin, paraissent coup sur coup Deux Poèmes d'été (Protée et la Cantate à trois voix) ; l'Otage, enfin, est représenté par les soins de Lugné-Poe à la salle Malakoff et à l'Odéon en juin.
La guerre a chassé Claudel de Hambourg à Bordeaux (où est réfugié le gouvernement français), près de son ami Gabriel Frizeau et non loin de Francis Jammes. C'est là qu'il achève, en octobre 1914, le Pain dur, commencé à Hambourg. Peu auparavant, il a traduit les Choéphores, comme si la trilogie d'Eschyle avait en quelque sorte poussé la sienne. En octobre 1915, il est envoyé en mission économique en Italie. À Rome, il traduit les Euménides et compose le Père humilié, terminé en 1916.
Mais le séjour en Europe, qui dure depuis 1909, est terminé. Le 16 janvier 1917, Claudel embarque à Lisbonne sur l'Amazone, qui le conduit à Rio de Janeiro, où il est ministre plénipotentiaire. Il est accompagné par Darius Milhaud comme secrétaire, mais non par sa famille, qui demeure en France. Nulle part, il n'éprouvera autant qu'au Brésil la déréliction de l'exil. Il va y écrire la Messe là-bas et la plupart des grands poèmes qui formeront le recueil de Feuilles de saints. Nous sommes entrés par la grande porte de Belém dans ce monde atlantique qui est celui du Soulier de satin. C'est encore à Rio que Claudel écrit l'Ours et la lune, cette fantaisie qui prélude à toutes celles qui marqueront ses dernières années et qui est aussi un poignant poème d'exil. Le poète revient de Rio en 1919 en passant par la Guadeloupe et les États-Unis. Il a entrevu, par une nuit d'orage, ce qui aurait pu être la suite de la Trilogie ; mais c'est surtout pendant la période de vacances qui précède la mission au Danemark que Claudel a la première idée du Soulier de satin.
De 1919 à 1921, le poète est donc ministre au Danemark et, à ce titre, membre de la Commission du Slesvig, qui fixe la frontière définitive entre le Danemark et l'Allemagne. Mais l'Extrême-Orient le sollicite une nouvelle fois, et le voici ambassadeur au Japon. Comme il se rend à son nouveau poste, en octobre-novembre 1921, Claudel visite l'Indochine et notamment Angkor. En septembre 1923, il est témoin du tremblement de terre qui ravage Tokyo et Yokohama. L'ambassade de France est détruite, et le poète perd dans la catastrophe la « troisième journée » du Soulier de satin, qu'il lui faudra refaire. L'œuvre immense est enfin achevée en octobre 1924. En 1925, Claudel retourne en France pour un congé. Il passe quelques semaines de vacances au château de Lutaines, en Loir-et-Cher. C'est de là que sont issues les Conversations dans le Loir-et-Cher. En janvier 1926, dernier départ pour l'Extrême-Orient. Les souvenirs d'autrefois assaillent le poète lorsqu'il passe au large de Fuzhou. Le 17 février 1927, Claudel, nommé ambassadeur aux États-Unis, quitte le Japon pour l'Amérique et gagne son poste en bateau à travers le Pacifique.
À Washington, il négocie le pacte Briand-Kellogg, traité d'arbitrage et de conciliation qui est signé en février 1928. Retourné en France pour quelques mois en 1927, il achète le château de Brangues, dans l'Isère. Le Dauphiné deviendra ainsi, en quelque manière, sa seconde patrie, et ce grand errant a enfin trouvé une demeure. En cette même année 1927, il écrit le Livre de Christophe Colomb. Mais, à partir de 1928 ou de 1929, l'œuvre de Paul Claudel consiste essentiellement en commentaires de l'Écriture, dont le premier en date est Au milieu des vitraux de l'Apocalypse (terminé en 1932), bien que ce texte n'ait été publié que longtemps après la mort de l'auteur, en 1966.
L'ambassade aux États-Unis s'achève en 1933 au milieu des remous provoqués par la répudiation des dettes. Claudel termine paisiblement sa carrière diplomatique à Bruxelles, où il représente la France de 1933 à 1935. C'est là qu'il achève Un poète regarde la Croix et qu'il écrit Jeanne au bûcher. En mars 1935, candidat à l'Académie française, il se voit préférer Claude Farrère. Désormais, sa vie se partagera entre Brangues, où il passe l'été, et Paris. Claudel est de plus en plus absorbé par ses commentaires bibliques, entre autres L'Épée et le miroir. C'est à la même inspiration qu'il faut rattacher l'Histoire de Tobie et de Sara, écrite en 1938.
En 1940, pendant la « drôle de guerre », le poète entreprend un second commentaire de l'Apocalypse, qu'il intitule Paul Claudel interroge l'Apocalypse. Il n'accepte pas l'armistice et, en juin 1940, fait un bref séjour à Alger pour tenter de maintenir l'Afrique du Nord dans la guerre. Néanmoins, Pétain lui fait un moment illusion, ce qui nous vaut l'« Ode au Maréchal ». Mais Claudel ne tarde pas à se rendre compte de la véritable nature du régime de Vichy. Tandis qu'il est en butte aux tracasseries de la police, il stigmatise l'attitude du cardinal Baudrillart, et écrit au Grand Rabbin de France pour protester contre le traitement dont les Juifs sont l'objet.
Il compose en 1942 Seigneur, apprenez-nous à prier et commence en 1943 son grand commentaire du Cantique des cantiques, qu'il termine en 1945 et qu'il considère comme l'une de ses œuvres les plus importantes. Presque aussitôt après vient la Rose et le rosaire. Le poète est élu à l'Académie française sans avoir posé sa candidature (1946). Depuis les représentations triomphales du Soulier de satin à la Comédie-Française en novembre 1943, c'est la gloire, et personne ne discute plus le génie de Paul Claudel.
En 1947, le poète termine la première partie d'Emmaüs. En 1948, il retouche l'Annonce et entreprend l'Évangile d'Isaïe, qu'il termine en 1950 pour s'atteler presque aussitôt à un commentaire de Jérémie. En 1951, il écrit une deuxième version de l'Échange. Il a aussi profondément remanié Partage de midi et même tenté d'écrire une nouvelle version de Tête d'or. Le 23 février 1955, entre le mardi gras et le mercredi des cendres, Claudel meurt à Paris. Il repose à Brangues, dans le fond du parc, auprès de son petit-fils Charles Henri Paris.

L'ART ET LA FOI

Cette existence tout ensemble vagabonde et rangée, sauf entre 1901 et 1905, est dominée par la religion et par l'art. Si l'on veut savoir comment Paul Claudel l'envisageait lui-même, il faut lire les Mémoires improvisés, série d'entretiens radiophoniques que le poète eut avec Jean Amrouche en 1951-1952, et le Journal, qu'il a tenu depuis 1904 jusqu'à sa mort. Mais peu d'hommes se sont moins regardés eux-mêmes que Claudel. C'est nous plutôt qui contemplons d'un œil rétrospectif cette prodigieuse carrière, ouverte par le coup d'éclat de Tête d'or, qui ne fut perçu que de bien peu. Les œuvres, ensuite, se succèdent avec une lente régularité. Le premier massif du théâtre, de Tête d'or au Repos du septième jour, est bâti en 1900, et Claudel considère qu'il a terminé sa tâche profane. La passion ouvre un nouveau cycle, de Partage de midi au Soulier de satin, tandis que la Jeune Fille Violaine et l'Annonce établissent un lien entre les deux périodes. Entre-temps, le lyrisme s'est décanté. À partir de 1912, les drames de Claudel sont représentés. Il a désormais l'expérience de la scène, les œuvres de la maturité le démontrent avec éclat. Mais, après le Soulier de satin, il se détourne du théâtre, où il a dit ce qu'il avait à dire. Les œuvres dramatiques qui suivent sont toutes des œuvres de circonstance ou les passe-temps d'un vieillard qui joue avec son génie.
Avant tout, Claudel est un poète, et ses œuvres lyriques ne sont pas moins importantes que ses œuvres dramatiques, bien qu'elles aient moins de volume. Mais ce génie d'une puissance et d'une fécondité prodigieuses, qui n'est comparable en France qu'à Victor Hugo- qu'il n'aimait guère-, ne pouvait être contenu par le lyrisme seul. Il lui fallait l'affrontement et le drame jusqu'au jour où les vieilles passions seraient purgées, ce qui se produisit avec le Soulier de satin. C'est alors que Claudel s'engagea dans une nouvelle carrière où le public ne l'a, jusqu'à présent, guère suivi : le commentaire de l'Écriture dans l'esprit des Pères de l'Église.
Cette partie de l'œuvre peut paraître périmée avant même que l'on en ait vraiment fait l'inventaire. Il faut pourtant reconnaître que Claudel n'est pas un moins grand prosateur qu'il n'est un grand poète. Quand ce ne serait que pour la richesse incomparable de cette prose, où l'on ne sait si l'on doit admirer davantage le choix et l'agencement des mots ou la construction de la phrase, ces œuvres méconnues mériteraient un sort meilleur. Du reste, s'il y a une prose religieuse de Claudel, il y a aussi une prose profane qui ne lui cède en rien. En témoignent Positions et propositionsConversations dans le Loir-et-Cher et L'œil écoute. Pourtant, on lit assez peu la prose de Claudel, même profane. On ne lit pas beaucoup plus ses poèmes, mais on applaudit toujours son théâtre. L'Annonce est une des œuvres les plus populaires du théâtre contemporain, et l'on ne reprend jamais sans succès l'Otagele Pain durl'Échange et surtout le Soulier de satin, qui est sans doute l'une des créations les plus extraordinaires de notre époque. Quelque chose d'essentiel à l'Occident s'est exprimé là pour toujours.
L'ambition de Péguy, qui était de couvrir dans le chrétien autant d'espace que Goethe dans le païen, c'est Claudel qui l'a réalisée. Son œuvre énorme touche à tout, et la correspondance, dont une faible partie seulement est publiée, en est une partie capitale. Il est malaisé d'embrasser d'un regard ce gigantesque édifice qui surgit avec un brusque éclat dans l'atmosphère des cénacles fin du siècle, salué par Maeterlinck et Camille Mauclair, puis qui se bâtit obscurément dans les lointains étouffés de l'exil. Le bruit d'un grand poète inconnu se répand dans la première décennie du siècle. André Gide, qui est lui-même mal dégagé de la pénombre, le sait, ainsi que quelques autres. La fondation de la Nouvelle Revue française en 1911, qui remplace le Mercure de France comme organe de la jeune littérature, manifeste au grand jour la prodigieuse génération d'écrivains nés aux environs de 1870. Ceux-ci ont atteint ou dépassé la quarantaine, mais le public lettré les découvre seulement.
Et l'on s'aperçoit que l'un d'entre eux, Paul Claudel, est un classique. Non seulement parce qu'il s'inspire directement du classicisme le plus antique, mais parce que l'autorité naturelle de son langage s'impose aux siècles à venir plus encore qu'à son temps même. De là sa gloire, sans égale après la dernière guerre, au cours de ses dix dernières années, mais dont les rayons le dérobent, pour ainsi dire, à l'attention de ses contemporains, qui ne peuvent et ne veulent le saisir que sur la scène, par le truchement de personnages inventés et du décor de théâtre, comme ils saisissent Racine et Shakespeare. Chaque siècle recréera ainsi l'Annonce, l'Otage et le Soulier de satin, comme nous recréons Hamlet ou le Roi Lear. On cherchera et on trouvera dans Claudel le regard sur lui-même de l'Occident parvenu au terme de sa puissance universelle et déjà sur le déclin. C'est le moment que choisissent les poètes pour chanter la grandeur de ce qui n'est déjà plus qu'un souvenir. Paul Claudel a connu la Chine au temps de la politique des canonnières. Au centre de l'œuvre brûlent l'amour et l'absence comme Didon au cœur de l'Énéide. Mais l'homme continue sa marche imperturbable, sous l'œil de Dieu, vers la richesse, les honneurs et la gloire, symbolisés par l'énorme château de Brangues.
Il est conformiste et préfère croire aux paroles officielles qu'à d'autres, peut-être plus vraies. Il est lui-même un officiel, du moins dans l'Église et sous le pape Pie XII, dont tout l'effort est de maintenir. Tout cela s'arrange fort bien ensemble, et nous sommes loin du déchirement de Tête d'or. Comment la jeunesse serait-elle attirée par ce poète classique et dévot, sauf quand il se déguise sur les planches ?
La suprême grandeur de Claudel, pourtant, c'est d'être authentique. Les oripeaux dont il est affublé ne l'aveuglent pas, même s'il y tient plus qu'on ne voudrait. Claudel contemple le temps révolu avec une profonde nostalgie, comme firent avant lui Dante, Virgile et Homère. Il est un homme du xixe s. qui s'est longtemps survécu dans le nôtre. Jamais, néanmoins, son regard de chrétien et de poète ne s'est détaché du futur. Il sait que nous n'avons pas ici-bas de demeure permanente et que la figure de ce monde passe. Il nous appelle à une unité et à une communion qui sont loin d'être encore réalisées. Mais, en attendant, il fallait que le poète accomplît sa tâche, qui était de réunir pour l'offrande et peut-être pour l'holocauste ce que, dans « les Muses », il appelle « la Troie du monde réel ».https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Paul_Claudel/113760
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Paul Claudel-Œuvres
bibliographie sélective
Théâtre
1890 : Tête d'or (première version)
1892 : La Jeune Fille Violaine (première version)
1893 : La Ville (première version)
1901 : Le Repos du septième jour
1906 : Partage de midi, drame (première version)
1911 : L'Otage, drame en trois actes
1912 : L'Annonce faite à Marie (première version)
1913 : Protée, drame satirique en deux actes (première version)
1929 : Le Soulier de satin ou Le pire n'est pas toujours sûr,
1933 : Le Livre de Christophe Colomb, drame lyrique en deux parties
1939 : Jeanne d'Arc au bûcher

Poésie
1900, puis 1907 (2e éd.): Connaissance de l'Est
1911 : Cinq grandes odes
1911 : Le Chemin de la Croix
1911–1912 : La Cantate à trois voix
1922 : Poèmes de guerre (1914-1916)
1942 : Cent phrases pour éventails
1945 : Visages radieux
1945 : Dodoitzu, illustrations de Rihakou Harada.
1949 : Accompagnements

Essais
1907 : Art poétique. Œuvre composée de trois traités : Connaissance du temps. Traité de la co-naissance au monde et de soi-même. Développement de l'Église
1928 : Positions et propositions, tome I
1929 : L'Oiseau noir dans le soleil levant
1934 : Positions et propositions, tome II
1935 : Conversations dans le Loir-et-Cher
1936 : Figures et paraboles
1940 : Contacts et circonstances
1942 : Seigneur, apprenez-nous à prier
1942 : Présence et prophétie
1946 : L'œil écoute
1949 : Emmaüs
1950 : Une voix sur Israël
1951 : L'Évangile d'Isaïe
1952 : Paul Claudel interroge l'Apocalypse
1954 : Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques
1955 : J'aime la Bible, Fayard
1956 : Conversation sur Jean Racine
1957 : Sous le signe du dragon
1958 : Qui ne souffre pas… Réflexions sur le problème social
1959 : La Rose et le rosaire
1959 : Trois figures saintes pour le temps actuel

Mémoires, journal

1954 : Mémoires improvisés. Quarante et un entretiens avec Jean Amrouche
1968 : Journal. Tome I : 1904-1932
1969 : Journal. Tome II : 1933-1955

luni, 30 martie 2020

Eugène Delacroix, Charles Baudelaire

http://pied-alwett.over-blog.com/page-5446814.html

Baudelaire -Delacroix


Baudelaire -DelacroixBaudelaire-Delacroix-3Baudelaire-Delacroix

     " Jusqu'à présent on a été injuste envers Eugène Delacroix. La critique a été pour lui amère et ignorante ; sauf quelques nobles exceptions, la louange elle-même a dû souvent lui paraître choquante. En général, et pour la plupart des gens, nommer Eugène Delacroix, c'est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées vagues de fougue mal dirigée, de turbulence, d'inspiration aventurière, de désordre même ; et pour ces messieurs qui font la majorité du public, le hasard, honnête et complaisant serviteur du génie, joue un grand rôle dans ses plus heureuses compositions. Dans la malheureuse époque de révolution dont je parlais tout à l'heure et dont j'ai enregistré les nombreuses méprises, on a souvent comparé Eugène Delacroix à Victor Hugo. On avait le poète romantique, il fallait le peintre. Cette nécessité de trouver à tout prix  des pendants et des analogues dans les différents arts amène souvent d'étranges bévues, et celle-ci prouve encore combien l'on s'entendait peu. A coup sûr la comparaison dut être pénible à Eugène Delacroix, peut-être à tous deux ; car si ma définition du romantisme ( intimité, spiritualité, etc.) place Delacroix à la tête du romantisme, elle en exclut  naturellement M.Victor Hugo. Le parallèle est resté dans le domaine banal des idées convenues, et ces deux préjugés encombrent encore beaucoup de têtes faibles. Il faut en finir une fois pour toutes avec ces niaiseries de rhétoricien. Je prie tous ceux qui ont éprouvé le besoin de créer à leur propre image une certaine esthétique, et de déduire les causes des résultats, de comparer attentivement les produits de ces deux artistes.
     M.Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur. M.Victor Hugo laisse voir, dans tous ses tableaux, lyriques et dramatiques, un système d'alignement et de contrastes uniformes. L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. C'est un compositeur de décadence ou de transition, qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement admirable et curieuse. M.Hugo était naturellement académicien avant que de naître, et si nous étions encore au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers que les lions verts de l'Institut, quand il passait devant le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d'une voix prophétique : " Tu seras de l'Académie!"
     Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses oeuvres, au contraire, sont des poèmes, et de grands poèmes naïvement conçus, exécutés avec l'insolence accoutumée du génie.- Dans ceux du premier, il n'y a rien à deviner ; car il prend tant de plaisir à montrer son adresse, qu'il n'omet pas un brin d'herbe, ni un reflet de réverbère.- Le second ouvre dans les siens de profondes avenues à l'imagination la plus voyageuse.- Le premier jouit d'une certaine tranquillité, disons mieux, d'un certain égoïsme de spectateur, qui fait placer sur toute sa poésie je ne sais quelle froideur et quelle modération.- que la passion tenace et bilieuse du second, aux prises avec les patiences du métier, ne lui permet pas toujoursde garder.- L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet ; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre en arrache les entrailles. Trop matériel, trop attentif aux superficies de la nature, M.Victor Hugo est devenu un peintre en poésie ; Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète en peinture."
Curiosités Esthétiques - Salon de 1846


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Sur "Le Tasse en prison" d'Eugène Delacroix, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Les Épaves XVI (1866)

Publié le 12 Avril 2011

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 Eugène Delacroix:Torquato Tasso dans l'asile de fous, 1839.

Sur "Le Tasse en prison", d'Eugène Delacroix

Le poëte au cachot, débraillé, maladif,
Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,
Mesure d’un regard que la terreur enflamme
L’escalier de vertige où s’abîme son âme.

Les rires enivrants dont s’emplit la prison
Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison;
Le Doute l’environne et la Peur ridicule
Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,
Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim
Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,
Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,
Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!
Charles Baudelaire Les Épaves, XVI, (1866)

Épave:Débris de navire, de cargaison, objet quelconque abandonné à la mer, coulé au fond, flottant ou rejeté sur le rivage (souvent à la suite d'un naufrage).
Débraillé:Qui montre du laisser-aller, de la négligence, Aspect désordonné ou négligé de quelqu'un ou de quelque chose
I. Le personnage du poète
Les premiers vers offrent une description physique. Les adjectifs « débraillé », « maladif » rimant avec « convulsif » donnent à voir l’état du poète, tandis qu’il est question de son « pied », son « oreille » et son « regard » et du « manuscrit » qui renvoie à la toile mais aussi à la fonction du personnage. Toutefois très vite, dès le vers 3, la description glisse vers l’intériorité du poète, son « âme », dernière rime du premier quatrain, sa « raison » au second quatrain. Le terme de « rêveur » est moins une reprise qu’un élément de description psychologique.
Cette description physique et psychologique s’accompagne également d’une description de l’environnement.
b. Son environnement
On note tout d’abord les reprises nominales qui caractérisent la « prison » du titre du sonnet. Elles sont toutes placées en début de strophe : « cachot » au vers 1, « prison » v.4, « taudis malsain » v.9, et « logis » v.12. L’environnement du poète acquiert de ce fait une importance égale au poète lui-même, ce que le titre annonçait. De plus la présence des démonstratifs réfère autant à la toile (déictiques-deiktikos= action de montrer) qu’au poème (anaphoriques). L’environnement est bien ici donné à voir par des moyens verbaux au même titre que le poète. Cependant le même glissement de la surface à la profondeur s’opère. L’environnement est caractérisé par des notations plus abstraites : le « Doute », la « Peur » sujets des verbes « environne » et « circule », les personnages du tableau ne sont plus que des métonymies « cris », « grimaces » et se dématérialisent en « spectres ». Progressivement l’environnement du poète est déshumanisé et se transforme en menace.
Le sonnet glisse de la surface de la toile à son interprétation, du « montrer » au « démontrer ». La poésie passe ainsi de la description à l’interprétation.
II. Le sonnet comme interprétation du tableau.
Baudelaire s’attache à éclairer le tableau de Delacroix de l’intérieur, par les sentiments qui lui semblent habiter le personnage ainsi que par la nature exacte de sa prison.
a. Les sentiments
L’adjectif « maladif » est tout d’abord distinct de « malade ». Il indique un processus en cours davantage qu’un état. Surtout le v.3 donne la clé de lecture du tableau. Le terme de « terreur » est relayé par « Peur » qui, trop faible, est suivi des adjectifs « hideuse » et « multiforme ». La folie évoquée dans le titre du tableau a disparu au profit de l’angoisse. D’où vient cette angoisse ? Le vers 4 en donne métaphoriquement la cause. « L’escalier de vertige où s’abîme son âme ». Il s’agit d’une métaphore in absentia dans une phrase qui mêle justement la raison et la démence. Le verbe « mesure » renvoie à l’examen lucide, à la raison, « vertige » et « abîme » renvoient à la folie, tandis que « l’escalier » crée le lien de l’une à l’autre. Tout se passe comme si le poète, conscience rationnelle se trouvait exposé au spectacle de sa folie possible et que le sentiment qu’il en éprouvait était, non la folie elle-même mais l’angoisse, la peur de la folie, qui lui est en partie extérieure.
b. La prison : matérialité et immatérialité de l’enfermement.
Si, comme nous l’avons déjà vu la prison est bien matérielle, elle est aussi immatérielle. Les allégories veulent justement montrer la puissance des forces abstraites, invisibles, qui entourent le poète. Ainsi se comprennent le D, le P et le R. Ainsi se comprennent également les verbes « invitent », « circule » et « tourbillonne ». Ce qui est impalpable le devient par la majuscule. Et ce qui est comme aérien, « rires », « essaim » , « étouffe » au final le poète avec la puissance de « quatre murs ».
Il s’agit alors moins de la démence du Tasse que de la peur qu’une telle démence lui inspire lorsque confronté au réel il en voit ce qui est invisible aux autres. Dès lors Baudelaire offre ici une vision du créateur de génie- Le Tasse, Delacroix, Baudelaire- et de son déchirement au milieu du monde. Il métamorphose le tableau, le recrée pour livre un emblème, une figure du Poète.
III. Le sonnet comme emblème de la dualité du créateur.
a. Le Tasse comme emblème
Le sonnet de Baudelaire s’écarte de la tradition par ses rimes plates. Il semble un cas unique en ce sens et ce choix a peut-être une signification. Mais il reste fidèle au sonnet en ce que le dernier tercet est bien une pointe, le dernier vers une chute. L’énonciation change dans les vers 13 et 14. Le possessif « ton » crée une « Âme » interlocutrice dont Le Tasse décrit par Baudelaire est l’emblème tandis que le présentatif « Voilà » qui joue (déictique) sur le verbal et le visuel apporte une conclusion à l’étude du tableau annoncée par la préposition « Sur » du titre. C’est bien la dimension allégorique du tableau qui intéresse ce sonnet. Peut-être également que les « quatre murs », qui sont les derniers mots, invitent à sortir du cadre, à aller tant vers le lecteur que le spectateur du tableau. Nous aurions alors une vision de l’homme, « Âme aux songes obscurs », et non plus seulement du poète.
b. La dualité de l’homme.
Cet homme est cher à Baudelaire. Il s’agit de l’homme déchiré, dédoublé, de l’homo duplex. (titre également d’un poème de Hugo dans La Légende des Siècles). Le choix de l’alexandrin est bien adapté à cette dualité par la césure à l’hémistiche qui souvent sépare deux entités opposées : « mesure » / « terreur » ; « génie » / « taudis » ; « rêveur » / « réveille ». Le sonnet lui-même en opposant les quatrains aux tercets oppose en quelque sorte la surface, l’apparence à la profondeur. Enfin c’est peut-être aussi dans le très habile vers 4 que se concentre la dualité, l’âme est contenue intégralement dans l’abîme comme si l’homme recelait en lui-même la source ultime de sa déchéance. Seul le poète est capable de voir cette réalité qui l’emplit d’effroi.
Au final Baudelaire offre au lecteur non une peinture parlante, pas même un discours sur la peinture mais une réelle recréation du tableau de Delacroix, une vision à part entière. Le Tasse de Delacroix, vision déjà du peintre, est recréé par le poète comme un emblème, un archétype du créateur divisé, déchiré entre son monde et le monde.(1)Cette image rejoint alors d’autres poésies comme « L’Albatros » et contribue au mythe baudelairien du génie persécuté.

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Delacroix-Baudelaire : le jeune homme et le tigre

AMITIÉS ET INSPIRATIONS 1/4 - Nul génie ne comprit mieux un autre génie. Eugène Delacroix mit pourtant quelque temps à estimer Charles Baudelaire à sa juste valeur.

Dimanche 4 avril 1847. Que voulait-il, ce jeune importun, passé à l'improviste pour lui gâcher sa journée de travail? Allait-il encore rester des heures, à deviser sur l'art, la nature, les images, à scruter l'atelier pour découvrir on ne sait quelle alchimie? Demanderait-il une nouvelle recommandation auprès du directeur de la Revue des deux mondes, pour y vendre sa prose? Pas dénuée de talent, certes. Mais ces gens de lettres se mettent en scène eux-mêmes, quand ils croient servir l'art des autres. Non qu'il fût désagréable. Ils s'étaient croisés plusieurs fois chez le peintre Boissard, qui organisait les séances bohèmes du «Club des hachichins», auquel le maître se gardait bien de participer, et des concerts de violon, qu'il goûtait davantage. Le jeune littérateur avait couvert le maître de ses compliments. Au Salon de 1845, et à celui de 1846, il avait été même l'un des plus dithyrambiques. «M. Delacroix est décidément le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes», «un grand génie malade de génie». «Otez Delacroix, la grande chaîne de l'histoire est rompue et s'écroule à terre».
Mais Delacroix a quarante-neuf ans, Baudelaire vingt-six. Souffrant d'un mal de poitrine qui ronge peu à peu cette énergie de peindre qu'il voudrait infinie, le peintre n'a que faire des jeunes admirateurs dont la naïveté l'agace, ou la vigueur le rend mélancolique. Charles Baudelaire le fatigue avec ses mots ciselés, ses yeux étranges, cette soif d'entendre les principes esthétiques dont la résonance l'anime. Le voilà qui, en ce matin d'avril, demande à Delacroix de lui prêter cent cinquante francs. C'est entendu, pourvu qu'il parte. «Journée nulle, et le même malaise», note-t-il dans son Journal.
Baudelaire a tout vu. La courtoisie retenue de son mentor, cette imperceptible impatience qui fait frémir, tel un fauve, sous la peau, les muscles de ce visage, ramassés sur une idée ou un songe qu'il voudrait dessiner sur-le-champ. «Delacroix était (…) un homme de conversation. Mais le plaisant est qu'il avait peur de la conversation comme d'une débauche», confiera-t-il plus tard. Qu'importe. Malgré cette réserve qui a si souvent isolé de ses camarades de collège cet enfant solitaire, malgré son habit noir d'une sobriété parfaite, ce soin extrême qu'il apporte à son comportement pour être «sublime sans interruption», comme le dandy qu'il rêve d'être, Baudelaire a l'admiration démonstrative. Avant même d'être bachelier, en 1840, il osait écrire au grand Victor Hugo: «il me semble (peut-être est-ce bien de l'orgueil) que je comprends tous vos ouvrages. Je vous aime comme j'aime vos livres». Il n'avait pas craint non plus d'accoster l'inénarrable père de La Comédie humaine, qu'un heureux hasard avait placé sur un même quai de la rive gauche, et de lui emboîter le pas en riant, dans le soir venteux. Les réticences de Delacroix ne viendront pas à bout de son enthousiasme. À dix-sept ans, en sortie de classe à Versailles, alors qu'il parcourait la galerie des Batailles emplie d'une peinture d'histoire qui l'avait fait bâiller, il était tombé en arrêt devant La Bataille de Taillebourg. Baudelaire récidive donc et se présente, le 3 mai 1847, à l'atelier de la rue Notre-Dame-de-Lorette. Le peintre l'accueille en lui disant qu'ils ne discuteront pas ou très peu, puis il le gratifie d'une conversation de plusieurs heures, dont le jeune homme sort transfiguré. Les astres sont alignés: du moins le pense-t-il. «J'ai tort de dire si librement mon avis avec des gens qui ne sont pas mes amis», déplore Delacroix le même soir dans son Journal.
Le tigre atrabilaire se plaignait jadis, dans ce même Journal, à propos de ses rares amis: «je suis contraint d'être un homme différent avec chacun d'eux, ou plutôt de montrer à chacun la face qu'il comprend. C'est une des plus grandes misères que de ne pouvoir jamais être connu et senti tout entier par un même homme».
Si lors de ces heures de conversation, le peintre et le poète avaient consenti à se départir de leur masque de dandy, il n'est pas impossible que Delacroix eût trouvé en Baudelaire cet homme-là, capable de le comprendre «tout entier». Car au-delà de l'élégance étudiée qui sert de tuteur moral à sa déchéance et d'armure à son cœur d'écorché vif, le jeune homme vibre d'une musique intérieure qui n'est pas moins riche que celle de son mentor. Sa lecture de l'œuvre de Delacroix le prouve. Ils ont, certes, leurs différences - Delacroix aime Chopin, Baudelaire Wagner, ce qui n'est pas anodin. Tous deux sont des enfants du siècle, mais, explique René Huyghe, ils appartiennent à des générations différentes, «comme les versants d'un toit aux pentes opposées unies cependant par un faîte commun. (…) alors que Delacroix, frère de deux héros de l'Empire, porte encore en lui le rêve enivrant dispensé par l'épopée et se borne à le transporter de la réalité de l'action dans le mythe de la création, Baudelaire accuse une étape de plus: celle où l'élan est retombé, celle où l'exaltation épuisée tourne à la lassitude, au désespoir, au blasphème, thèmes familiers de sa poésie.»

Au Salon de 1845, Baudelaire avait loué le dessin de Delacroix qui « rend bien, rend parfaitement le mouvement, la physionomie, le caractère insaisissable et tremblant de la nature »
Isabelle Schmitz
Le jeune écrivain, dont la critique d'art du Salon de 1845 avait été la première publication, écrite comme s'il peignait, voit et ressent des correspondances entre les formes, les couleurs, conceptualise à coups d'images. Il a vingt-quatre ans mais une maturité de jugement qui n'a d'égale que sa sensibilité à fleur de peau. Au Salon de 1845, il avait loué le dessin de Delacroix qui «rend bien, rend parfaitement le mouvement, la physionomie, le caractère insaisissable et tremblant de la nature». Pour celui de 1846, il s'était lancé dans un cours d'esthétique construit comme un opéra, où ses considérations théoriques (sur la critique, le romantisme, les couleurs, le portrait) étaient le prélude à des virtuosités de soliste sur tel ou tel artiste. Sa prose s'envole, comme les gammes majeures qui, lorsqu'il parle d'art, émanent de lui, à rebours des accords très mineurs de sa déroute personnelle: «Cette grande symphonie du jour, qui est l'éternelle variation de la symphonie d'hier, cette succession de mélodies, où la variété sort toujours de l'infini, cet hymne compliqué s'appelle la couleur.» Tout naturellement, la couleur l'avait mené à Delacroix, et tout aussi naturellement, la couleur de Delacroix l'avait conduit à ce «qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle: (…) cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres, et qui s'exprime et par le choix des sujets, et par l'expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine.»
Nous y voilà. Au cœur de cette «manière de sentir» qui fait de Delacroix un romantique, un enfant de la brume, héritier de Rembrandt, dont la musique picturale remue Baudelaire au plus profond de l'âme. Cette sensibilité propre à Delacroix le rend plus sévère à l'encontre du grand Victor Hugo, qu'il avait adulé. Il s'insurge contre la comparaison en vogue à l'époque: «on avait le poète romantique, il fallait le peintre», s'agace-t-il dans ce même Salon de 1846. À ses yeux, Hugo est, face à Delacroix, «un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif (…). L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. (…) L'un commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime du sujet ; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la peau, et que l'autre [Delacroix] en arrache les entrailles». Lors de son compte rendu de l'Exposition universelle de 1855, Baudelaire précisera la mise au point sur Hugo, qui avait critiqué la beauté des femmes de Delacroix au point d'appeler certaines des «grenouilles»: «M. Victor Hugo est un grand poète sculptural qui a l'œil fermé à la spiritualité.»
C'est bien en effet ce talent de Delacroix d'élever toute chose à un degré supérieur, au-dessus de la nature, dans laquelle il puise comme en un dictionnaire pour composer les plus subtiles correspondances, qui donnent à sa peinture un écho bien au-delà du visible: «qui n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d'idées? Eh bien, la peinture de Delacroix me paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit.» Baudelaire s'inspire en cela d'Edgar Poe, qu'il révèle au public français en traduisant ses œuvres. Delacroix, qui les découvre, note dans son Journal: «Cette lecture réveille en moi ce sens du mystérieux qui me préoccupait davantage autrefois dans ma peinture, et qui a été, je crois, détourné par mes travaux sur place, sujets allégoriques, etc. Baudelaire dit dans sa préface que je rappelle en peinture ce sentiment d'idéal si singulier et se plaisant dans le terrible. Il a raison: mais l'espèce de décousu et l'incompréhensible qui se mêle [aux] conceptions [de Poe] ne va pas à mon esprit.»

Après le Salon de 1859, il écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d'aise le poète : « Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié ?  »
Eugène Delacroix cité par Isabelle Schmitz
Au fil des ans, le littérateur envahissant a donc su gagner l'estime du peintre. Tout sauvage, pudique et exigeant qu'il soit, Delacroix sait reconnaître le talent et compter ses alliés, à un moment où il se voit «houspillé et vilipendé» par la critique. Après le Salon de 1859, il écrit à Baudelaire une lettre qui dut, enfin, combler d'aise le poète: «Comment vous remercier dignement pour cette nouvelle preuve de votre amitié? (…) Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts ; vous me faites rougir tout en me plaisant beaucoup.» Il faut dire qu'une fois de plus, le chantre de son talent avait mis tous les dièses à la clé en exaltant cette qualité que Delacroix disait première, pour un artiste: «L'imagination de Delacroix! (…) le ciel lui appartient, comme l'enfer, comme la guerre, comme l'Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète! (…) Il verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres.»
Deux ans plus tôt, en 1857, Charles Baudelaire avait publié son recueil de poèmes. Il est troublant de lire Les Fleurs du mal après ses critiques d'art. Comment ne pas penser, en entendant «A une passante» («Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, / Une femme passa (…) / Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue»), à ce qu'écrivait Baudelaire lors de l'Exposition universelle de 1855 sur certaines femmes de Delacroix: «On dirait qu'elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures.»? Ou encore, en regardant la silhouette songeuse et presque absente de Sardanapale face au chaos qu'il provoque et auquel il assiste, comment ne pas songer aux vers terribles de Baudelaire sur «Le goût du néant»: «Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, / L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ; / Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! / Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur! / Le Printemps adorable a perdu son odeur! / Et le Temps m'engloutit minute par minute»?
Dans le magnifique éloge posthume qu'il publia en 1869, six ans après la mort du peintre, Baudelaire comparera Delacroix à un «cratère de volcan artistement caché par des bouquets de fleurs». Ses fleurs à lui, poétiques et vénéneuses, avaient, sans conteste, poussé sur les pans de cette montagne.
Delacroix - La fureur de peindre
Il fut le peintre de l'invisible et de la poésie, l'enfant du siècle par excellence. À l'occasion de la magnifique rétrospective organisée au musée du Louvre, Le Figaro Hors-Série se penche sur la figure emblématique du chef de file du romantisme. Analyse de son esthétique, de la peinture d'histoire à ses paysages, ses portraits et ses sujets religieux, récit d'une vie marquée par ses amitiés fécondes avec Chopin ou George Sand, son admiration pour Rubens et Shakespeare. Lui qui voulait que chaque tableau soit une «fête pour l'œil» offrit à nos yeux le fruit de sa jubilation.
Le Figaro Hors-Série dédie sa couverture à Eugène Delacroix à l'occasion de l'exposition en son honneur se tenant au musée du Louvre. 
https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/2018/04/22/03015-20180422ARTFIG00011-delacroix-baudelaire-le-jeune-homme-et-le-tigre.php
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Baudelaire & Eugène
Delacroix (1798-1863) : 
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CRITIQUE
Baudelaire, Delacroix et les autres...

Zola et Cézanne, Apollinaire et Picasso... Dans notre imaginaire, un poète ou un écrivain exceptionnels est forcément un visionnaire en matière d'arts plastiques. Mais au musée de la Vie romantique, « L'OEil de Baudelaire » démontre en pointillé le contraire.

Il faut (re)découvrir ce petit musée du quartier, qu'on appelait « La Nouvelle Athènes », pour se replonger dans l'ambiance artistique de l'époque en une centaine d'oeuvres. Charles Baudelaire fréquente alors le meilleur et le pire de la modernité - et ne fait pas toujours preuve de clairvoyance.

L'exposition permet un remarquable voyage temporel dans une France alors au centre de la création mondiale, animée par des salons, des mondanités, une effervescence politique et économique. Depuis Delacroix, le héros romantique qu'il célèbre en 1846, à Manet, dont il ne mesurera pas le génie en 1865... Entre-temps, Baudelaire aura publié son « monument » de poésie, « Les Fleurs du mal », en 1857, aura assisté à la révolution française de 1848 et au coup d'Etat de 1851.

Le poète critique d'art établit des critères stricts en matière de peinture : « La bonne manière de savoir si un tableau est mélodieux est de le regarder d'assez loin pour n'en comprendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le répertoire des souvenirs. »

Il place au-dessus de tous Eugène Delacroix, « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes ». D'Ingres, il ne retient que ses fantasmes : « Monsieur Ingres n'est jamais si heureux ni si puissant que lorsque son génie se trouve aux prises avec les appas d'une jeune beauté. » Il définit parfaitement l'art de Goya qui « crée le monstrueux vraisemblable [...], ces grimaces diaboliques sont pénétrées d'humanité ».

Rejet du progrès
Mais Baudelaire n'aime pas la turbulence de l'époque moderne, l'urbanisation, l'industrialisation, le progrès. Le spleen, qu'il décrit si bien dans « Les Fleurs du mal », est la résultante de ce que contient la peinture de ses contemporains. Il comprend mal les géants que sont Gustave Courbet et surtout Edouard Manet, « le premier dans la décrépitude de son art ». Le poète note, en 1846, « la grande tradition s'est perdue. La nouvelle n'est pas faite ». Mais c'est plutôt son oeil qui n'est pas fait pour la grande révolution picturale en cours. Il n'empêche, ses commentaires péremptoires placés près des tableaux éclairent un pan important de l'histoire de l'art.

Judith Benhamou-Huet
https://www.lesechos.fr/2017/01/baudelaire-delacroix-et-les-autres-1113981
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Les écrits sur l'art et le journal de Delacroix; la critique d'art de Baudelaire – 

Celina Maria Moreira De Mello





Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix ainsi que la critique d’art de Baudelaire font l’objet d’une réflexion comparatiste, qui révele une tension de deux champs discursifs paralleles, le champ du littéraire et le champ du pictural. Le découpage proposé met en relief des rapports de légitimation réciproque tout comme un certain flottement dans la réception de cet ensemble de textes. Une dissymétrie apparaît alors, qui fait de Baudelaire un critique d’art reconnu, mais enferme Delacroix dans le rôle discursif d’un peintre qui écrit. Une question sera posée en conséquence: quelles sont les instances qui légitiment l’artiste romantique?

Texte:

Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix; la critique d’art de Baudelaire

Celina Maria Moreira De Mello

1. Les écrits sur l’art et le journal de Delacroix ainsi que la critique d’art de Baudelaire font l’objet d’un travail d’analyse comparée, qui révèle une tension de deux champs discursifs parallèles, le champ du littéraire et le champ du pictural, au XIXe siècle. La Littérature et la Peinture s’inscrivent à leur tour dans un champ plus élargi, aux frontières instituées par l’Esthétique, qui est celui de l’art; vaste champ qui se définit par des activités très différentes aux techniques et aux matériaux divers, tout comme par des valeurs en mutation, aux lendemains de la Révolution Française, de l’Empire Napoléonien et de la Restauration. La présente communication propose une réflexion comparatiste portant sur la construction du personnage social de l’artiste romantique, les valeurs en jeu dans les rapports entre le champ de la peinture et celui de la littérature dans la société française romantique et les instances de légitimation des nouveaux modèles esthétiques littéraires et picturaux du temps de Delacroix et de Baudelaire.
Il s’agit là d’un des thèmes qui se rattache à un Projet de Recherche intégrant une équipe de professeurs de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro et de l’Université Fédérale de Minas Gerais, financé par le Centre National de Recherche du Brésil et qui a pour titre Texte & Image.
La Révolution française avait connu une expansion de l’usage du mot artiste. Celui-ci a alors comme référent une catégorie qui comprend trois sous-ensembles d’activités: premièrement celui des artisans, ensuite celui des interprètes, acteurs ou musiciens et finalement celui des peintres, sculpteurs et compositeurs qui jouissent du pouvoir symbolique que leur donne un savoir et un savoir-faire rattaché au domaine de l’esthétique.
Ce qui n’a pas manqué de provoquer des réactions indignées:
“Les histrions, les plus vils bateleurs, les artisans les plus obscurs, les décrotteurs même, prennent depuis quelque temps à Paris, le titre d’Artistes : on ne peut assurément pousser plus loin l’impudeur et la dérision” D’Hotel.
Dictionnaire du bon langage (1808) REY, Alain. Le nom d’artiste. ROMANTISME. REVUE DU XIXe SIÈCLE L’artiste, l’écrivain, le poète. No. 55, 1987: 5-22. p. 8

2. L’extension de l’usage du mot artiste est le signe d’ une aspiration générale à un statut social supérieur qui vient doubler le prestige social de l’artiste, personnage compris dans un réseau signifiant connoté positivement. Celui-ci renvoie au pouvoir de la création (du grec poïein) associé à un savoir qui se traduit par l’ordre du faire. Artisteest alors une catégorie qui comprendra le peintre, le sculpteur, le musicien, l’écrivain et le poète. Et dans ce contexte historique, artiste s’opposera à bourgeois. ( Rey, 1987: 12).
Le personnage de l’artiste romantique, tel que nous en avons hérité du XIXe siècle, est construit en France, sur des modèles parisiens, dans la période comprise entre le retour des Bourbon et les débuts de la IIIe République, grâce à des stratégies discursives de légitimation et à la mise en place d’un éthos particulier (Maingueneau, 1996; s.v. éthos). Pour être reconnu en tant qu’ artiste romantique, il est souhaitable, entre autres, d’exercer une activité de journaliste1 et de critique littéraire, d’appartenir à un groupe dont l’occupation la plus importante est celle de lire et d’écrire des poèmes, de bénéficier de l’appui d’un écrivain reconnu. Il faudra en outre adopter un mode de vie qui sera appelé d’abord “vie d’artiste”, pour devenir quelques années plus tard la “vie de bohème”.
La “vie d’artiste” se traduit par une certaine apparence, un “style débraillé et peu conventionnel” ( Martin-Fugier, 1998: 17), la fréquentation de certains lieux et un emploi du temps très particulier. C’est ainsi que “les lieux , c’étaient des ateliers, les chambres minables et les mansardes haut perchées, de préférence au Quartier latin” ( ibid). Les jeunes artistes désargentés font des vers, sont compositeurs, peintres ou sculpteurs. L’amitié, les flâneries et leurs interminables discussions dans les cafés du Quartier latin vont s’opposer aux activités bourgeoises, dites utiles. Le peintre et le poète romantiques partagent alors le même éthos.
Ainsi donc, quoique Delacroix et Baudelaire n’appartiennent pas tout à fait à la même génération, l’un étant né en 1798 et l’autre en 1821, nous leur retrouvons un air de famille qui permet de les réunir dans cette vaste tribu qu’est la catégorie de l’artiste romantique. Même s’il faut tenir compte du décalage de vingt ans qui les sépare, Les Fleurs du mal (1857) sont contemporaines des oeuvres de maturité du peintre, telles les trente-six toiles exhibées à l’occasion de l’ Exposition Universelle de 1855. Il est possible d’établir un parallèle, en ce qui concerne la légitimation de leur personnage social.
En outre, ce travail de réflexion permet de mettre en relief des stratégies de légitimation institutionelle, aussi bien du champ littéraire que du champ pictural, qui opèrent au moyen de ces textes, que pour faire vite nous appellerons “secondaires”. En fait, le Journal du peintre tout comme les Salons et les textes de critique d’art du poète se répondent en chiasme, puisque d’une part, ni le Journal de Delacroix, ni la critique d’art de Baudelaire ne sont considérés comme l’oeuvre majeure qui fait de l’un, un peintre (tableaux, fresques, gravures, croquis, dessins ) et de l’autre, un poète (Les Fleurs du mal), et que, par ailleurs, leur réception est inséparable de cette même oeuvre picturale ou poétique, qu’ils viennent, c’est le cas de le dire, seconder.
3. L’oeuvre écrite d’Eugène Delacroix (1798-1863) comprend d’abord un Journal, qu’il a tenu pendant de longues années, de 1822 à 1824 (Journal de jeunesse) et de 1847 à 1863 (Journal de l’âge mûr et de la vieillesse). Or en 1822, Delacroix est dèjà célèbre. Le peintre, âgé de vingt-quatre ans avait envoyé au Salon le tableau Dante et Virgile aux Enfers, qui attira l’attention du public et des critiques et fut acquis par le comte Forbin, directeur des Musées sous la Restauration, pour être exposé en permanence au musée du Jardin de Luxembourg, destiné par le comte ” à recevoir les meilleurs tableaux des peintres français modernes” (apud Chaudonneret, 1999: 31). Philippe Julian, dans sa biographie de Delacroix commente: “Ce tableau a exprimé le malheur qu’attendait la première génération romantique” ( Julian, 1963: 41). Delacroix est donc déjà associé – malgré lui, il faut bien le dire – à un éthos d’artiste romantique.
Dans son Journal de jeunesse, Delacroix note, sur des feuilles de papier cousues en petits cahiers de 20 X 14, presqu’au jour le jour, des idées qui pourront lui servir de sujets de tableaux, l’emploi de ses journées, tout comme ses progrès et ses rechutes dans une sorte de projet de réforme morale. Ce premier ensemble de cahiers commence le mardi 3 septembre 1822 et s’interrompt le 5 octobre 1824, un mardi également.
Le deuxième ensemble est écrit sur une série d’agendas de 40 X 13 cartonnés et correspond, d’après Hubert Damisch, à un tout autre projet: ” Cette fois il ne s’agira plus de réforme morale, ni de lutter contre la dissipation et les distractions vulgaires, de ne plus varier. Delacroix n’en est plus là: il a si bien pris son parti de lui-même qu’il ne songe plus qu’à jouir de soi avant tout.” (Damisch, in Delacroix, 1996: XIX).
Dans la période où Delacroix interrompt l’écriture de son Journal, il publie de nombreux articles et essais portant sur des sujets qui se rattachent à son activité de peintre. On y trouve une réflexion théorique sur les Beaux-Arts et le Beau, les théories classiques de l’imitation, et aussi de longs développements sur l’originalité. Ce textes ont été rassemblés et publiés en 1865 par Piron, son héritier universel et testataire, réédités en 1923 par Elie Faure ( ed. Crès) et réédités en 1988 ( ed. Séguier), sous le titre deEcrits sur l’Art.
Dans ces Ecrits sur l’Art, on trouve également des études biographiques et critiques sur Raphaël, Michel-Ange ou Le Poussin, entre autres. A la fin du volume, avec les Notes, se situe la fameuse lettre, dite “Lettre sur les concours”, adressée en 1831 au Directeur de L’Artiste, Eugène Houssaye, et qui est également publiée dans un complément auxEcrits sur l’art, Pensées sur les Arts et les Lettres, éditées par Séguier en 1998.
Aussi bien dans le Journal que dans ses articles sur l’art, Delacroix se penche volontiers sur les diverses possibilités qu’offre à l’artiste la différence entre les arts. Il y développe une réflexion critique sur les procédés poétiques qui rapprochent et ceux qui séparent la littérature et la peinture, dans la tradition humaniste du parallèle des arts. Il s’agit là d’un véritable genre littéraire, qui oppose d’une part la peinture et la poésie – la doctrine de l’Ut pictura poesis – et d’autre part la peinture et la sculpture – le célèbre problème du paragone (Lichtenstein, 1997).
Je ne m’attarderai pas outre mesure sur les Salons et les critiques d’art de Baudelaire (1821-1867), qui sont largement connus et appréciées. Le Salons de 1845, Le Salon de 1846, L’Exposition Universelle 1855 et L’oeuvre et la vie d’Eugène Delacroix, entre autres, l’associent, pour la postérité, à la légende de Delacroix. Une certaine tradition considère même que Baudelaire aurait été le premier à proclamer que le peintre inaugure la modernité en art. Karine Marie, dans sa présentation à l’anthologie des textes de critiques d’art écrites par Théophile Gautier et Baudelaire sur Delacroix, rappelle cependant que ce fut Gautier qui, en vérité, dix ans avant Baudelaire, pour louer le peintre, s’était servi de l’expression, le “premier des modernes2.
4. En ce qui concerne ces deux ensembles de textes, cependant, l’on observe une sorte de flottement de la réception, plus gênée ou pour le moins plus troublée, si l’on peut dire, par une activité d’écrivain chez Delacroix que par celle de critique chez Baudelaire. Aussi bien le Journal de Delacroix que les textes de critique d’art de Baudelaire appartiennent à des genres littéraires nouveaux, dans la perspective d’une poétique classique, aristotélicienne. Quoique l’oeuvre écrite de Delacroix, publiée de son vivant s’inscrive dans un genre inauguré par Xenocrate de Sicyone, au IIIe siècle et que leDictionnaire universel des littératures appelle d’un nom très vague: “textes de peintres”3. Et que, par ailleurs, cela va sans dire, les Salons de Baudelaire doivent énormément aux Salons de Diderot. Seul le Journal appartient à un genre assez récent à l’époque, naissant pratiquement avec le Romantisme.
Il y a une sorte d’unanimité de la réception à considérer que dans les deux cas, ces textes présentent une importance secondaire face à l’oeuvre principale des deux artistes. Pour André Joubin, par exemple, qui signe la préface de l’édition du Journal de 1931, les vingt-trois ans d’interruption qui séparent le Journal de jeunesse du Journal de maturité de Delacroix correspondent à une époque où Delacroix “n’a pas rédigé deJournal parce qu’il n’en a pas eu le temps, parce que pendant cette période, qui est celle de sa grande production, il a fait exclusivement son métier de peintre” (Joubin in Delacroix, 1996: 3); ce qui comme nous l’avons vu ne correspond pas tout à fait à la réalité.
Quant à Baudelaire, il faut bien dire que le critique d’art est connu avant le poète et lorsqu’il fait de Delacroix le thème privilégié de ses textes sur l’art, celui-ci est déjà depuis de longues années un peintre célèbre, dans la pleine possession de ses moyens. Et aussi que dans la Préface aux Oeuvres complètes de Baudelaire, publiées par Le Seuil ( 1968), Marcel A. Ruff fait remarquer que les poèmes de Baudelaire “ne représentent pas le dixième de ce qu’il a écrit” et que “ce sont bien elles [ les poésies] qui constituent le centre rayonnant et la raison d’ être de son oeuvre.”4
A propos de ces textes, cependant, un rappel de leur situation de communication s’impose. Or, jusqu’en 1830, la notion de “littérature” semble se confondre avec toute production imprimée. Et savoir “bien écrire” est l’un des traits qui distinguent les gens ayant reçu une certaine éducation. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre une certaine réception des textes de critique d’art de Delacroix et même de son Journal, attribués à un savoir-faire scriptural de classe. Delacroix lui-même d’ailleurs souscrit à cette conception “classique” de l’écriture quand il souligne les difficultés du métier de peintre face à une certaine “facilité” du métier d’écrivain. Le 23 mars 1854, il note dans son Journal: “La littérature. – Elle est l’art de tout le monde: on l’apprend sans s’en douter.”
En fait, c’est l’ écrivain romantique qui, tout en se battant pour une nouvelle esthétique et une remise en question des paradigmes classiques, a la prétention d’établir un nouveau canon, tout comme de “guider” le public dans ses goûts d’amateur. Une nouvelle poétique mettra en place une nouvelle hiérarchie des genres, où la poésie lyrique et intimiste l’emporte, suivie de près par le drame romantique et bientôt par le roman.
Dans ce nouveau contexte, l’activité critique de l’écrivain est nécessaire, non seulement pour que les écrivains puissent “expliquer” à un lecteur cultivé, c’est-à-dire formé dans la tradition classique ce nouveau paradigme esthétique, mais aussi parce que le public lecteur est de plus en plus nombreux. C’est ainsi que la critique littéraire, d’après les poètes qui fondent La Muse Française, en 1823, devra “saisir et […] déterminer les nouveaux rapports d’une littérature qui se modifie avec le type éternel du beau.” C’est ce même élargissement du public qui fera d’ailleurs très vite du roman un vrai “genre de masse”.
Sans tenir compte des divers groupes sociaux représentés par les lecteurs des journaux et des revues spécialisées dans la critique d’art, considérant donc – même s’il s’agit là d’une sorte d’abstraction – un lecteur moyen, il est possible d’affirmer que les lecteurs virtuels de Delacroix et de Baudelaire sont les mêmes. Le peintre, néanmoins, écrit en peintre consacré; tandis que le poète publierait ses textes sur l’art, tout au moins ceux qui précèdent la publication des Fleurs du Mal, dans la situation d’un postulant à un personnage de poète. Et il suffit de comparer les revues où paraissent les critiques, Delacroix publiant ses articles dans La revue de Paris et La Revue des Deux-Mondes, Baudelaire débutant dans Le Corsaire-Satan. Ce qui fait que la notoriété de l’un finira par contribuer à la notoritété de l’autre.
La nature des thèmes et le mode dont ceux-ci sont traités ne présentent pas de sensibles différences. Aussi bien pour le peintre que pour le poète, c’est le modèle pictural qui semble être mis en valeur. Nous pouvons alors supposer que la dissymétrie dans la réception de l’oeuvre critique de Delacroix et de Baudelaire s’explique en fonction de trois systèmes de valeur correspondant à des espaces-temps différents et qui présentent chacun un double aspect.
Dans un système de valeurs qui lui vient de la société Ancien Régime, Delacroix considère que :
1. la littérature est une source de thèmes et d’ inspiration pour la peinture; ceci est entièrement conforme à la tradition académique, mais Delacroix ne limite pas ses lectures aux anciens, ou aux classiques français, cherchant son inpiration également auprès de Goethe, Byron et Lamartine;
2. la peinture est un art supérieur à la litterature; la peinture exigeant à son avis des connaissances et des efforts absents de l’activité littéraire, non seulement il ne se voit pas comme “écrivain”, mais considère que l’activité scripturale lui prend du temps et nuit à son oeuvre picturale.
Baudelaire, dans la tradition romantique de la “transposition d’art”, fait de la peinture le grand comparant de la littérature. Mais aussi bien dans la même tradition, manifeste une oscillation ambiguë et proclame la valeur du peintre comme étant celle de “la grande poésie”. Théophile Gautier, dans sa Préface aux Oeuvres complètes de Baudelaire éditées par Michel Lévi, en 1968, en fait acte, dans une analyse qui nous permet de comprendre ce procédé de légitimation de l activité du poète et partant d’auto-légitimation:
Baudelaire, comme la plupart des poètes de ce temps-ci, où les arts, moins séparés qu’ils n’étaient autrefois, voisinent les uns chez les autres et se livrent à de fréquentes transpositions, avait le goût, le sentiment et la connaissance de la peinture. Il a écrit des articles de Salon remarquables et, entre autres, des brochures sur Delacroix, qui analysent avec une pénétration et une subtilité extrêmes, la nature d’artiste du grand peintre romantique.
Ce deuxième système correspond à un espace-temps romantique aux valeurs consolidées, où l’artiste créateur, c’est-à-dire poète au pouvoir créateur, se proclame grand artiste méconnu du public et jouit d’une (mé)connaissance sociale incontestable, moment où le roman et le réalisme, paradoxalement, connaissent un succès toujours croissant auprès du grand public. C’est là qu’il faut situer une réception qui fait de Delacroix un artiste, maniant avec autant d’aisance et de succès le pinceau et la plume (cf. date de publication de la première édition des Ecrits sur l’art de Delacroix).
Le trosième système est celui dans lequel nous nous retrouvons encore, celui de l’autonomie des arts, prônant leur spécificité irréductible à des “transpositions” , voire à des parallèles. Ici, Delacroix est un peintre qui a aussi écrit et Baudelaire est un poète dont les critiques d’art constituent une poétique. Ce système reprend alors en partie, d’une part la distribution des champs pictural et littéraire “classique”, d’autre part la vaste (et haute) catégorie romantique d’artiste. La première réduit Delacroix à son activité picturale. La deuxième élève la critique d’art de Baudelaire à un niveau poétique.
En ce qui concerne le Journal du peintre, la réponse ne serait pas aussi simple.
Conclusion:
Le découpage proposé met en relief des rapports de légitimation réciproque tout comme un certain flottement dans la réception de cet ensemble de textes. Une dissymétrie apparaît alors, qui fait de Baudelaire un critique d’art reconnu, mais enferme Delacroix dans le rôle discursif d’un peintre qui écrit. Une question sera posée en conséquence: quelles sont les instances qui légitiment l’artiste romantique?
BIBLIOGRAPHIE
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CHAUDONNERET, Marie-Claude. L’Etat et les Artistes. Paris, Flammarion, 1999.
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DELACROIX, Eugène. Journal; 1822-1863. ( 1931-1932-1980) Paris, Plon, 1996.
DELACROIX, Eugène. Pensées sur les arts et les lettres. Paris, Séguier, 1998.
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GAUTIER, Théophile. Baudelaire. /s.l./ Le Castor Astral, 1991.
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LICHTENSTEIN, Jacqueline ( dir.) La peinture.( 1995) Paris, Larousse-Bordas, 1997.
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MARTIN-FUGIER, Anne. Les romantiques; figures de l’artiste. 1820-1848. Paris, Hachette, 1998. Sobretudo os capítulos Trois itinéraires: Berlioz, Delacroix, Huho, 1820-1830 p. 47-90; Cénacles p. 91-136; Des romantiques excessifs. Le Petit Cénacle, 1830-1833 p. 137-167.

REY, Alain. Le nom d’artiste. ROMANTISME. REVUE DU XIXe SIÈCLE L’artiste, l’écrivain, le poète. No. 55, 1987: 5-22.


Fantin-Latour, Manet, Baudelaire : L’hommage à Delacroix

Musée National Eugène Delacroix - Paris VIe
Jusqu'au 19 mars 2012
En 1863, choqué par la tiédeur des hommages rendus au peintre à sa mort, Fantin-Latour entreprend une grande toile-manifeste, Hommage à Delacroix, qui représente une nouvelle génération d'artistes novateurs et de critiques comme Baudelaire et Champfleury, Manet, Whistler, Legros, Bracquemond ..., autour de l'austère effigie du maître disparu. L'exposition retrace la conception même de ce tableau, ses variantes, les figures qui en ont été exclues ou élues.http://blog.hotelcarltons.fr/?p=6214